« Le Japon est profondément préoccupé par le renforcement militaire de la Chine »

Suite à l’annonce surprise d’un nouveau partenariat stratégique entre l’Australie, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis (Aukus) dans l’Indo-Pacifique, Michito Tsuruoka, professeur associé à l’Université Keio au Japon, livre pour Marine & Océans, le point de vue du Japon sur la situation dans la région et sur le rôle de la France. 

Propos recueillis par Erwan Sterenn

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Quels sont les enjeux de la région indo-pacifique aujourd’hui ?

L’avenir du monde sera davantage déterminé par la région indo-pacifique dans les années et les décennies à venir. La compétition stratégique entre les États-Unis et la Chine est assurément mondiale, y compris en ce qui concerne le cyberespace et l’espace extra-atmosphérique, mais le principal théâtre, physique, de cette compétition est l’Indo-Pacifique. C’est pourquoi Washington déplace son centre de gravité stratégique vers la région, en essayant de renforcer son réseau d’alliances et de partenariats. La caractéristique principale de la région indo-pacifique, comme son nom l’indique, est qu’il s’agit principalement d’un espace maritime et que l’équilibre de la puissance militaire y est déterminé par les capacités aériennes et maritimes. Les mers de Chine méridionale, de Chine orientale et de Taïwan sont considérées comme les points chauds les plus sensibles par rapport à la Chine. Si les États-Unis conservent un avantage comparatif vis-à-vis d’elle dans divers domaines, je dois admettre que l’équilibre global des forces dans la région penche désormais en faveur de la Chine.

Quel est le positionnement et la politique du Japon dans cette vaste région ?

Le Japon reste la troisième économie mondiale après celle des États-Unis et de la Chine. La politique étrangère active du Premier ministre Shinzo Abe (2012-2020) a, je pense, contribué à rehausser le profil politique et sécuritaire du pays dans la région et au-delà. En réponse à la dégradation de son environnement sécuritaire, le Japon a  renforcé son alliance avec les États-Unis, consolidé les fondements juridiques nationaux et autres de la sécurité et de la défense, et tendu la main à d’autres partenaires stratégiques régionaux, comme l’Australie, l’Inde, le Royaume-Uni et la France. C’est Abe qui a lancé l’idée d’un Indo-Pacifique libre et ouvert (Free and Open Indo-Pacifique – FOIP) en 2016 (1). Le concept repose sur trois piliers : la promotion des principes fondamentaux, tels que l’État de droit et la liberté de navigation ; la poursuite de la prospérité économique incluant l’amélioration de la connectivité, le développement d’infrastructures de qualité, la conclusion d’accords de libre-échange (ALE) et d’accords de partenariat économique (APE) ; enfin la promotion de la paix et de la stabilité, avec le renforcement des capacités en matière de sécurité, l’assistance humanitaire, les secours en cas de catastrophe (HA/DR) et la réduction des risques de catastrophe. J’ajouterais que le FOIP est un concept flexible et inclusif.

Qui sont les principaux alliés du Japon dans la région ?

D’abord et avant tout les États-Unis, les seuls engagés par une alliance à aider à défendre le Japon. L’importance de l’alliance nippo-américaine s’est accrue avec la montée en puissance de la Chine et le développement par la Corée du Nord de missiles balistiques et d’armes nucléaires. Pour les États-Unis également, le Japon a pris de la valeur face aux défis posés par la Chine. La coopération militaire entre les forces japonaises et américaines s’est considérablement approfondie ces dix dernières années. Le Japon s’efforce de renforcer sa coopération en matière de défense avec d’autres partenaires, notamment l’Europe, mais permettez-moi toutefois de souligner que cela ne peut pas remplacer le rôle des États-Unis. L’objectif de Tokyo est de créer des synergies entre les alliances initiées par les Etats-Unis dans la région, en particulier avec le Japon et l’Australie, et d’autres pays investis dans sa sécurité tels que l’Inde, le Royaume-Uni et la France. Le fait que d’autres alliés des Etats-Unis coopèrent avec eux dans cette région indo-pacifique est encourageant et pourrait constituer une contribution substantielle.

Comment le Japon perçoit-il la Chine aujourd’hui ?

Le Japon est profondément préoccupé par le renforcement militaire de la Chine et par son comportement de plus en plus affirmé dans la région. Sa préoccupation la plus immédiate est liée aux activités chinoises en mer de Chine orientale, autour des îles Senkaku. La menace hybride, ou ce que l’on appelle communément les « contingences de la zone grise » – sans guerre – est un sujet sur lequel se concentrent les acteurs de la politique étrangère et de sécurité. Toutefois, alors que nous avons tendance à nous concentrer sur ces questions hybrides, il est également important de prêter attention à la capacité croissante de la Chine en matière de missiles ainsi qu’à la modernisation et à l’expansion de son arsenal nucléaire. Le « fossé des missiles » se creuse entre la Chine et les États-Unis dans la région : la Chine dispose de plusieurs types de missiles balistiques (et hypersoniques) lancés depuis le sol, alors que les États-Unis n’en ont aucun. Jusqu’à récemment, les États-Unis n’étaient pas autorisés à posséder des missiles à portée intermédiaire lancés depuis le sol en raison du traité INF (Intermediate-Range Nuclear Forces Treaty) signé avec l’Union soviétique en décembre 1987 (2). La Chine n’a pas eu cette contrainte et a développé et déployé nombre de missiles. Pour combler cette lacune, les États-Unis développent actuellement de nouveaux missiles à lanceur terrestre destinés à être déployés dans la région. Le Japon doit aussi clairement indiquer comment il pourrait lui-même contribuer à combler ce déficit en missiles, au lieu de se contenter de se demander comment les États-Unis vont le faire. Le renforcement des capacités nucléaires de la Chine suscite également des inquiétudes dans la région et au-delà. Il a été récemment révélé que le pays construisait de nouveaux silos pour missiles balistiques intercontinentaux (ICBM). Quels sont les objectifs de Pékin ?

Quel est l’état du différend entre les deux pays au sujet des îles Senkaku ?

La position officielle de Tokyo est qu’il n’y a pas de différend territorial entre le Japon et la Chine sur la souveraineté des îles Senkaku à résoudre dans le cadre du droit international. Tokyo estime que les îles font « partie intégrante » du Japon. La Chine, ainsi que Taïwan, n’ont commencé à revendiquer ces îles que dans les années 1970. Les navires du gouvernement chinois, notamment les garde-côtes, pénètrent régulièrement dans les eaux territoriales japonaises, ce qui suscite des inquiétudes au Japon. Pourtant, ce que Tokyo doit faire est plutôt simple : maintenir le statu quo. Dans ces conditions, la réponse du Japon est maitrisée, même si la charge opérationnelle des garde-côtes japonais sur le théâtre des opérations augmente. C’est également une question de principes. Nous sommes contre toute modification du statu quo par la force ou la coercition. L’enjeu des îles Senkaku est important. Il ne faut pas le considérer comme un conflit portant sur des îlots ou des rochers inhabités.

La Chine développe très rapidement sa marine. Quelle analyse en faîtes-vous ? Et comment le Japon réagit-il ?

Le renforcement naval de la Chine sur le plan qualitatif et quantitatif inquiète beaucoup Tokyo. Outre la remise en question du contrôle des îles Senkaku par le Japon et la pression exercée sur Taïwan, il est clair que la Chine souhaite renforcer sa capacité de projection de puissance avec toujours plus de porte-avions, et sa capacité de riposte nucléaire avec toujours plus de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Concernant le Japon, le rôle de la force maritime d’autodéfense (JMSDF) est essentiel pour la défense du pays et devrait encore s’accroître dans les années et les décennies à venir. Le Japon a renforcé sa posture maritime en développant sa force sous-marine, en améliorant la coopération militaire avec les États-Unis et en transformant de facto ses destroyers porte-hélicoptères en porte-avions. Le plus grand défi consiste à contrer la capacité chinoise de « déni d’accès et d’interdiction de zone » (A2/AD pour, en anglais, Anti-Access / Area Denial), ce qui nécessite une intégration plus poussée entre les opérations japonaises et américaines. 

En mai dernier, des manœuvres militaires, incluant une composante maritime, ont réuni des soldats japonais, américains, australiens et français. Quel signe faut-il y voir ?

Cet entraînement conjoint, appelé ARC21 (3), a été un événement important, montrant l’engagement croissant de la France pour la sécurité de la région. Il s’agissait d’un exercice amphibie sérieux. Pour la première fois, des soldats français se sont entraînés sur le sol japonais. L’absence de cadre légal – appelé accord d’accès réciproque (RAA) – a rendu la préparation de l’exercice plutôt lourde et Tokyo a beaucoup de travail à faire pour faciliter ce type d’exercices conjoints au Japon. Certains observateurs restent cependant sceptiques, affirmant que l’engagement militaire européen ne peut affecter l’équilibre des forces vis-à-vis de la Chine et qu’il est donc dénué de sens. Il est vrai que le déploiement occasionnel de navires par l’Europe ne changera pas l’équilibre fondamental des forces dans la région. Toutefois, compte tenu du fait que les déploiements européens, et notamment ceux du Royaume-Uni et de la France, sont devenus plus substantiels et haut de gamme, avec des navires d’assaut amphibie, des sous-marin nucléaires d’attaque et des porte-avions équipés de chasseurs furtifs, je pense que nous pouvons tout de même espérer compliquer les calculs stratégiques de Pékin.

Quelles sont à ce jour les relations du Japon avec la France dans la région ?

Le Japon et la France approfondissent ce que l’on appelle le « partenariat d’exception ». La coopération maritime en est l’un des piliers centraux, y compris la coopération en matière de renforcement des capacités maritimes, de connaissance du domaine maritime (MDA) ainsi que la formation navale conjointe. Le Japon reconnaît le fait que la France est une puissance riveraine de l’Indo-Pacifique et se félicite de son engagement croissant en matière de sécurité dans la région. Un autre facteur qui pourrait accroître l’importance de la France pour le Japon est le Brexit. Pendant de nombreuses années, le Japon a compté sur le Royaume-Uni comme porte d’entrée dans l’Union Européenne, non seulement en termes commerciaux et économiques, mais aussi en matière de politique étrangère et de sécurité. Bien que les relations entre le Japon et le Royaume-Uni se poursuivent et que les liens en matière de défense se développent rapidement, indépendamment du Brexit, le Japon ne peut manifestement plus compter sur le Royaume-Uni comme porte d’entrée dans l’UE. Tokyo cherche de nouvelles portes d’entrée et Paris est l’un des candidats les plus sérieux.

Comment analysez-vous l’affaire des sous-marins français pour l’Australie et l’annonce surprise du partenariat stratégique (AUKUS) entre l’Australie, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ? 

Je comprends parfaitement la colère des Français. Le président américain Joe Biden a admis que le processus était « maladroit ». Il est encourageant de constater que les relations entre la France et les Etats-Unis semblent se rétablir rapidement, même si la réparation des relations avec l’Australie pourrait prendre plus de temps. L’important est que la France s’engage dans la région dans son propre intérêt national, et non dans celui des États-Unis ou de l’Australie. C’est pourquoi, je pense que la France restera dans la région, indépendamment de l’AUKUS. Il est également formidable que Paris soit désormais plus désireux de renforcer ses relations avec le Japon et l’Inde. Tokyo doit saisir cette opportunité. Toutefois, Tokyo souhaite que la coopération entre la France et l’Australie soit rétablie, car l’Australie est l’un des principaux acteurs de la sécurité dans la région, notamment à travers le Quad (4), un cadre de coopération quadrilatéral réunissant les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie. La coopération du Quad avec la France (et d’autres pays) est également un objectif que le Japon souhaite poursuivre dans les années à venir.

Y a-t-il un risque de dérapage militaire dans cette région du monde ?

Il y a toujours des risques, c’est pourquoi nous devons toujours faire attention à ne pas provoquer une escalade inutile ou involontaire des tensions. Mais, en même temps, nous devons être prêts à défendre ce qui nous semble important. Après tout, la paix et la sécurité ne sont pas gratuites.


  1. L’Indo-Pacifique libre et ouvert est un terme générique qui englobe les stratégies spécifiques à l’Indo-Pacifique des pays ayant des intérêts similaires dans la région. Le concept a été développé grâce à la coopération japonaise et américaine.
  2. Les Etats-Unis se sont officiellement retirés du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire le 2 août 2019.
  3. Du 11 au 16 mai 2021, les bâtiments de la Mission Jeanne d’Arc ont participé à l’exercice ARC21 organisé par les Forces d’auto-défense japonaises sur l’île de Kyushu. Le porte-hélicoptères amphibie (PHA) Tonnerre, la frégate de type La Fayette (FLF) Surcouf et le Groupement tactique embarqué (GTE) de l’Armée de terre composé de deux sections de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE) et du 1er régiment étranger de Génie (REG), se sont entraînés durant cinq jours aux côtés d’unités japonaises, américaines et australiennes dans le domaine des opérations maritimes et terrestres.
  4. Dialogue quadrilatéral pour la sécurité
Michito TSURUOKA
Michito TSURUOKA
Michito Tsuruoka a obtenu un doctorat au King's College de Londres et a été auparavant conseiller pour l'OTAN à l'ambassade du Japon en Belgique et chargé de recherche principal au National Institute for Defense Studies (NIDS). Ses domaines d'expertise comprennent la sécurité internationale, la politique européenne contemporaine et la politique étrangère et de sécurité du Japon.

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