« Nous pouvons envoyer un bâtiment de combat ou un aéronef, en moins de 24h, vers n’importe quelle zone de l’océan Indien. » – Amiral Pierre Vandier

Entretien avec l’amiral Pierre Vandier, Chef d’état-major de la Marine nationale française

Propos recueillis par Bertrand de Lesquen

* * *

La France prend cette année la présidence du Symposium Naval de l’Océan Indien, couramment identifié sous son acronyme anglais IONS. Que cela signifie-t-il et que cela représente-t-il ? 

L’IONS est une initiative multinationale, lancée par la Marine indienne en février 2008, qui cherche à développer la coopération maritime en océan Indien. Les rapports entre États y sont fondés sur l’égalité de traitement et la recherche de consensus. Ainsi, le président anime les travaux, mais n’a pas de fonction décisionnelle. Les présidences sont attribuées, de façon successive, sur la base d’une répartition géographique équitable. La France souhaite que le symposium revête une dimension plus opérationnelle, par la conduite d’actions navales plus concrètes. Dans cet esprit, la Marine nationale a inscrit à l’ordre du jour le thème de la sécurité environnementale, une problématique partagée par tous les Etats riverains de l’océan Indien qui sera prise en compte dans les échanges et les groupes de travail dès cette année. 

Comment fonctionne précisément l’IONS et quelle est son utilité ? 

Les marines du pourtour de l’océan Indien ont besoin de se rencontrer régulièrement pour se connaître, échanger sur les problématiques qu’elles partagent, mettre en commun leurs points de vue et pratiques. Le symposium a permis de créer cette communauté d’échanges. Trois groupes de travail se réunissent au cours de l’année, sur les thèmes suivants : HADR[1] (assistance aux populations frappées par une catastrophe naturelle), ISI[2] (partage d’informations et interopérabilité), sécurité maritime. Ces travaux conduisent à des publications utiles au développement de notre coopération. Après 13 années d’existence, l’IONS rassemble la quasi-totalité des nations riveraines[3] de l’océan Indien, auxquelles viennent s’ajouter des pays observateurs[4]. Je salue l’initiative remarquable de l’Inde, qui est un succès. Ce forum exceptionnel est particulièrement précieux en ces temps où le rythme du monde est effréné.

Avril 2021, le porte-hélicoptères amphibie (PHA) Tonnerre, la frégate type La Fayette (FLF) Surcouf, le LPD Somerset américain, le ravitailleur HMAS Sirius et la frégate Anzac australiens, la frégate japonaise Akebono et les bâtiments indiens IN Satpura et Kiltan se sont regroupés lors d’un EVOLEX pour marquer la fin de l’exercice LAPEROUSE 21 dans le golfe du Bengale.

Que représente aujourd’hui la marine française dans l’océan Indien, en termes de bases et d’effectifs ?

La Marine est présente en océan Indien avec des forces de souveraineté, stationnées au sein des FAZSOI[5], localisées à la Réunion, Mayotte, les îles Eparses et les TAAF[6], au sein des FFDJ (Forces françaises stationnées à Djibouti) et des FFEAU (Forces françaises aux Emirats arabes unis). À ces forces permanentes s’ajoutent des forces occasionnelles déployées selon les nécessités des missions comme par exemple le groupe aéronaval, le groupe « Jeanne d’Arc » ou des frégates au sein des missions de la Task Force 150. Sans compter ces renforts non permanents, cela représente environ 600 marins stationnés en permanence dans la zone. Le stationnement de nos moyens nous permet de d’envoyer un bâtiment de combat ou un aéronef, en moins de 24h, vers n’importe quelle zone de l’océan Indien.

Quelles sont les principales menaces pesant sur cet océan et quelles y sont, de ce fait, les missions de la Marine nationale ? 

L’océan Indien est riche de multiples ressources halieutiques ou minérales. Convoitées, elles génèrent des tensions qui ne faibliront vraisemblablement pas dans les décennies à venir. La Marine a pour mission de protéger celles qui sont sous la souveraineté de la France en patrouillant dans sa ZEE et contrôlant les navires se livrant à des activités illégales.

La zone est également caractérisée par l’intensité du trafic maritime qui se concentre dans les détroits[7], points de passage obligés. Ces détroits sont souvent des lieux où s’expriment des tensions internationales fortes et où les marines sont présentes pour défendre la liberté de circulation définie dans les traités internationaux, comme l’illustre sa participation à la mission Agenor[8].

Le terrorisme constitue également une menace, comme la déstabilisation du Golfe du Mozambique nous le rappelle depuis la fin du mois de mars. En saisissant le port de Palma, les jihadistes d’Al-Shabab, ont provoqué l’évacuation par le groupe Total de son site gazier d’Afungi. La Marine prend part quotidiennement à la lutte contre les groupes terroristes, dont les moyens humains et techniques transitent en mer, comme les trafics qui participent à leur financement, en premier lieu le trafic de drogue.

L’opération Atalanta[9], que la Marine nationale soutient lorsqu’elle est présente dans la zone, a permis de contenir la piraterie[10]. La dernière action de piratage recensée remonte au mois d’avril 2019. Néanmoins, des approches suspectes sont toujours observées et on peut supposer que le fait de diminuer cette présence navale dissuasive suffirait à la laisser se développer à nouveau.

Le nord de l’océan Indien a également été marqué, ces deux dernières années, par des actions offensives, discrètes et non revendiquées menées sur des navires de commerce. C’est l’une des faces visibles des opérations en zone grise qui caractérisent notre nouveau cycle géopolitique. La Marine nationale déploie des bâtiments, aéronefs ou sous-marins pour conserver une capacité d’appréciation autonome de situation et pouvoir analyser et attribuer avec justesse ces actions hybrides.

Enfin, le changement climatique est à l’origine de nombreuses menaces pour les nations riveraines de l’océan Indien. D’ordre biologique, océanographique, géographique, biochimique ou climatiques, l’avalanche des risques associés à ces phénomènes est inquiétante. La Marine nationale est aux avant-garde de la bataille pour la sécurité environnementale. Elle dispose de capteurs multiples et d’une expérience riche dans le domaine de l’appui à la recherche scientifique et à la surveillance de la biodiversité[11]. Elle souhaite entraîner les marines de l’océan Indien dans son sillage.

Le navire français le Champlain au large des îles Glorieuses qui font partie des îles Eparses et plus largement des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Crédit : Marine nationale.

« La France doit assumer (Ndlr, dans la zone Indo-Pacifique) le rôle d’une puissance médiatrice, inclusive et stabilisatrice » a déclaré en 2018 le Président Emmanuel Macron à Sydney, en Australie. Comment cela se traduit-il concrètement pour la marine française dans l’océan Indien ? 

La Marine nationale est l’un des moyens d’action privilégiés de la stratégie française en zone Indo-Pacifique, couverte majoritairement par les mers. L’IONS incarne cette recherche de médiation, d’inclusion et de stabilisation voulue par le président de la République. D’une façon générale, nous multiplions les exercices bilatéraux et multilatéraux pour accroître notre interopérabilité avec nos partenaires privilégiés, et cherchons à éviter l’escalade en coopérant, sur les sujets qui s’y prêtent, avec nos compétiteurs.

Le président français a également souligné l’importance du « dialogue trilatéral Australie, Inde, France ». Quelles relations la marine française entretient-elle avec chacune de ces deux marines et pour quels objectifs ?

La Marine française est fortement impliquée dans des partenariats stratégiques avec l’Australie et l’Inde. Nous conduisons tous les ans des exercices avec les marines de l’une et l’autre[12], qui sont deux acteurs majeurs pour le maintien de la stabilité dans l’océan Indien. La France contribue au renforcement de leur souveraineté par des coopérations d’armement.

Percevez-vous dans l’océan Indien une montée en puissance des forces navales et si oui, sous quelles formes ?

Le réarmement des mers s’exprime fortement dans l’océan Indien. Le virage thalassocratique de la Chine s’est traduit par l’installation d’un point d’appui portuaire militaire à Djibouti, une augmentation massive de ses moyens navals et de sa présence croissante en mer. Il a provoqué un réarmement en cascade des nations voisines. Ainsi, le nombre de frégates et de sous-marins des riverains de la zone ne cesse d’augmenter. Dans cet environnement propice à l’escalade, la Marine française cherche à maîtriser le niveau de tension, mais se prépare aussi à un éventuel affrontement armé. La France, comme la Grande-Bretagne désormais — après de longues années d’absence —, envoient plusieurs fois par an des unités dans l’océan Indien[13] et dans l’océan Pacifique[14]. Par ailleurs, d’autres marines se modernisent ou se développent, en Iran, en Ethiopie et en Egypte.

Les Nations unies ont officiellement lancé en février dernier la Décennie pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021-2030). Quelle part la Marine française prend-t-elle à la préservation de la biodiversité, des ressources halieutiques… dans les eaux sous juridiction française ?

La Marine assure le soutien logistique des opérations de recherche scientifique conduite dans les TAAF[15] au cours de plusieurs déploiements annuels. En partenariat avec l’OFB[16], la Marine nationale a conduit dernièrement des missions scientifiques aux Antilles (« An Ba d’Lo ») et dans le Pacifique (« Kivi Kuaka »). Une mission identique sera prochainement menée en océan Indien depuis la Réunion. Elle lutte également contre la pêche illicite et la surpêche, en partenariat avec d’autres nations. Par le partage de l’information maritime au sein des IFC[17], elle contribue à la sécurité en mer, à la prévention des accidents et des pollutions. Enfin, la France possède en permanence des unités déployées, qui constituent autant de capteurs permettant d’observer les conséquences du changement climatique, de participer à leur prévention, et de venir en aide aux populations le cas échéant.


NOTES : 

  1. Human assistance and disaster relief.
  2. Information sharing and interoperability.
  3. Afrique du Sud, Arabie saoudite, Australie, Bangladesh, Birmanie, Emirats arabes unis, France, Indonésie, Iran, Kenya, Inde, Malaisie, Maldives, Maurice, Mozambique, Oman, Pakistan, Royaume-Uni, Seychelles, Singapour, Sri Lanka, Tanzanie, Thaïlande, Timor oriental, et bientôt le Qatar.
  4. Allemagne, Chine, Espagne, Italie, Japon, Madagascar, Pays-Bas, Russie.
  5. Forces armées de la zone sud de l’océan Indien.
  6. Terres Australes et Antarctiques Françaises.
  7. Ce n’est pas nouveau : le détroit de Malacca, par exemple, était déjà le théâtre d’intenses échanges commerciaux au XIe siècle.
  8. Lancée en février 2020 pour assurer la sécurité dans le détroit d’Ormuz.
  9. Opération lancée par l’Union européenne en 2008 pour lutter contre la piraterie au large de la Somalie.
  10. Entre 2011 et 2012, les attaques ont chuté de 70%.
  11. Partenariats fructueux avec l’IFREMER (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer), l’OFB (Office français de la biodiversité) ou le MNHN (Museum national d’histoire naturelle).
  12. Au mois de mars 2021, l’exercice La Pérouse 21 dans le Golfe du Bengale a rassemblé 8 bâtiments de premier rang.
  13. Permanence d’un bâtiment dans la zone du Golfe d’Aden, déploiements réguliers du groupe aéronaval (2019-2021) et de la mission Jeanne d’Arc (2020-2021) en Indopacifique, participation à l’opération EMASOH, à la Combined Task Force 150 et à l’opération ATALANTA, conduite d’exercices majeurs avec nos partenaires pour renforcer l’interopérabilité (mission LA PEROUSE).
  14. Comme le SNA Emeraude lors de la mission Marianne.
  15. Terres Australes et Antarctiques Françaises.
  16. Office Français de la Biodiversité.
  17. Information fusion cell / Cellule de fusion des informations.

 

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