Maroc: le grand dauphin, bête noire des pêcheurs d’Al-Hoceïma

« Depuis toujours à Al-Hoceïma, l’économie c’est la pêche », raconte Saïd Shaib, 44 ans, patron de pêche et sardinier. « On cohabitait avec le dauphin. Mais à partir de 2010, les attaques du negro ont explosé », raconte-t-il.

« Quand il attaque, il ne nous reste parfois que 10 à 20 caisses de sardines, avec à chaque fois de gros dégâts dans les filets ». Réparer les trous, le filet immobilisé, le carburant dépensé… « La facture monte vite », se plaint l’armateur.

Sur les quais du port, les tisseurs s’affairent pour réparer les mailles déchirées par les dents du cétacé.

« Il y a un problème avec ce dauphin (…), la pêche a beaucoup souffert » dans cette partie de la Méditerranée, reconnaît le gouverneur de cette région nord du royaume, Mohamed El Yaakoubi.

Trois espèces de dauphin vivent dans la mer d’Alboran, dont le grand dauphin -Tursiops truncatus pour les scientifiques. L’animal peut atteindre 4 mètres et plus de 400 kilos, et se distingue par sa robe gris foncé, proche du noir, d’où son surnom.

« Sa taille lui donne une grande force pour déchirer les filets », explique un spécialiste de la faune locale. « Cet animal est très intelligent. Il attaque pour se nourrir. Mais peut-être aussi pour libérer les sardines… »

« Il nous voit arriver, sait exactement quand et comment attaquer le filet », renchérit Saïd le pêcheur.

Les statistiques officielles montrent l’impact de ces attaques: depuis 2011, les prises à Al-Hoceïma ont été divisées par deux, passant de 8.972 tonnes à 4.576 tonnes par an.

Le phénomène a pris une telle ampleur qu’il a entraîné l’exode de bateaux d’Al-Hoceïma vers les ports de l’Atlantique. A l’image de Saïd, pour qui la sardine « n’était plus rentable », d’autres armateurs ont revendu navires et filets pour se reconvertir dans la pêche à la palangre (ligne).

– ‘Moins de ressources’ –

Les explications divergent: « avec la surpêche, il y a aujourd’hui moins de ressources, et donc plus de concurrence », avance un responsable des Eaux et forêts, Mohamed Jabran.

Mais dans cette région frondeuse, encore sous le choc de la mort en octobre d’un vendeur illégal de poisson broyé accidentellement dans une benne à ordures, le negro alimente les rancoeurs.

L’affaire avait révélé au grand jour les combines et trafics du petit monde local de la pêche, avec la complicité supposée de fonctionnaires corrompus. Elle a aussi suscité une vague de manifestations contre l’Etat, accusé de tous les maux.

« L’Etat n’a rien fait contre le negro! », assène Abdelhamid, un pêcheur, reprenant un refrain entendu partout au port.

« Ils avaient le même problème en Espagne avec le negro, ils ont commencé à les tuer. Pourquoi on fait pas ça nous? », s’interroge un autre pêcheur. « Parce que le dauphin, c’est bon pour les touristes! », assure cet ex-sardinier, accusant l’Etat de vouloir « tuer la pêche » au profit du port de plaisance.

« Ca n’a aucun sens! L’économie ici repose sur deux pieds, la pêche et le tourisme », balaie d’un revers de la main un responsable local, Nourredine Boughdane.

Signataire de l’Accobams (un accord régional pour la conservation des cétacés), « le Maroc respecte scrupuleusement la protection de l’espèce », rappelle par ailleurs le gouverneur Yaakoubi.

Tous les systèmes essayés -notamment les ultrasons- n’ont eu qu’un succès éphémère. Un filet français, plus résistant, sera bientôt testé, tandis qu’une vaste opération d’indemnisation des pêcheurs de la région est lancée cette semaine.

Le royaume tente de porter le problème dans les instances concernées, comme l’Accobams, où il s’est alarmé des « enjeux socioéconomiques graves » des « interactions négatives entre cétacés et pêche ».

En attendant, l’affaire du poissonnier écrasé et le marasme de la pêche locale ont eu un contrecoup inattendu pour le dauphin, s’alarment des activistes sous couvert d’anonymat: le retour des filets maillant dérivants, pourtant interdits depuis 2010 car meurtriers pour les cétacés.

« Les palangriers de la pêche côtière et artisanale réutilisent en masse ces filets, tout le monde en achète en ce moment », s’alarme un activiste.

« Ils déclarent leurs prises comme de la pêche à la palangre. Avec la passivité de certains membres de l’administration, qui espèrent ainsi désamorcer à bon compte la grogne des pêcheurs », accuse la même source.

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