« J’ai hérité de 5.000 m³ de terres de mes grands-parents, mais il se pourrait bien qu’on nous les prenne », redoute cet agriculteur de Sazlibosna, un petit village en lisière d’Istanbul.
« Je suis inquiet. Tout le monde l’est. Personne ne sait quoi faire », ajoute le sexagénaire, dont le village pourrait être rendu méconnaissable par l’ambition du président Recep Tayyip Erdogan de percer un canal de 45 km entre la mer de Marmara et la mer Noire.
Lancé en 2011, ce projet, que M. Erdogan a lui-même qualifié de « fou », vise à désengorger le détroit du Bosphore qui traverse Istanbul, et prévoit la construction le long du canal de vastes zones commerciales et résidentielles sur plus de 13.000 hectares.
Les opposants alertent contre la destruction de réserves naturelles et de terres agricoles, l’épuisement des ressources en eau et la déstabilisation de l’écosystème.
– « Bruit des bulldozers » –
Malgré une cérémonie d’inauguration organisée en 2021, la construction du canal n’a pas encore commencé. Mais les tours de béton se multiplient le long du tracé.
Le maire d’opposition d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, principal rival politique du président Erdogan, accuse le gouvernement d’avoir accéléré les travaux depuis son arrestation en mars, ce que des riverains ont également affirmé à l’AFP.
« Ils ont commencé à bâtir 24.000 logements près du barrage de Sazlidere, l’une des plus importantes réserves en eau de la partie européenne de la ville », affirmait en avril M. Imamoglu, pour qui le projet du Canal Istanbul n’est qu' »affaire de profit et de pillage ».
« On ne dort plus à cause du bruit des bulldozers », renchérit Muzaffer, une éleveuse de 67 ans qui préfère taire son patronyme, nombre d’habitants refusant même de s’exprimer de peur de représailles.
« Nos animaux sont dans nos étables car il n’y a plus de pâturages, ils ont été confisqués pour les logements (de l’agence gouvernementale) Toki. Où sommes-nous censés les envoyer? il y a des constructions partout », lance-t-elle tout en vendant cinq litres de lait de bufflonne à un client.
L’arrestation de M. Imamoglu pour « corruption » — une accusation qu’il rejette — s’est accompagnée de celles de nombreux opposants au projet, parmi lesquels le chef du service d’urbanisme de la municipalité d’Istanbul, Bugra Gökçe.
Selon le CHP, l’arrestation en avril d’une cinquantaine d’autres fonctionnaires de la mairie d’Istanbul est liée à l’opposition de la municipalité au projet de canal.
– « Accaparement des terres » –
Pelin Pinar Giritlioglu, professeure à l’Université d’Istanbul, souligne que « l’accaparement des terres bat son plein », bien que « le développement du canal soit au point mort ».
« Il n’y a qu’une seule fondation de pont en place sur la voie navigable… et le financement n’est pas encore assuré. Les banques européennes refusent de financer des projets ayant un impact écologique majeur et aucune alternative n’a été trouvée », explique-t-elle à l’AFP.
Pour elle, le « Canal Istanbul » est avant tout un vaste projet immobilier.
En avril, le ministre des Transports Abdulkadir Uraloglu a affirmé que le projet n’avait pas été abandonné et qu’il serait lancé « au bon moment avec le financement adéquat ».
Pendant ce temps, les agences immobilières se multiplient à Sazlibosna. « Il est impossible de dire si le projet se concrétisera (…) Mais le marché ? Oui, il y a du mouvement », confie Ibrahim Emirdogan, un agent immobilier.
Certains villageois espèrent eux que le projet finira par être abandonné.
« Je ne pas crois pas vraiment que le Canal Istanbul se concrétisera. Mais notre village y perdrait sa quiétude », prédit Yasar Demirkaya.