Propos recueillis par Hélène Dupuis
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La montée du niveau de la mer inquiète nombre d’États littoraux et insulaires dans le monde qui craignent la submersion. Vous qui parcourez la planète, notamment le Pacifique, que pouvez-vous nous dire de la réalité de la situation et de cette inquiétude ?
Jacques Rougerie : Je partage pleinement cette inquiétude. Nous devons être conscients de ce problème, mais surtout, ne cédons pas au catastrophisme ! Il faut être pragmatique et trouver des solutions adaptées aux spécificités des différents littoraux planétaires en prenant en considération la géographie du lieu, sa culture, son équilibre sociétal, son économie… Il n’y a donc pas une unique solution. Sur ce sujet, comme dirait Napoléon, « allons doucement, nous sommes pressés ». Il est en effet urgent de se pencher sur ces enjeux, mais il faut aussi raisonner avec prudence et s’assurer que ces solutions ne finissent pas par avoir l’effet inverse.
Vous êtes l’homme de la vie sous la mer mais vous réfléchissez également à la vie sur la mer pour permettre aux populations menacées de submersion de rester dans leur environnement. Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?
Les enjeux de la montée du niveau des océans diffèrent selon les zones. Les Pays-Bas par exemple, qui ont une économie forte, une culture liée à la mer, vivent avec cette réalité depuis longtemps. C’est différent des Maldives, des atolls du Pacifique, qui seront submergés et dont les peuples deviendront des réfugiés climatiques. L’OCDE estime qu’ils seront à minima 600 millions d’ici 2050. Plutôt que de sombrer dans le catastrophisme, utilisons notre génie humain. Mettons en place des structures adaptées pour les maintenir sur leurs terres ancestrales. La montée des océans va se faire progressivement, nous avons trois décennies pour trouver des solutions.
Mon cabinet d’architecture œuvre en ce sens. Nous avons notamment un projet pour l’île de Maupihaa, en Polynésie française. Cet atoll risque d’être submergé. Nous avons donc imaginé des structures flottantes, avec un système de circulation des unes aux autres et la mise en œuvre de technologies d’avenir : traitement de l’eau, énergie positive et renouvelable à partir du soleil, du vent, de la mer, tout en nous inspirant de la culture ancestrale et des savoirs polynésiens. D’autres expériences sont également menées au Bangladesh, en Afrique… Encore une fois, toujours en tenant compte de l’économie et du contexte, car on ne peut pas se contenter d’adapter des technologies européennes à des pays en voie de développement.
Pensez-vous que ces projets puissent permettre d’éviter, ou au moins de limiter, les grandes vagues de migrations climatiques que l’on annonce ?
On ne pourra pas les éviter, mais il faut les limiter. Et même en accueillant un ou deux millions de réfugiés climatiques, il en restera toujours plusieurs centaines de millions. Nous avons la capacité de trouver ces solutions, j’y crois. C’est pour cela que j’ai créé la Fondation Jacques Rougerie, pour développer des synergies et encourager l’innovation architecturale liée aux océans.
A l’heure où l’Océan n’a jamais été plus mal en point, comment voyez-vous l’avenir de la relation entre l’humanité et la mer ?
Nous sommes de plus en plus attirés par la mer : sur les 8 milliards d’individus que compte la Terre, 50 % vivent sur le littoral et les projections font passer cette proportion à 75 % en 2050 pour une population estimée à 11 milliards d’individus.
Face à la montée du niveau des océans, il nous faut changer de paradigme. De ce point de vue-là, j’ai confiance en l’humain, plus particulièrement en la jeunesse. De nos jours, les jeunes ont une relation sensorielle à la mer, ils la pratiquent et ont conscience des dégâts provoqués par la pêche, les plastiques, la pollution, les rejets chimiques dans les estuaires… Ils deviennent chefs d’entreprises, sont décisionnaires et veulent passer à l’action. C’est prometteur.
Ce n’est pas encore totalement réglé, évidemment, mais quand on voit de grands évènements tels que le One Ocean Summit (1) on peut y croire. Et on doit y croire, même si je reste très prudent et très lucide face à la gravité de la situation. C’est l’objet de ma fondation : accompagner ces jeunes qui s’engagent, qui cherchent à donner un sens à leur existence et les aider à y croire. Cette démultiplication de projets développe l’imaginaire et permet de constituer une banque de données assez vaste pour valoriser les apports de la technologie, des sciences, du savoir, tout en redressant la barre.
En parlant de sciences, de solutions, mais surtout d’engagement, nous pensons à Sea Orbiter, qui est le projet de toute votre vie de « merrien ». De quoi s’agit-il et surtout, où en est-il à ce jour ?
Sea Orbiter, c’est la synthèse d’une trentaine d’années de recherches sur les habitats sous-marins. J’ai eu la chance de participer à pas mal d’expériences, de la création de maisons sous-marines à la traversée de l’Atlantique dans l’Aquaspace, un bateau à coque transparente, et tous ces projets m’ont donné envie de faire une station pour les chercheurs du monde entier, à l’instar de l’ISS, afin d’explorer et comprendre le monde sous-marin.
Il s’agit d’une base-vie verticale de 18 mètres au-dessus de l’eau et -12 mètres en-dessous, dont une partie est en pression atmosphérique et l’autre en saturation, ce qui permet aux « merriens », les hommes du monde sous-marin, de sortir sous la mer autant de fois qu’ils le veulent, quelles que soient les conditions en surface. C’est une sorte de ruche qui envoie des abeilles butiner les connaissances des océans. L’objectif est scientifique, avec l’exploration de cet univers en trois dimensions sur une longue durée, mais aussi éducatif, afin de souligner ce que les océans apportent à l’humanité.
En partenariat avec Rodolphe Saadé, président de CMA-CGM, nous reprenons les études et le business plan pour construire Sea Orbiter en 2024-2025 et être opérationnels fin 2026. C’est une belle aventure qui s’annonce, un beau symbole pour la jeunesse. Je souhaite qu’elle se l’approprie.
- Qui s’est tenu à Brest en France du 9 au 11 février 2022.