« Nous avons beaucoup de travail à faire »
Propos recueillis par Bertrand de Lesquen
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En quoi consiste ce titre d’Envoyé spécial des Nations unies pour l’Océan ?
En tant qu’Envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies pour l’Océan, je suis responsable de la mise en œuvre de l’ODD14, l’Objectif de développement durable visant à conserver et à utiliser durablement les ressources de l’Océan(1).
Quel bilan objectif peut-on en tirer, six ans après son adoption, au regard des atteintes qui continuent à être portées à l’Océan ?
Les objectifs de développement durable ont été adoptés de manière consensuelle par les États membres des Nations unies en 2015. Par rapport à la situation qui prévalait avant l’adoption de l’ODD14, nous constatons une attention grandissante, dans le monde entier, pour les questions relatives à l’Océan. Les progrès sont tangibles en ce qui concerne la prise de conscience des problèmes qui l’affectent et qui exigent des solutions. La surface des aires marines protégées augmente régulièrement, tout comme la connaissance scientifique de l’Océan. Mais à la vérité, comment pouvons-nous prétendre à un succès prochain alors qu’un tiers des stocks mondiaux de poissons sont surexploités, que nous avons déversé environ 150 millions de tonnes de déchets plastiques, de microplastiques et d’engins de pêche dans l’Océan et que les taux d’acidification, de désoxygénation et de réchauffement évoluent toujours dans la mauvaise direction ? Nous avons donc beaucoup de travail à faire.
L’ONU vient officiellement de lancer la Décennie pour les sciences océaniques ? Pourquoi dix ans ? Pourquoi ces dix prochaines années ?
La Décennie des Nations Unies pour les sciences océaniques au service du développement durable a débuté cette année et se poursuivra jusqu’en 2030. Pourquoi avons-nous besoin de cette décennie qui met l’accent sur l’océanographie ? La réponse est que nous avons une grave lacune dans les connaissances scientifiques de l’Océan et que nous nous sommes donnés dix ans pour la combler. La grande majorité de l’Océan est inconnue de la science, ce qui est plutôt étonnant quand on sait qu’il couvre plus de 70% de la surface de la planète et abrite l’essentiel de la vie sur cette planète. Mon opinion personnelle est que d’ici 2030, nous devrons prendre des décisions très importantes concernant notre relation avec la nature et la planète sur laquelle nous vivons. Nous devrons fonder ces décisions sur le meilleur de la science, qui doit assurément inclure une connaissance complète des propriétés de l’Océan.
Cette Décennie va se dérouler parallèlement à plusieurs autres initiatives : Le Panel de haut niveau pour un océan durable initié notamment par Mme Erna Solberg, Premier ministre de Norvège ; Starfish 2030 initiée par Pascal Lamy ; Antarctica2020 par Mme Geneviève Pons… Comment les percevez-vous et comment s’articulent-elles ensemble ?
Vous évoquez quelques processus et initiatives de premier plan traitant des enjeux, des solutions et des potentiels liés à l’océan. Il y en a beaucoup d’autres, et permettez-moi de citer également la Conférence intergouvernementale des Nations Unies dont l’objectif est la création d’une réglementation sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine par-delà les juridictions nationales(2). Pour répondre à votre question, bien qu’ayant leur propre mission, tous ces programmes répondent aux objectifs universellement admis de l’ODD14. C’est là que la Conférence des Nations unies sur les océans, qui soutient l’ODD14, joue tout son rôle moteur. Qu’il s’agisse de pollution, de pêche, de science ou de droit, tous sont mis en avant. La prochaine conférence des Nations unies sur les océans se tiendra à Lisbonne en 2022.
Comment travaillez-vous avec l’Union européenne qui dispose du premier domaine maritime mondial ?
Je travaille avec l’UE comme avec tous les États membres et observateurs des Nations unies, de manière proactive pour encourager la mise en œuvre de l’ODD14. L’UE a un rôle très important à jouer que ce soit sur le sujet de la création de zones marines protégées (comme par exemple en Antarctique), ou sur celui de l’éradication des subventions néfastes à la pêche dans le cadre des négociations de l’OMC. Mes contacts avec l’UE sont assurés principalement par le biais de la DG MARE de la Commission européenne à Bruxelles et du chef de la délégation de l’UE auprès des Nations unies à New York.
Quelles sont aujourd’hui, selon vous, les priorités absolues de la communauté internationale concernant les océans et comment parvenir à des solutions définitives ?
Toutes les priorités liées à la résolution des problèmes de l’Océan sont contenues dans l’ODD14. Résolvez ces problèmes – de la pollution à la surpêche, de l’acidification au vide juridique – et nous mettrons un terme au cycle de déclin dans lequel l’Océan a été pris. Dans le cadre de ma mission, j’ai mis l’accent sur les gaz à effet de serre d’origine humaine qui provoquent son acidification, sa désoxygénation et son réchauffement, et menacent la survie de tous les organismes vivants. Au rythme actuel où nous pompons ces gaz dans l’atmosphère de la planète, nous sommes sur la bonne voie pour exterminer, par l’acidification et le réchauffement, tous les récifs coralliens vivants d’ici la fin de ce siècle.
Selon les prévisions et les statistiques des Nations unies, la population mondiale devrait atteindre 8,5 milliards d’individus en 2030, 9,7 milliards en 2050 et… 11,2 milliards en 2100. Comment concilier les besoins d’une telle population — dont les ressources résident et résideront demain en grande partie sous la mer —, et la protection des océans ? Peut-on raisonnablement être optimiste ?
Nous pouvons être raisonnablement optimistes, mais il est plus utile que nous soyons résolument pragmatiques dans l’identification des innovations et des solutions à mettre en œuvre. Je ne doute pas qu’une économie bleue durable puisse nous apporter toute l’énergie renouvelable, les nouveaux médicaments et l’alimentation saine dont nous avons besoin pour un avenir sûr. Mais cela exigera un énorme changement dans l’orientation des flux financiers vers de nouvelles formes durables d’aquaculture, en particulier l’aquaculture non nourrie(3), vers le « verdissement » du transport maritime, la création de parcs éoliens en mer, l’essor des sciences et de la recherche océanographiques, la garantie que toutes les ZEE soient régies durablement, et la protection d’au moins 30 % de l’océan et des littoraux.
Vous êtes Fidjien. La grande sensibilisation de nombre d’États et d’îles du Pacifique aux impacts du réchauffement climatique vous donne-t-elle un regard particulier sur ces sujets ?
Les habitants des îles du Pacifique sont depuis longtemps conscients des dangers du réchauffement climatique, qui se traduit par l’élévation du niveau de la mer, la mort des coraux et le bouleversement des écosystèmes. C’est pourquoi nous avons été à l’avant-garde des mesures internationales visant à lutter contre le changement climatique et le déclin de la santé des océans.
Entretien tiré du numéro 270 de Marine & Océans (1er trimestre 2021)
NOTES :
- En 2015, l’ONU a adopté l’Agenda 2030 qui comprend 17 objectifs à atteindre, à cet horizon, pour éradiquer la pauvreté, protéger la planète et garantir la prospérité pour tous.
- Cette conférence intergouvernementale dédiée à la préservation de la biodiversité en haute mer, désignée sous l’acronyme anglais BBNJ (pour Biodiversity Beyond National Jurisdiction) a été ouverte en décembre 2017 devant l’Assemblée générale des Nations unies.
- Ce sont des cultures d’espèces qui n’ont pas besoin d’être nourries, capables de se développer grâce à une vie microscopique, à la lumière et aux nutriments naturellement disponibles dans l’eau, comme par exemple les mollusques (huîtres et moules) ou les écrevisses.