« L’économie peut absorber une grève d’une à deux semaines, mais au-delà, la situation se complique pour la plupart des acteurs économiques. »

Les dockers américains ont bloqué massivement du 1er au 4 octobre dernier les principaux ports de la côte Est et du Sud des États-Unis par lesquels transitent habituellement environ la moitié des importations maritimes en Amérique du Nord. Stéphane DEFIVES, Directeur du Transport Maritime France chez Kuehne + Nagel, analyse pour Marine & Océans l’impact de ce type de mouvement sur l’économie mondiale. 

Entretien avec Stéphane DEFIVES – Directeur du Transport Maritime France chez Kuehne + Nagel

Propos recueillis par Erwan Sterenn

                       

Que peut-on dire aujourd’hui de cette grève, courte mais massive, des dockers américains ?
 
Cette grève des dockers sur la côte Est et le golfe des États-Unis a mobilisé pendant trois jours – cela aurait pu être plus long –  45 000 dockers et paralysé 14 ports sur 15, soit 99,9 % des installations portuaires de cette région, le seul port resté opérationnel étant celui de Chester en Pennsylvanie, de taille modeste. Cette mobilisation massive a été unique par son étendue géographique et son impact potentiel sur le commerce mondial.
 
Les dockers s’inquiétaient de la menace que l’automatisation fait peser sur leurs emplois, rappelant la grève de 1977 qui avait duré 44 jours en réaction à l’introduction des conteneurs. Tout le trafic maritime sur la côte Est a été paralysé. 
 
Les conséquences d’un tel mouvement pour le transport maritime mondial peuvent être majeures. Étant donné que 25 % du trafic maritime mondial est destiné aux États-Unis et que 13 % transite par la côte Est, la fermeture de ces ports crée un déséquilibre significatif entre l’offre et la demande. La diminution de la disponibilité des conteneurs et des navires entraîne une augmentation des prix du fret. Chaque jour de grève génère un retard de 5 à 7 jours pour résorber le backlog, prolongeant ainsi l’impact bien au-delà de la fin du mouvement social. À l’échelle mondiale, cela peut entraîner des retards et des hausses de coûts dans les chaînes d’approvisionnement internationales.
 
Quel est l’impact économique pour les PME et multinationales européennes ? Et sur les consommateurs ?
 
Les PME et les multinationales européennes sont directement touchées par une grève de ce type. Les entreprises exportant vers les États-Unis, en particulier celles spécialisées dans des produits à haute valeur ajoutée comme le luxe, la cosmétique, les vins et spiritueux, subissent des retards de livraison et des surcoûts logistiques. Les surcharges annoncées par les armateurs augmentent aussi les coûts de transport.
 
Les PME, ayant moins de capacités pour anticiper et absorber ces chocs, risquent de faire face à des ruptures de stock et à des difficultés financières. Les multinationales, bien que mieux préparées, ne sont pas épargnées par les perturbations de la chaîne d’approvisionnement. Mais l’impact réel dépend de la durée de la grève : l’économie peut absorber une grève d’une à deux semaines, mais au-delà, la situation se complique pour la plupart des acteurs économiques. 
 
Pour les consommateurs, l’impact se traduit par une possible diminution de la disponibilité de certains produits importés et une hausse des prix, surtout si la grève se prolonge. Cependant, étant donné que le volume du commerce maritime entre l’Europe et les États-Unis est moindre comparé à celui entre l’Europe et l’Asie, l’effet sur les consommateurs peut être limité à court terme.
 
Que peuvent mettre en place les entreprises pour minimiser l’impact d’une grève de ce type ?
 
Elles peuvent anticiper la grève comme l’ont fait plusieurs entreprises qui avaient augmenté leurs volumes d’expédition durant les mois de juillet, août et septembre pour acheminer leurs produits avant le début du mouvement social. Cette stratégie a été particulièrement adoptée dans des secteurs tels que les spiritueux et les produits non périssables.
 
D’autres entreprises peuvent diversifier leurs routes logistiques en explorant des ports alternatifs ou en optant pour le transport aérien, malgré les coûts élevés. Certaines négocient avec les transporteurs maritimes pour sécuriser des contrats à long terme ou pour regrouper des envois afin de réduire les surcoûts. La mise en place de stratégies de gestion des stocks plus flexibles et l’adaptation des chaînes d’approvisionnement font également partie des mesures prises pour atténuer les perturbations. Cela permet de rendre la chaîne d’approvisionnement plus résiliente. 
 
Quelles sont les alternatives pour les chargeurs qui veulent importer ou exporter avec la côte Est ?
 
Les chargeurs disposent de plusieurs alternatives, mais elles sont à la fois limitées en volumes et coûteuses. La première est le passage par la côte Ouest des États-Unis : cette option est complexe, car les ports de la côte Ouest sont déjà saturés par le trafic en provenance d’Asie. De plus, cela implique des délais supplémentaires de 10 à 15 jours en mer, suivis de 2 à 3 semaines de transport ferroviaire à travers le pays. La seconde est d’acheminer les marchandises par les ports mexicains et les transporter par camion vers les États-Unis. C’est une possibilité, mais elle est freinée par une pénurie de conducteurs routiers aux États-Unis et des complications douanières. La troisième est de passer par les ports du Canada, tels que Montréal, qui peut servir d’alternative. Enfin, pour les marchandises urgentes ou de haute valeur, le fret aérien est une alternative malgré des prix en forte hausse et une capacité limitée.
 
Dans la réalité, à l’occasion de cette grève, les chargeurs qui ont fait le choix d’acheminer leurs produits avant le déclenchement du mouvement ont pris la bonne décision, car, concrètement, les capacités de transport vers et depuis la côte Est des Etats-Unis sont très limités. Pour les autres, il aurait fallu soit accepter un surcoût très important, soit patienter pendant une durée difficile à déterminer. Les itinéraires alternatifs concernent avant tout les produits à haute valeur comme la high tech, le secteur automobile ou le luxe pour lesquels le surcoût peut être absorbé.
 
Marine & Oceans
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La revue trimestrielle MARINE & OCÉANS est éditée par la "Société Nouvelle des Éditions Marine et Océans". Elle a pour objectif de sensibiliser le grand public aux principaux enjeux géopolitiques, économiques et environnementaux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d’un milieu fragile.   Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu'aux échanges. Les ressources qu'ils recèlent sont à l'origine de nouvelles ambitions et, peut-être demain, de nouvelles confrontations.

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