Au cœur de la station Amundsen Scott

Le C-130 de McMurdo n’a eu de cesse de reporter son départ à cause de la météo. Finalement, il est parti à 21h00 de l’aérogare de Williams, arrivée prévue au Pôle vers minuit. Il nous apporte une tonne de « freshies », de fruits et légumes. Il ramènera les derniers hivernants qui entameront enfin leur retour vers la maison après 12 mois et 7 jours à bord de la base USS Amundsen Scott, la « base porte-avions ».

Moi, j’y suis déjà depuis deux semaines, je crois… le temps passe très vite dans ce long bâtiment de deux étages, surélevé, et flanqué de 4 pods d’habitation. Tous les lundis matin, 08 h 00, réunion de la cellule informatique. Tous les mardis matin, vers 09 h 30, « food pull » : les cuisines récupèrent leurs commandes pour la semaine. On fait une chaîne humaine dans les couloirs pour ce qui est stocké en cuisine. Le reste est empilé sur le « balcon », un freezer à ciel ouvert. Le mercredi, 14 h 00, la cellule informatique est de corvée de poubelles. Celles-ci sont déjà pré-triées dans leurs containers spécialisés sur un autre « balcon » : recyclable, alimentaire, électronique. 

Une routine exigeante

Je me réveille tous les jours à 05 h 30 avant d’aller au bureau où j’imprime le Time Digest de la veille (résumé du New York Times automatiquement délivré quotidiennement) et de prendre mon petit-déjeuner. En général, je ne mange que des céréales pour mon régime. Le petit-déjeuner typique est presque toujours à base d’œufs, de patates frites et de saucisses, de bacon ou de jambon cuit, gaufres, pancakes, pain perdu. De temps en temps, j’embête le cuistot et il me fait une omelette légumes aux blancs d’œufs. Déjeuner vers 12 h 00 et dîner vers 17 h 45. Les repas sont variés mais pas les miens. J’arrive à maintenir mon régime fibre à base de légumes mais ce n’est pas toujours évident, et rarement goûteux. 

Le reste du temps, c’est le travail et le volontariat. Je suis le technicien ordinateur, la première ligne de contact de la cellule informatique. Tout me tombe dessus par défaut, surtout aux heures des repas et après 17 h 00, quand les employés ont le temps de venir me trouver pour leurs problèmes. Nous avons tous une radio pour le travail, la communication globale et la sécurité. Elles sont en marche 24/24h. Cela facilite aussi les contacts.

Le volontariat est nécessaire au fonctionnement de la station. Les quatre équipes d’intervention (commandement, feu, médical, logistique/transport) sont composées de titulaires, renforcés par des volontaires formés sur le terrain. J’ai déjà servi dans l’équipe médicale et ai appris à faire passer des radios, à faire des ultrasons, des prises de sang, des intubations, thoracostomies, banque de sang ambulante. Au Pôle, je fais partie de l’équipe logistique/transport qui fournit les bouteilles d’oxygène de rechange aux pompiers, les extracteurs de fumée, les gros extincteurs à roulettes genre brouettes, et qui assure le transport des blessés. Il y a aussi des postes pour des volontaires à la station électrique, aux cuisines, pour la chaîne d’approvisionnement cuisine, pour les poubelles et le recyclage hebdomadaire (…) et pour les divertissements.

Un grand sous-marin

J’appelle la station : « USS Amundsen Scott ». USS est un préfixe réservé à la marine et à ses navires (United States Ship). Car la station polaire est comme un grand sous-marin. Son « équipage », cette année, est composé de 177 hommes et femmes, tous âges et ethnies confondus. On y dort, on y mange, on y travaille, on s’y divertit. On y prend ses deux douches de deux minutes hebdomadaires. On y fait sa lessive hebdomadaire (un sac plein). Pour ceux amenés à travailler dehors, les contraintes sont sévères, à la hauteur des risques. Il fait froid, très froid, et il y a toujours du vent pour accentuer les effets de ce froid qui finit par infiltrer et « imbiber » les couches multiples de nos vêtements de protection. Nos « scaphandriers des glaces » sortent quand un avion arrive, pour le décharger et le recharger, faire les pleins, assurer la sécurité incendie, guider les passagers au-delà des hélices qui tournent (nos avions ne s’arrêtent que pour décharger, recharger et repartir, et les moteurs tournent en permanence. De même pour les autres véhicules. Contrairement à McMurdo où tous les points de stationnement sont équipés de prises électriques qui, une fois connectées à celles des véhicules, alimentent les systèmes de réchauffement du bloc moteur, au Pôle, les moteurs des véhicules tournent toujours au ralenti. 

Les scientifiques eux aussi quittent l’abri de notre « Nautilus ». Ils ont à leur service une moto-neige tirant un traîneau équipé d’arceaux soudés à hauteur de hanche. Embarquement, casque, saisie de l’arceau et c’est parti. C’est notre « Uber des neiges » qui traîne ces « kamikazes », sous le soleil ou dans le blizzard, jusqu’au Ice Cube, dans le Dark Sector, partout où la science les appelle. En ce moment, certains creusent des puits de plusieurs kilomètres dans la glace pour y mettre des appareils électroniques… et vous ai-je déjà dit qu’il fait froid, très, très, très froid ?

Moi, en plus du boulot et du volontariat, j’anime le club de français le plus méridional du monde, et assure deux grandes conférences par semaine : sur notre île de Clipperton (j’y suis allé cinq fois depuis 2012, en solo, mode survie, et y retourne sous peu) ; sur les nodules polymétalliques, sur l’histoire de l’Antarctique (les explorations héroïques — Amundsen, Scott, Nobu Shirase, mais aussi Byrd —, les opérations High Jump de 46, Deep Freeze 1 de 56, la construction de la base de McMurdo, celle du Pôle en 57, le support de la Navy jusqu’aux années 70…), bref, Il y a de quoi faire et cela occupe mes soirées.

Le départ des hivernants

Les derniers hivernants viennent de partir après plus d’une année passée dans le « sous-marin ». L’hiver, avec des températures moyennes de -60 °C, et parfois plus bas encore, le sentiment d’isolement est exacerbé. Le dernier avion qu’ils ont vu était parti la première semaine de mars 2024, le premier qu’ils ont revu est arrivé début novembre 2025… ils n’étaient qu’une cinquantaine à passer l’hiver ici. 

Adam était du départ. Il est parti en vacances au Vietnam, puis ce sera ensuite la Chine avant de revenir sur la glace. En trois ans, depuis notre première saison ensemble, il a fait deux étés et deux hivers. Il va avoir trente ans. C’est un jeune homme et un technicien de l’informatique exceptionnel. Il est partout, fait tout, sait tout, aide tout le monde. Nombreux étaient présents pour son départ, juste pour lui. L’occasion d’exprimer ces liens forts créés dans l’isolement du désert de glace. Tout l’hiver, le « sous-marin » a éclairé la nuit, reflété les aurores australes, encaissé les blizzards, protégé ses habitants, son « équipage ». Tout l’hiver, leur vie a été solidaire, un pour tous et tous pour un, la seule façon de s’en sortir. Adam s’en est allé, d’accolades en accolades, avant de franchir la porte.

On se reverra. Peut-être en Antarctique ou Clipperton, certainement en Californie !

Marine & Oceans
Marine & Oceans
La revue trimestrielle MARINE & OCÉANS est éditée par la "Société Nouvelle des Éditions Marine et Océans". Elle a pour objectif de sensibiliser le grand public aux principaux enjeux géopolitiques, économiques et environnementaux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d’un milieu fragile.   Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu'aux échanges. Les ressources qu'ils recèlent sont à l'origine de nouvelles ambitions et, peut-être demain, de nouvelles confrontations.

Les Infos Mer de M&O

La station Amundsen-Scott

La station américaine Amundsen-Scott est l’habitation terrestre la plus au sud de notre planète, et non, nous n’y vivons pas la tête en...

La Fondation Jacques Rougerie missionnée pour construire le premier musée de Tuvalu

À l’occasion de la COP30, un projet inédit et hautement symbolique a été dévoilé au Climate Mobility Pavilion : la création d’un Musée pour Tuvalu, conçu pour préserver la mémoire, l’identité et le patrimoine d’un pays menacé par la montée des eaux. Au cœur de cette initiative mondiale : la Fondation Jacques Rougerie – Académie des Beaux-Arts, reconnue pour son expertise unique en architecture biomimétique et océanique.

15 novembre 1634 : premier règlement de discipline de la Marine par le cardinal de Richelieu

Dès que la capitulation de la Rochelle, en 1628, eut délivré le cardinal de Richelieu de son principal souci, il résolut de créer...

Carine Tramier, Présidente du Corimer : « Innover, c’est s’adapter et transformer la contrainte en opportunité ! » Les Grands fonds marins – 1

Où en sommes-nous ? L'innovation, pour l'industrie navale et maritime, est un moteur de l'innovation. Pour les grands fonds, l'acquisition des connaissances sur les...

Francis Vallat, membre de l’Académie de Marine : « avec l’intelligence artificielle, on danse sur un volcan ».

Cette tribune paraît simultanément à la Une du magazine Marine & Océans et d’Opinion Internationale. ---- Engagé dans le monde maritime depuis plus de cinquante ans, dont...

CMA CGM valide la construction en Inde de 6 porte-conteneurs de 1 700 EVP dual-fuel au GNL

CMA CGM devient la première grande compagnie maritime internationale de transport par conteneurs à conclure un accord pour six nouveaux navires propulsés au...

Plus de lecture

M&O 288 - Septembre 2025

Colloque Souveraine Tech du 12 sept 2025

Alors qu'il était Premier Consul, Napoléon Bonaparte déclara le 4 mai 1802 au Conseil d'État, "L’armée, c’est la nation". Comment ce propos résonne t-il à un moment de notre histoire où nous semblons comprendre à nouveau combien la nation constitue et représente un bien à défendre intelligemment ? Par ailleurs, si la technologie est le discours moral sur le recours aux outils et moyens, au service de qui ou de quoi devons-nous aujourd'hui les placer à cette fin, en de tels temps incertains ? Cette journée face à la mer sous le regard de Vauban sera divisée en tables rondes et allocutions toniques.

ACTUALITÉS

Le Bénin et la mer

Découvrez GRATUITEMENT le numéro spécial consacré par Marine & Océans au Bénin et la mer

N° 282 en lecture gratuite

Marine & Océans vous offre exceptionnellement le numéro 282 consacré à la mission Jeanne d’Arc 2024 :
  • Une immersion dans la phase opérationnelle de la formation des officiers-élèves de l’École navale,
  • La découverte des principales escales du PHA Tonnerre et de la frégate Guépratte aux Amériques… et de leurs enjeux.
Accédez gratuitement à la version augmentée du numéro 282 réalisé en partenariat avec le Centre d’études stratégiques de la Marine et lÉcole navale

OCÉAN D'HISTOIRES

« Océan d’histoires », la nouvelle web série coanimée avec Bertrand de Lesquen, directeur du magazine Marine & Océans, à voir sur parismatch.com et sur le site de Marine & Océans en partenariat avec GTT, donne la parole à des témoins, experts ou personnalités qui confient leurs regards, leurs observations, leurs anecdotes sur ce « monde du silence » qui n’en est pas un.