Entre 1908 et 2009, au moins quatorze lauréats du prix Nobel de physiologie et de médecine ont puisé au fond de l’océan les fructueuses intuitions qui les ont amenés à des découvertes scientifiques capitale
« Que les eaux grouillent de bestioles vivantes… », le récit de la Genèse recèle l’intuition d’une vie en abondance au fond des mers et c’est là, en effet, que la vie est apparue il y a près de quatre milliards d’années. Depuis la première cellule, toutes les grandes étapes de la croissance de la vie sur terre trouvent leur origine dans les eaux de la mer. Les centaines de milliers d’espèces connues qui y prospèrent représentent sans doute à peine 10% de celles qu’il nous reste à découvrir. Au XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, les chercheurs ont expérimenté de nombreuses espèces marines qui ont été à l’origine de découvertes biologiques majeures récompensées par sept prix Nobel de physiologie et de médecine entre 1908 et 2009. De nombreuses découvertes dans les domaines de l’immunologie, de l’anaphylaxie, de la respiration cellulaire, de la transmission de l’influx nerveux, de la mémoire, de la régulation du cycle cellulaire ou encore des enzymes télomérases, trouvent leur origine dans l’observation et la description d’une étoile de mer, d’une méduse, d’un oursin, d’un calamar, d’une limace ou d’une algue… Les mers semblent détenir encore bien des clés de notre compréhension de la biologie humaine et les organismes marins sont sans doute le réservoir des molécules pharmacologiques de demain. Focus sur ces hommes et ces femmes de science qui ont orienté leurs recherches vers l’océan.
1908, Ilya Metchnikov et Paul Ehrlich et la défense immunitaire
Ilya Ilitch Metchnikov, (1845–1916) est né près de Kharkov dans l’empire russe, aujourd’hui en Ukraine, d’un père officier russe et d’une mère juive. Il étudie la zoologie à l’université de Kharkov où il obtient son diplôme en 1864. Il poursuit des recherches à l’institut de biologie marine de Naples et à la Spezia, sur l’embryologie des étoiles de mer. Il enseigne à Odessa avant de devenir titulaire de la chaire de zoologie à l’université de Saint-Pétersbourg. En 1882, toujours attiré par la Méditerranée, il est à Messine où il commence l’observation des phagocytes, cellules d’étoiles de mer qui lui vaudront la célébrité scientifique. Il découvre qu’elles sont capables d’adhérer puis d’ingérer d’autres cellules ou corps étrangers et jouent ainsi un rôle clé dans la défense immunitaire. En 1887, il fait la rencontre décisive de Pasteur qui lui permet de poursuivre ses travaux à Paris. Professeur de microbiologie et spécialiste des maladies infectieuses, il devient vice-recteur de l’Institut Pasteur et obtient le prix Nobel en 1908 associé à Paul Ehrlich (1854–1915), docteur en médecine juif allemand, professeur à la faculté de Berlin, spécialiste en immunologie et en pharmacologie. Tous deux sont récompensés pour la découverte du rôle des globules blancs dans la défense immunitaire contre les bactéries, résultat de l’observation de la phagocytose. Un an avant sa mort en 1915, Ehrlich signera le Manifeste au monde civilisé des 93 savants allemands pour la paix. Metchnikov, mourra l’année suivante, en 1916, à Paris, âgé de 71 ans, alors que faisait rage la bataille de Verdun. Metchnikov qui professait un rationalisme sourcilleux et hostile à toute pensée religieuse, fût distingué en 1919 par les bolcheviques qui donnèrent son nom au prestigieux institut des maladies infectieuses de Moscou. L’urne funéraire contenant les cendres du savant est, elle, conservée dans la bibliothèque de l’Institut Pasteur.
1913, Charles Richet et la découverte de l’anaphylaxie
En 1913, c’est au tour du savant physiologiste français, professeur à la faculté de médecine, Charles Richet (1850 – 1935), d’être lauréat de l’académie suédoise pour ses travaux sur les complications physiques de l’allergie et sa description de l’anaphylaxie. En 1902, au cours d’une croisière scientifique dans l’Atlantique, au large du Cap Vert, à bord de la Princesse Alice, le yacht du Prince Albert 1er de Monaco, il observe les filaments toxiques de certaines méduses tropicales — les physalies — et expérimente l’action de la toxine extraite de ce filament sur un malheureux chien baptisé Neptune. A peine incommodé par une première injection de toxine, le pauvre Neptune s’effondrera brutalement à la seconde, un mois plus tard, comme sous l’effet d’un choc. Richet venait de découvrir l’anaphylaxie, c’est à dire une absence de protection ou d’immunité, soit le contraire de la vaccination. Il révéla que le processus immunitaire pouvait parfois aussi être pathogène. Savant positiviste et membre influent du Grand-Orient de France, Charles Richet est imprégné par la pensée scientiste et raciste ambiante au XIXe siècle. Après la première Guerre mondiale, il fonde et préside la société française d’eugénisme. Auteur de « La sélection humaine » en 1913 puis de « L’homme stupide » en 1919, il signa un certain nombre de sottises, en particulier quelques théories au sujet des races supérieures et de l’élimination des anormaux qui ne font pas honneur à son génie scientifique.
1931, Otto Warburg et la découverte de la respiration cellulaire
Otto Heinrich Warburg (1883–1870), né à Fribourg-en-Brisgau en forêt-noire, physiologiste et biochimiste allemand, obtient le prix Nobel de médecine en 1931 pour sa découverte de « la nature et du mode opératoire de l’enzyme respiratoire » dans le cadre de ses travaux contre le développement du cancer. Élève, à Berlin, d’Emil Fischer, prix Nobel de chimie en 1902, Otto Warburg devient docteur en chimie en 1906 puis docteur en médecine à l’université de Heidelberg en 1911. Jusqu’à la première Guerre mondiale, il conduit ses recherches au bord de la Méditerranée à la station de biologie marine de Naples où il s’intéresse tout particulièrement à la consommation d’oxygène des œufs d’oursins qui lui offriront plus tard un modèle pour ses travaux sur le métabolisme des tumeurs et la respiration des cellules cancéreuses. Il découvrira ainsi les caractères de l’enzyme responsable de la respiration cellulaire. Bon cavalier, il sert pendant la Grande guerre dans un régiment de Uhlans où sa bravoure lui vaut d’être distingué de la croix de fer. En 1918, il est cependant retiré du front pour devenir professeur à l’Institut Kaiser Wilhelm à Berlin qui deviendra Max Planck en 1948. Il dirige le département de physiologie cellulaire l’année de son prix Nobel en 1931. Il découvrit aussi les vagues calciques qui interdisent la pénétration dans la cellule ovocyte femelle de plusieurs spermatozoïdes. Protestant d’origine juive par son père, Otto Heinrich Warburg échappa en partie aux persécutions des nationaux-socialistes qui s’inclinaient parfois, malgré eux, devant les scientifiques qu’ils jugeaient éminents. Bien qu’interdit d’enseignement, il fut autorisé à poursuivre ses recherches sur le traitement du cancer. Un de ses meilleurs étudiants, Hans Adolf Krebs, obtiendra le prix Nobel de médecine en 1953. Otto Warburg meurt en 1970 au terme d’une très longue et très féconde carrière scientifique après avoir été proposé 47 fois pour le Nobel. Il repose au cimetière de Dahlem à Berlin.
1963, Huxley, Hodgkin et Carew Eccles et la découverte des mécanismes de la transmission nerveuse.
En 1963, deux physiologistes et biophysiciens britanniques, Andrew Huxley (1917–2012), demi-frère d’Aldous Huxley l’auteur du « Meilleur des mondes », et Alan Lloyd Hodgkin (1914–1998), se voient attribuer le Nobel de médecine pour leur description et leur explication du message nerveux à partir de l’observation de l’axone géant du calmar. Ils ont pour co-lauréat l’Australien John Carew Eccles (1903–1997) pour ses travaux sur l’inhibition ou l’excitation des cellules nerveuses et la notion de signal synaptique. L’axone est le long prolongement fibreux du neurone qui a un très gros diamètre chez le calmar, ce qui en faisait un modèle biologique plus facilement observable que n’importe quel autre avec les moyens techniques disponibles à l’université de Cambridge dans les années trente et la fin des années quarante. A travers l’une des premières applications de l’électrophysiologie, Huxley et Hodgkin ont ainsi montré la propagation des impulsions nerveuses par la mesure des changements de charges électriques (phénomènes de polarisation/dépolarisation de la membrane) en postulant l’existence de canaux ioniques le long de l’axone, ce qui leur permit d’établir leur théorie du potentiel d’action confirmée quarante ans plus tard par Erwin Neher et Bert Sakmann, Prix Nobel de médecine en 1991.
2000 : Kandel, associé à Carlsson et Greengard, découvre les bases moléculaires de la mémoire
L’Américain Eric Kandel est né en Autriche en 1929, dans une famille juive germanophone de Vienne. Après l’Anschluss et la nuit de Cristal en 1938, sa famille émigre à New-York, aux États-Unis. Il étudie d’abord la littérature et l’histoire moderne européenne au collège de Harvard. Au début des années 1950, il fréquente assidument des psychanalystes qui avaient été proches de Sigmund Freud et se passionne pour la psychologie comportementale, le fameux behaviourisme, en vogue aux États-Unis dans les années 1950. Pour se consacrer entièrement à la psychanalyse, il entreprend en 1951 des études de médecine à l’université de New-York et se spécialise en psychiatrie. Dès lors, il considère que sa pratique médicale doit désormais se fonder sur la biologie du cerveau. En 1955, il approfondit la neurophysiologie à l’université de Columbia où il est professeur de biochimie et de biophysique, et chercheur en neuroscience. En 2000, à l’aube du millénaire, il est lauréat du prix Nobel de médecine associé à Arvid Carlsson et Paul Greengard pour ses travaux de recherche sur la mémoire dont il a découvert les bases moléculaires grâce à l’observation et à l’étude du système nerveux d’un mollusque gastéropode, l’Aplysia californica, une sorte de limace de mer, qui possède un plexus nerveux beaucoup plus simple qu’un cerveau. Il démontre que les interactions entre les cellules nerveuses et la sécrétion de substances spécifiques sont essentielles pour l’apprentissage et la mémoire.
2001, Timothy Hunt et la découverte des cyclines
Timothy Hunt est un biochimiste anglais, né en 1943 près de Liverpool. Il obtient son doctorat de l’Université de Cambridge en 1968. Chercheur en 1982 au laboratoire de biologie marine de Woods Hole aux États-Unis, il étudie le cycle cellulaire des œufs de l’Arbacia punctulata – l’oursin noir de l’Atlantique ouest – et découvre de nouvelles protéines – les cyclines – impliquées dans le développement des tumeurs cancéreuses. A partir de 1991, il approfondit ses recherches à l’Imperial Cancer Research Fund et devient membre de la Royal Society. En 2001, à la suite d’Eric Kandel, Timothy Hunt reçoit le prix Nobel de Médecine pour ses travaux sur la régulation du cycle cellulaire par la découverte des cyclines. En 2006, la Reine Elizabeth II le fait chevalier de l’Empire britannique pour service rendu à la science.
2009, Jack Szostak, Elizabeth Blackburn et Carol Greider et la découverte des télomérases
Enfin, en 2009, trois scientifiques américains, Jack Szostak, né en 1952, Elizabeth Blackburn, née en 1948 et Carol Greider, née en 1961, ont obtenu ensemble le prix Nobel de médecine pour leurs travaux sur la découverte et le fonctionnement des enzymes télomérases. On connaissait depuis longtemps les « télomères » composés d’ADN au bout des chromosomes, protégeant ceux-ci lors des divisions des cellules. Grâce à l’étude d’un minuscule organisme unicellulaire vivant dans les flaques d’eau douce, Tetrahymena, ces trois chercheurs ont découvert que ces télomères étaient fabriqués par une enzyme, la télomérase, ce qui expliquerait pourquoi lors de la multiplication des cellules alors que les chromosomes se dupliquent, ils ne s’abiment pas et semblent échapper au vieillissement. La compréhension des chromosomes de cet organisme permettrait de contrer certains mécanismes du vieillissement. Cette découverte semble ouvrir des perspectives thérapeutiques dans le traitement du cancer et de certaines maladies héréditaires.
- Cet article est inspiré de nombreuses publications et travaux de Gilles Bœuf : Boeuf, G. 2007. Océan et recherche biomédicale. Journal de la Société de Biologie, 201 (1), 5-12. ; Boeuf, G. et J. M. Kornbropst. 2009. Biodiversité et chimiodiversité marines. Biofutur, 301, 28-32. ; Boeuf, G. 2011. Marine biodiversity characteritics. Comptes Rendus Biologie, 334 (5-6), 435-440. doi:10.1016/j.crvi.2011.02.009. ; Boeuf, G. 2015. Ocean, Biodiversity and Resources. In Ecosystem sustainability and global change. ISTE, Wiley, 1-36. ISBN 978-1-84821-703-4.