« Quand la régulation hésite, la technologie continue d’avancer. » (entretien avec Philippe Berterottière – GTT)

Philippe Berterottière, Président-Directeur général de GTT est également Président, depuis trois ans, du Comité stratégique de la filière des industries de la mer. Il analyse la décision prise par l’OMI, en octobre 2025, de repousser d’un an l’adoption du Cadre Net-Zéro, la feuille de route destinée à encadrer la décarbonation progressive du transport maritime mondial. Propos recueillis par Erwan Sterenn.

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L’Organisation maritime internationale (OMI) a repoussé d’un an l’adoption de ce que l’on appelle le Cadre Net-Zéro. Pouvez-vous tout d’abord nous rappeler ce dont il s’agit ?

Le Net-Zero Framework (NZF), en français Cadre Net-Zéro, est la feuille de route attendue par tout le secteur maritime pour réussir sa transition énergétique. Son objectif est d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, en définissant les leviers concrets pour y arriver, de la réduction des émissions au financement des nouvelles technologies. Derrière cette ambition, l’enjeu est clair : parler d’une seule voix à l’échelle mondiale, pour donner confiance aux investisseurs et garantir un terrain de jeu équitable pour tous.

Les États-Unis ont mené une campagne active contre ce projet, tandis que l’Europe le soutient. Que doit-on comprendre de ces deux positions diamétralement opposées ?

On a là deux lectures très différentes du même enjeu. Côté américain, on craint une taxe internationale et ses effets sur la compétitivité. Côté européen, on pense au contraire qu’il faut un cadre global et stable pour investir et avancer. Mais ce débat ne change pas la tendance de fond : la décarbonation maritime est en marche. Les armateurs et les investisseurs agissent déjà, portés par les cadres régionaux et la demande du marché. Le mouvement est irréversible.

Plusieurs pays dont l’Arabie Saoudite, la Chine ou Singapour ont aussi exprimé des réserves. Peut-on encore espérer un consensus global sur la tarification du carbone ?

Il faudra du temps, mais un consensus est possible. Certains pays ne contestent pas le principe, mais veulent éviter un dispositif qui nuirait à leur compétitivité. La clé sera de bâtir un mécanisme équilibré : un prix du carbone crédible, assorti d’un système de redistribution pour accompagner les économies les plus exposées. Ce sera moins une révolution qu’une construction progressive, fondée sur l’incitation plutôt que sur la contrainte.

Le Conseil mondial du transport maritime appelle à profiter de cette année supplémentaire pour clarifier le projet. Est-ce une bonne chose selon vous ?

Oui, à condition que ce délai serve à renforcer la cohérence du cadre. La question du financement, de la collecte et de l’affectation des recettes carbone doit être parfaitement claire. Un dispositif mal calibré pourrait freiner les investissements ; un cadre solide, au contraire, les accélérera. Ce sursis peut donc être utile, s’il renforce la clarté et la crédibilité du cadre.

Ce report crée une période d’incertitude pour les armateurs et les industriels. Quelles en sont, selon vous, les conséquences concrètes ?

Le risque, ce serait de confondre report et pause. Le mouvement vers des solutions moins émettrices, et notamment vers le GNL, est déjà bien engagé : les armateurs ont fait leur choix, avec ou sans taxe carbone. Bien sûr, une réglementation plus volontariste aurait pu donner un coup d’accélérateur, mais elle aurait aussi pu provoquer un emballement des commandes, mettant les chantiers et les prix sous tension. Pour la filière française, une évolution progressive et maîtrisée du marché est préférable : elle permet d’investir, d’innover et de structurer durablement la transition.

Vous dirigez GTT, ce report du Cadre Net-Zéro ralentit-il les investissements dans les technologies bas carbone – hydrogène, ammoniac, bioGNL – ou au contraire offre-t-il du temps pour les rendre plus matures ?
Le report du Cadre Net-Zéro offre un temps utile pour faire mûrir les technologies de demain. L’ammoniac, l’hydrogène liquide ou le e-méthane progressent, mais ils doivent encore gagner en fiabilité, en sécurité et en compétitivité. Chez GTT, nous poursuivons avec constance nos efforts de recherche et d’innovation pour accompagner cette montée en maturité technologique. Notre rôle est d’anticiper l’évolution de la transition énergétique afin que, lorsque les réglementations se mettront en place, les solutions soient déjà prêtes.

La France et l’Union européenne plaident pour une décarbonation accélérée du transport maritime. Comment la filière française peut-elle maintenir son avance technologique dans un contexte international moins favorable ?

La décarbonation maritime ne repose pas sur une solution unique, mais sur une combinaison de leviers complémentaires : digitalisation, efficacité énergétique, et bien entendu carburants alternatifs. La France dispose d’atouts solides sur chacun de ces fronts, avec des acteurs capables d’innover, d’industrialiser et de coopérer. Dans ce contexte, la filière avance avec pragmatisme et constance. Elle s’appuie sur un écosystème complet (chantiers, équipementiers, start-up, centres de recherche) qui progresse dans la même direction. Notre responsabilité est de maintenir cet effort dans la durée, sans à-coups ni dépendance à la conjoncture. La régulation mondiale peut ralentir, mais la technologie, elle, continue d’avancer. Pour GTT comme pour nos partenaires, un marché qui évolue de manière progressive et prévisible est plus sain et plus durable qu’un emballement soudain qui ferait flamber les prix et saturer les chantiers.

La neutralité carbone du transport maritime d’ici 2050 reste-t-elle réaliste après ce report ?

Oui, elle reste atteignable, mais à condition de rester sur le terrain de l’action, pas de l’intention. Le report du Cadre Net-Zéro ne remet pas en cause les dynamiques à l’œuvre : les règles européennes (FuelEU Maritime, ETS) s’appliquent déjà, les affréteurs exigent des solutions bas-carbone, et les investisseurs orientent les capitaux vers les navires performants. À court terme, cela soutient le développement des navires dual-fuel et LNG-ready, où GTT est leader. La transition est engagée : mieux vaut qu’elle progresse régulièrement que de façon précipitée.

Propos recueillis par Erwan Sterenn

 

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La revue trimestrielle MARINE & OCÉANS est éditée par la "Société Nouvelle des Éditions Marine et Océans". Elle a pour objectif de sensibiliser le grand public aux principaux enjeux géopolitiques, économiques et environnementaux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d’un milieu fragile.   Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu'aux échanges. Les ressources qu'ils recèlent sont à l'origine de nouvelles ambitions et, peut-être demain, de nouvelles confrontations.

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