Que ce soit Bob, qui vient ici depuis plus de 40 ans, ou Hélène, 15 ans, ou une multitude d’autres « revenants », les réponses à la question « pourquoi reviens-tu toujours » sont toujours les mêmes : les gens, la variété des origines, leurs histoires. Cela fait maintenant un mois que je suis ici, et j’ai une routine bien établie. S’il y a une chose qui est toujours différente, c’est l’histoire humaine, l’histoire personnelle de chaque individu que vous rencontrez à travers votre travail, lors d’un repas, dans le salon.
Notre connexion satellite est plutôt lente ici et les téléphones portables fonctionnent à peine pour certains et pas du tout pour beaucoup. Il faut donc faire à l’ancienne : il faut interagir les uns avec les autres, il faut se parler, jouer à des jeux de société ou de cartes, faire des puzzles, jouer au ping-pong… la plupart de ces activités impliquent de communiquer, de partager. C’est à ce moment-là que les histoires sont racontées, que la « vraie vie » est décrite par rapport à la « vie sur la glace ». C’est là que les âmes sont « versées » à des inconnus que nous ne reverrons peut-être pas avant quelques semaines, une sorte de thérapie sur la glace. Sans être distraits par le fléau addictif de l’ère numérique, avec une intimité et des divertissements limités, obligés de vivre dans des dortoirs et de manger aux grandes tables du réfectoire, nous passons notre temps à nous saluer, à bavarder et parler, à écouter les autres, à lire leurs regards, à absorber leurs histoires.
Nous sommes redevenus sociaux, nous ne sommes plus transparents ou faux. Ce que nous voyons est la réalité. Pas de masque virtuel, pas de protection numérique. Nous sommes tous nus et nous nous mettons à nu, recherchant reconnaissance et approbation, amitié ou attention, afin de trouver notre place ! Et vous savez quoi, pour ceux d’entre nous, assez âgés pour avoir vécu l’ère pré-numérique, c’est un beau voyage dans le temps. Il n’y a pas de dissimulation derrière un clavier, pas d’intimidation sans conséquences, pas de d’attaques digitales anonymes, pas de photoshoping… c’est le retour à la vie communautaire, et l’on est jugé en permanence : comportement, paroles, éthique, valeurs, travail, même l’hygiène : tout y passe.
À McMurdo, en Antarctique, vous ne pouvez pas faire semblant car vous êtes observés par vos pairs 24h/24 et 7j/7. Il n’y a pas de place pour se cacher. Par conséquent, comme l’environnement, les gens sont bruts, vrais. Selon ce que vous faites, l’expérience varie aussi. Certains, par leur travail ou leurs associations, essaient de rester aussi « normaux », aussi banlieusards que possible. D’autres (techniciens de surface, plombiers, stewards, spécialistes du recyclage) parce qu’ils font face aux conséquences désagréables de certains actes égoïstes et asociaux, sont moins satisfaits de la race humaine et parlent fréquemment des « animaux » parmi nous. La grande majorité semble déjà avoir une expérience « plein air » et cultive le stéréotype de l’hybride hippie/montagnard. Cela crée un saladier intéressant où tous les groupes ne sont pas mélangés, vivent côte à côte, mais entretiennent quand même des interconnexions marginales. Nos « travailleurs non qualifiés » sont pour la plupart des personnes instruites, certaines même titulaires d’un Master. Leur formation professionnelle n’était pas nécessaire en Antarctique, et ils/elles ont donc postulé à tous les postes génériques que McMurdo avait à offrir. Ils voulaient vraiment venir sur la glace !
Dirigez, suivez ou écartez-vous. C’est ainsi que cela fonctionne et a toujours fonctionné dans une société humaine. Certains sont des leaders nés, certains sont de grands suiveurs, et certains aiment simplement vivre leur vie tranquillement en marge des agitations de la vie collective. Après un mois ici, les regards, les visages, les attitudes, les voix et les rires des leaders sont facilement reconnaissables. Leurs prénoms sont connus. Ils se démarquent et leur présence est recherchée ou simplement appréciée. Les « marginaux » sont également perceptibles. Ce sont des individus discrets, parfois maladroits, et évidemment mal à l’aise lorsqu’ils sont mis en lumière. Ils se démarquent en essayant de ne pas le faire. Les autres, ceux qui suivent, vivent simplement entre les deux autres groupes, parfois partie prenante au spectacle de la vie sur la glace, mais la plupart du temps content de suivre son flux régulé et rassurant.
McMurdo est une petite Amérique. Le personnel de la base représente tous les états de l’Union. Les âges varient de 20 à 70 ans. Toutes les cultures, races, sexes et genres, préférences alimentaires et religions sont représentés. Et comme partout, tous les préjugés et les vices de la société américaine se cachent en arrière-plan. La ville frontalière est parfois tapageuse avec les voix d’individus plutôt ivres résonnant dans ses ruelles ou ses couloirs. Parfois, les femmes se sentent harcelées. Parfois, des remarques grossières, offensives ou racistes peuvent également être entendues. La direction prend cela au sérieux. Les sessions de formation ne s’arrêtent jamais vraiment. Des conseillers psychologiques sont disponibles, et un certain nombre de délinquants ont déjà été rapatriés par avion. Bienvenue dans l’expérience humaine au bout du monde.
Quant à moi, j’ai décidé de me démarquer. Je me rase tous les jours et garde mes cheveux courts. J’anime un club de conversation française. J’ai déjà fait deux présentations de l’île de Clipperton. Je suis devenu membre du Yacht club d’Antarctique. Je cours partout en T-shirt par -20°C et je m’efforce à passer le plus de temps possible hors de la boutique informatique. Mon indicatif radio est « Frenchie @ IT » (1). Je suis le seul à fumer la pipe sur le continent (la machine à vapoter qui n’a pas besoin d’être rechargée). Je me suis aussi porté volontaire pour l’équipe de renfort de l’hôpital en cas d’événement catastrophique, je cours partout et je saute un repas par jour.
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- The Boys est une serie TV américaine. Serge, un des trois héros est surnommé “Frenchie” (le français). C’est un dur à cuire.