Avec Trump et la Chine, le retour à marche forcée du « navalisme »

Paris, 8 mars 2025 (AFP) – Sur des mers de plus en plus instables, Donald Trump semble estimer qu’il ne suffit plus aux Etats-Unis d’avoir la meilleure marine du monde pour assurer leur primat et veut, comme la Chine, une approche maritime multi-facettes, d’où ses annonces sur la construction navale, le Panama ou le Groenland.

« Nous allons ressusciter la construction navale américaine, tant commerciale que militaire », a-t-il lancé au Congrès cette semaine.

Le canal de Panama, artère vitale pour l’économie américaine? Il faut le soustraire à la coupe chinoise, dit-il. Le Groenland, point d’appui critique pour toute stratégie arctique? Il veut s’en emparer. Les navires chinois arrivent en nombre dans les ports américains? Il veut les taxer.

Au-delà du fracas médiatique et diplomatique, ces propositions viennent s’inscrire dans un panorama incertain: de plus en plus de conflits et tensions secouent les océans, la Chine étend son influence, la thalassocratie américaine est menacée, et les seuls « bateaux gris » de la marine militaire ne suffisent plus à la protéger.

« Cela ressemble au lancement d’une nouvelle phase de navalisme », la philosophie inspirée par le grand penseur américain de la puissance maritime Alfred Mahan, analyse Sophie Quintin, chercheuse en géopolitique maritime à l’université de Portsmouth (Royaume-Uni).

« Il est difficile de savoir si c’est le fruit d’une véritable réflexion stratégique ou si Trump parle à son électorat » populaire, estime Alessio Patalano, professeur d’études de guerre du King’s college de Londres. « Mais peu importe au final: servir les intérêts des électeurs MAGA (Make America Great Again, ndlr) en relançant les chantiers navals ou taxant les bateaux chinois, entraîne une politique navaliste ».

– Puissance chinoise –

En tous cas, « à Pékin, ils ont lu Mahan », rappelait en février lors de la conférence navale de Paris Nick Childs, de l’institut britannique IISS, pointant les progrès rapides de la Chine au-delà de la marine militaire: l’hégémonie des chantiers navals chinois, « les investissements dans les grands ports, les infrastructures maritimes » ou « l’arsenalisation de la flotte de pêche ».

Et la progression des entreprises maritimes chinoises, perçues comme inféodées au régime communiste, inquiète Washington.

« Le contrôle économique exercé par Pékin sur les opérations portuaires aux points d’étranglement stratégiques du monde entier (…) constitue une menace pour les États-Unis et leurs alliés », estimait fin février la Jamestown Foundation, mentionnant « deux compagnies d’Etat, Cosco et China Merchant Ports », et l’entreprise privée Hutchinson Port Holdings, gestionnaire de deux ports du canal de Panama sur laquelle « Pékin pourrait aussi exercer une influence significative ».

Donald Trump a fait de cette participation chinoise dans le canal un cheval de bataille et son administration a pour projet de taxer les navires chinois entrant aux Etats-Unis aux contours encore assez flous.

Même s’il admet que le pouvoir chinois poursuit un agenda maritime, Paul Tourret, directeur de l’Institut supérieur d’études maritimes à Nantes (France), met en garde contre une « lecture simpliste, car Cosco, par exemple, suit une logique financière et ne fait qu’amener aux Etats-Unis les biens que consomment les Américains ».

Quoi qu’il en soit, les menaces américaines semblent fonctionner en partie: même s’il se défend d’avoir cédé à la pression, Hutchinson a annoncé début mars qu’il céderait les ports du canal à un consortium américain.

Et le géant français du transport maritime CMA-CGM a annoncé jeudi investir 20 milliards de dollars aux Etats-Unis, notamment dans la construction navale et pour augmenter le nombre de ses navires sous pavillon américain.

– Déficiences américaines –

Aujourd’hui, s’ils dominent encore les mers militairement, les Etats-Unis ont des carences : « les compagnies de transport maritime américaines ont largement décliné, et ce qu’il en reste de sa flotte commerciale est vieillissante, ce qui a des conséquences pour la capacité de sa flotte stratégique (navires civils utilisés pour le transport militaire, ndlr). En outre, le secteur de construction navale est en crise. Tout cela avait été analysé mais pas traité. Sous Biden il ne s’est rien passé », analyse Sophie Quintin.

« En aucune manière les Etats-Unis n’arriveront à construire rapidement des bateaux », résume Paul Tourret.

« Le problème de la construction navale américaine, c’est qu’ils n’ont pas le savoir-faire des Japonais et des Coréens, et qu’ils n’ont pas l’échelle des Chinois, qui construisent des bateaux comme on fait des biscuits. Quels marchés peut-on espérer gagner? », estime M. Patalano.

« Quand en Europe on a un an de retard sur un programme militaire, eux sont à trois ou quatre », glisse sous couvert d’anonymat une source industrielle européenne.

Les cas du Groenland et du Canada, que Donald Trump veut placer sous contrôle américain, peuvent se lire avec la même perspective navale, alors que Chinois et Russes convoitent aussi l’Arctique.

« L’espace arctique deviendra des plus importants pour la projection de puissance, surtout pour les sous-marins lanceurs d’engins, composante essentielle de la dissuasion », explique M. Patalano.

Mais « les Etats-Unis sont à la traîne. Alors que la Chine est capable de déployer trois brises-glaces, les Gardes Côtes américains ont du mal à garder leurs deux bâtiments vieillissants à la mer », relève par exemple Mme Quintin.

Au total, « il n’y a tout simplement pas assez de moyens capables de fonctionner dans les zones polaires et de personnel formé pour assurer une présence durable à échelle suffisante dans toute la région », pointait dès 2023 la Rand.

fz/ico/mm

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