Mais sous ses larges lunettes de soleil et son sourire facile, le président de la fédération des pêcheurs du delta du Niger cache son désarroi devant le sort de ses pairs qui vivent, de moins en moins nombreux, du poisson de plus en plus rare dans cet immense territoire au coeur du Mali et du Sahel.
« Avant, le fleuve était profond et les saisons de pêche longues. Maintenant, il y a beaucoup moins de poissons et le fleuve a trop de problèmes », dit-il.
Son monde, le delta intérieur du Niger, est un milieu écologique et humain exceptionnel et changeant. Mais les rythmes naturels qui ont réglé pendant des générations la coexistence de centaines de milliers de pêcheurs, d’agriculteurs et d’éleveurs sont remis en cause par d’autres changements: avancée du désert, épuisement de la ressource, intrusion des jihadistes dans les modes de vie ancestraux.
Les dizaines de milliers de pêcheurs artisanaux qui exploitent la plus importante réserve de poissons en Afrique de l’Ouest vont « de baisse en baisse », dit le directeur régional du secteur, Boukary Guindo.
Ici, dans le centre du Mali entre Djenné et Tombouctou, le Niger, géant africain parti des hauteurs de la Sierra Leone et de la Guinée, abandonne son cours normal pour se diviser en une multitude de bras. Le delta intérieur est un réseau d’affluents, de lacs et de plaines inondables, la plus grande zone humide d’Afrique de l’Ouest, aux dimensions de la Suisse. Plus loin, le fleuve reprend son cours pour se jeter dans l’Atlantique après avoir traversé six pays.
Le paysage se transforme suivant les saisons. Lors des crues, la zone est totalement inondée et rien ne circule hormis les pinasses, ces pirogues traditionnelles du fleuve Niger ; en décrue, des mares de pêche se créent et d’immenses champs de bourgou, la plante fourragère caractéristique, attirent le bétail de tout le Sahel.
Mais depuis des années, le Sahara « descend » du nord et « engloutit » peu à peu le fleuve, s’alarme le directeur de l’Office de développement de la pêche dans le delta (Odpa-din), Hamidou Touré.
Des bancs de sable coupent du fleuve des zones autrefois très productives qui ne se remplissent plus de poisson, dit-il.
– Sans discrimination –
Les pluies sont moins fréquentes, le débit du fleuve ralentit. Plusieurs barrages construits en amont depuis les années 1970 altèrent l’écoulement.
Les saisons sont moins marquées et l’articulation autrefois harmonieuse entre populations est devenue plus conflictuelle.
Traditionnellement, pêcheurs, éleveurs et agriculteurs pratiquent une « gestion alternée », explique Ibrahima Sankaré de l’ONG Delta Survie. « Quand l’herbe est là, c’est pour les éleveurs pasteurs; quand l’eau est là, pour les Bozos; quand la terre est là, pour les agriculteurs. »
Les Bozos sont l’un des nombreux groupes humains du Mali. La pêche est leur domaine.
Mais, soupire Ibrahima Sankaré, « chacun a abusé » de ce calendrier instauré sous l’empire peul du Macina, au XIXe siècle.
Dans le fleuve, les gros poissons sont de plus en plus rares, certaines espèces ont même disparu. Pour survivre, le pêcheur attrape désormais « tout ce qui passe », rapporte Ousmane Djebare Djenepo, le pêcheur de 76 ans. Bien que conscient des risques de la surpêche, lui-même pêche les petits poissons et, au fond de la pirogue qui avance à la force des bras d’un jeune pinassier, un seul dépasse les 10 cm.
Pour l’administration, les pêcheurs portent une part de responsabilité dans cette surpêche. »Les Bozos pensent que le poisson tombe du ciel », sourit le directeur régional de la pêche. « Si vous prenez les géniteurs, l’année prochaine il n’y aura pas de rejetons! »
Il incombe au responsable de veiller à l’emploi de filets épargnant le petit poisson. Mais la tornade de violences qui s’abat sur le centre du Mali depuis 2015 et l’absence de l’Etat hors des grandes villes l’empêchent de faire son travail.
Les Bozos, eux, quand ils empruntent les canaux du delta, peuvent être cibles de tirs ou tomber sur des hommes en armes qui leur interdisent l’accès aux mares de pêche ou exigent le paiement de l’impôt islamique, selon les témoignages recueillis.
– « Il ne nourrit plus » –
Dans une petite case des faubourgs de Mopti, Rokia (dont l’AFP a modifié le prénom pour sa sécurité) se remémore nuit et jour « l’attaque » d’il y a trois ans, quand des hommes armés postés sur la rive ont intimé d’accoster aux hommes occupant les cinq pinasses familiales.
« Il y avait mon mari Ba, mes frères Amadou et Sinbarma, mes fils Mahamat et Tassana », raconte-elle. Vingt-trois hommes au total.
Restée à bord, elle dit avoir tenté d’infléchir les hommes armés, leur avoir dit « qu’ils n’avaient pas besoin de faire ça, qu’on avait tous besoin du poisson ».
Rien n’y a fait. Mari, frères, fils, « on ne les a plus jamais revus », sanglote-t-elle.
Hormis un frère absent le jour du rapt et le petit Amadou né quelques semaines après, il n’y a plus d’homme dans la famille. Eux ne pêchent plus.
A cause des mille maux du fleuve, beaucoup ont mis pied à terre. Modibo Traoré est de ceux-là, après près de trente ans sur le fleuve. « Il ne nourrit plus », explique-t-il.
Le pêcheur a créé sa mare artificielle. « On peut y ramasser seulement les gros poissons si on veut, c’est plus facile que la pêche », dit-il.
Encouragée par Bamako, capitale lointaine, la pisciculture représente désormais 10% de la production du delta.
Idéalement, c’est tous les pêcheurs qu’il faudrait provisoirement « faire sortir de l’eau pour les amener sur la terre » et « donner au fleuve un repos biologique », pense le directeur régional M. Guindo.