Vivement le brise-glace, la mer et les baleines !

La glace est sale.

La neige est toujours jolie quand elle tombe. La mer de Ross, ses montagnes et les iles environnantes étaient aussi jolies. Une blancheur éblouissante, une pureté incroyable. Si la paix avait une couleur, ce serait ce blanc unique. Mais ici, c’est l’été austral et même si les températures retournent parfois au -20 °Celsius, ce n’est plus la moyenne. La normale est maintenant à -2 et -2 ici, c’est chaud… et la glace fond. Elle contient peu d’eau car nous sommes sur le continent le plus sec du monde. Nous n’avons donc pas beaucoup de ruissèlement, de boue. Mais le peu que nous avons est emporté sur nos routes de glace par les pneus de nos engins et ces pistes prennent la couleur de chemins de terre qui entrecoupent la mer de glace. De plus, le vent, qui est quotidien, emporte la poussière soulevée par les véhicules ou par des tourbillons qui s’élèvent entre les bâtiments. Cette poussière de roche volcanique noire se dépose sur ce qu’il reste de notre glace et la teinte en gris et noir. Tout autour, les montagnes passent du blanc au noir pour nous rappeler encore que la zone est volcanique et que l’ile de Ross ou nous nous trouvons a été créé par le feu, certainement celui d’Erebus ! La mer de Ross a aussi commencé à changer de couleur. La glace qui la recouvre devient plus sombre, un signe qu’elle fond et devient plus mince. Un autre signe de cette fonte est le fait que le tube d’observation sous-marine (Ob Tube) et certaines pistes su la glace sont maintenant fermés au personnel de la base. Il est temps que le brise-glace vienne briser tout cela et libérer la mer. Il sera suivi par les manchots, les baleines et les orques. McTown sera poussiéreuse et sur fond noir mais la mer sera claire et vivante.

Et il y a le Skua !

On a vu le premier Skua à la mi-novembre. Il y en a plusieurs maintenant. Ce sont des prédateurs, de gros oiseaux qui ressemblent à des mouettes ou à d’autres oiseaux de mer mais ils sont bruns, puissants, et ce sont des brutes sans pitié. Notre été austral est leur période de nidification et de novembre à décembre ils font leurs nids dans les zones côtières isolées de l’Antarctique, souvent au plus près des colonies de manchots. Ils ont deux œufs et éventuellement seul un poussin survivra pour quitter le nid après deux mois. Le nid… c’est beaucoup dire. Comme les Boobies de l’ile de Clipperton, le nid est tout simplement l’endroit où sont les œufs. Rien de spécial ! Leur nidification correspond à celle des manchots car ce sont des opportunistes, des voleurs et des charognards. Ils se nourrissent de carcasses de manchots, attaquent et tuent les petits, mangent leurs œufs. En l’air, occasion plutôt rare dans l’antarctique, ils attaquent les autres oiseaux de mer et les forcent à recracher leurs prises. Ils se nourrissent aussi de carcasses de phoques. Dotés d’un bec puissant, de griffes acérées au bout de leurs pattes palmées, ces oiseaux défendent leurs nids et attaquent d’autres oiseaux en vol en visant la tête. Opportunistes, certains se sont installés près des bases humaines ou ils peuvent parfois bénéficier d’un plateau repas trop exposé ou de poubelles non protégées. A McMurdo, on dit que pour les attirer, il suffit de sortir hors du réfectoire avec un plateau bleu de la chaine de distribution.

Et les hommes se lassent…

La magie a disparu, et laisse place à une sorte de monotonie pour la multitude qui supporte les opérations et la science à McMurdo. Il nous a fallu deux mois pour en découvrir les limites. Ob Hill, Hut Point, Scott base (NZ), Castle rock, parfois les aéroports sur glace de Williams et Phoenix. Nous ne travaillons plus en Antarctique mais à McMurdo. D’un coup, ce travail, les neuf heures par jours et six jours par semaine, sont cher payés pour le séjour. Les scientifiques sont partis camper sur les glaciers, au cap Crozier étudier les manchots empereurs ou autres adélies, dans la Dry Vallée pour y chercher la vie dans ses lacs souterrains, sur la glace pour y lâcher les ballons immenses de la NASA, à Siple dôme, WAIS, Marble Point… autant de noms de sites ici, en Antarctique. Le rush est terminé, l’urgence Covid diminuée (nous sommes passés d’un cas le 16 octobre à 70 mi-novembre, à deux maintenant), il est temps de se remettre en condition, de préparer l’arrivée des bateaux, de préparer les fêtes. Il est aussi temps de se préparer pour le fameux « Gap », l’intermission. Pendant deux semaines, il n’y aura plus d’avions, de visiteurs, de « freshies » (légumes et fruits frais), de courrier…rien, sauf urgences bien entendu. Pour moi la transition est difficile et la perte de ma mère n’a pas arrangé les choses. Je suis en partie venu ici attiré par tout ce que j’ai lu et vu sur ce qui se passait dans cette ville-frontière. Il y a encore peu de temps, même McMurdo était l’Antarctique et dans leur temps libre, ses habitants pouvaient quand même y trouver un peu d’aventure et de folie. Vols au pôle Sud quand il y avait des places dans l’avion, randonnées organisées à l’aérodrome de neige de Phoenix et son épave d’un avion Super Constellation écrasé début 1970 (pas de victimes), bain nu dans un trou de glace, exercices de survie en période de blizzard, camping sur glace…Mais même ici, le monde des bisounours a sévi. Il faut suivre un cours pour utiliser une échelle, monter une tente, utiliser un réchaud, apprendre à survivre a plus de 2 500 m (comme m’a dit le toubib amusé, il faut juste continuer à respirer), il ne faut pas dire de gros mots en présence des dames, vérifier les goujons de roue avant de prendre un véhicule, faire pipi dans la bouteille quand on se balade à l’extérieur… Avez-vous vu le film « Le show Truman » avec Jim Carrey ? Dès sa naissance il est entouré d’acteurs et vit dans un monde artificiel qui est celui d’un plateau de tournage. Il grandit, travaille, se marie… mais tout est faux autour de lui. Quand il essaie de s’échapper de sa ville côtière, son voilier heurte un mur ou l’horizon et les nuages sont peints. Il y a un escalier, une porte… et une station télé qui le filme depuis des décades pour le grand plaisir des téléspectateurs. McMurdo… tout ce que je vois par les fenêtres de mon bureau, au-delà de la mer de glace, au-delà de Castle Rock et de Ob Hill… est-il en fait peint sur un grand dôme, un horizon et un ciel artificiel ? Sommes-nous les objets de l’expérience ? Quand les scientifiques partent sur la mer de glace, vont-ils en fait rejoindre cet escalier et cette porte sur le mur peint, puis les studios, pour mieux nous étudier ?

La paranoïa va-t-elle remplacer la nouvelle monotonie ? le film « Les couloirs de la peur » (The Shinning, Jack Nichoson) va-t-il remplacer « La Chose » ? Grace a un montage-photo personnel, le mur du show Truman montre maintenant le volcan Erebus. Tout est possible. Vivement le brise-glace, la mer et les baleines !!!

Eric CHEVREUIL

Marine & Oceans
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La revue trimestrielle MARINE & OCÉANS est éditée par la "Société Nouvelle des Éditions Marine et Océans". Elle a pour objectif de sensibiliser le grand public aux principaux enjeux géopolitiques, économiques et environnementaux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d’un milieu fragile.   Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu'aux échanges. Les ressources qu'ils recèlent sont à l'origine de nouvelles ambitions et, peut-être demain, de nouvelles confrontations.

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