« Avec le développement des électro-carburants émerge une nouvelle géopolitique de l’énergie » (Entretien avec Jean-Michel Germa)

Jean-Michel Germa, fondateur et ancien président de la Compagnie du vent (1), aujourd’hui président de Soper SAS et MGH-Energy (2), est l’un des acteurs clés, en France, des énergies renouvelables. Sa conviction : les carburants de synthèse et spécialement les électro-carburants sont la clé de la décarbonation du transport maritime et au cœur de nouveaux partenariats stratégiques. Explications. 

Propos recueillis par Bertrand de Lesquen

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Pourquoi pensez-vous que la décarbonation à grande échelle du transport maritime passera par les carburants de synthèse ?

Pour décarboner le transport maritime, il existe trois leviers principaux qui font maintenant consensus : la propulsion vélique, le slow steaming et les carburants de synthèse. On estime que la propulsion vélique permettrait de décarboner 5 à 10 % du transport maritime mondial, car on ne peut pas installer des voiles sur tous les navires. Le slow steaming a un effet immédiat et est bon marché, mais réduire la vitesse exige de mobiliser plus de navires pour transporter le même tonnage ; en conséquence, il ne permettrait de diminuer les émissions de carbone du shipping mondial que de 10 à 20 %. La piste des carburants de synthèses, dont en particulier les électro-carburants, est la plus intéressante à grande échelle : on estime qu’ils pourraient décarboner jusqu’à 70 % du shipping mondial. L’idée est de remplacer les carburants d’origine fossile utilisés aujourd’hui par la quasi-totalité des navires, par des carburants ne provenant pas du pétrole. Aujourd’hui, celui qui intéresse le plus les transporteurs maritimes est le méthanol. Il existe d’autres leviers qui contribueront à décarboner le transport maritime mondial – bio carburants (durant une période de transition) ; propulsion électrique ; conception, construction et exploitation des navires (en particulier l’efficacité énergétique) ; énergie solaire, etc. – mais leur contribution, bien que nécessaire, devrait être faible en volume.

Comment sont produits ces électro-carburants ?

Il vaut mieux parler d’hydrocarbures que de carburants. Comme son nom l’indique un hydrocarbure est une molécule composée d’hydrogène et de carbone. Pour les produire, on met des molécules d’hydrogène et de carbone en contact à haute pression et haute température, en présence d’un catalyseur. Lorsque l’hydrogène est produit par électrolyse de l’eau, on parle d’électro-carburant. On peut ainsi obtenir toutes sortes d’hydrocarbures de synthèse, appelés aussi e-fuels : e-méthane, e-GPL, e-essence, e-diesel, e-kérosène, e-méthanol…

Ces carburants ne sont pas décarbonés « par nature ». En effet, si le carbone utilisé pour la synthèse est capté dans un produit carboné présent dans le sol, le charbon par exemple, on ajoutera du carbone dans l’atmosphère au moment où le carburant brûlera dans un moteur. Mais dans une perspective de décarbonation, les électro-carburants sont produits à partir de carbone capté dans l’air, provenant de fumées d’usine ou de la biomasse (attention, les ressources de biomasse sont limitées). Ainsi, leurs émissions « nettes » sont très faibles comparées à celles des carburants pétroliers. 

La production de ces électro-carburants est très énergivore. Comment garantir alors leur totale neutralité en carbone ?

Le transport maritime mondial consomme environ 300 millions de tonnes équivalent pétrole chaque année, et pour fixer les idées, la production de 500 000 tonnes par an de e-méthanol nécessite déjà une puissance électrique de l’ordre de 2 gigawatts. C’est considérable. Pour que les électro-carburants soient renouvelables et décarbonés, il faut que l’électricité utilisée pour les produire le soit aussi. Aujourd’hui elle est principalement d’origine solaire ou éolienne. Il faut rappeler ici que les éoliennes et les panneaux photovoltaïques sont des technologies industrielles matures et qu’elles sont considérées par l’Agence Internationale de l’Energie comme les technologies de production d’électricité les plus compétitives que l’humanité ait eues à sa disposition. D’ailleurs ces deux technologies représentent chaque année plus de 500 milliards d’euros d’investissement au niveau mondial.   

Qu’en est-il du prix et des perspectives de ces électro-carburants ?

Décarboner 70 % du transport maritime, avec par exemple du e-méthanol, requiert des investissements à hauteur de 4 000 milliards d’euros environ ! Ce montant semble incommensurable, pour autant il ne doit pas paralyser notre action. En effet, même si aujourd’hui, les électro-carburants sont jusqu’à 4 à 5 fois plus chers que leurs équivalents fossiles, leur grande force est d’abord d’être miscibles. Un électro-carburant peut se substituer ou se mélanger en toutes proportions à son homologue fossile sans nécessiter un changement de moteur, ou simplement de faibles adaptations (cas du e-méthanol par exemple). La chaîne d’approvisionnement peut également rester la même. Ensuite, la réglementation devrait bientôt imposer une obligation d’incorporation de ces carburants. Cela signifie que nous pourrons augmenter la consommation d’électro-carburants des navires progressivement, à mesure que l’offre augmentera et que le prix baissera.

 Et le prix baissera nécessairement, car la production d’électro-carburants ne nécessite pas de matière première, seulement de l’énergie électrique fournie par le vent ou le soleil. Une fois les investissements initiaux amortis, le coût de production diminuera donc radicalement, jusqu’à devenir très faible. C’est un peu « la magie » des énergies renouvelables que l’on retrouve ici dans les électro-carburants.  La période d’amortissement – une quinzaine d’années – peut être qualifiée de « transition » énergétique ou écologique. Conséquence : progressivement (parce qu’ils sont miscibles), d’ici 2050 par exemple puisque c’est l’horizon de décarbonation que semblent se fixer les Etats, il sera possible de décarboner une grande proportion du transport maritime mondial, sans surcoût notoire (parce que les électro-carburants n’utilisent pas de matière première), ni pour les armateurs ni les chargeurs, et surtout sans subvention massive à la charge des Etats. 

L’Europe dispose-t-elle des vastes espaces ensoleillés ou venteux nécessaires à la production de l’énergie que requièrent ces électro-carburants ?

Malheureusement, la géographie européenne n’est pas la mieux adaptée. L’Europe est un continent très peuplé avec des ressources solaires et éoliennes moyennes sauf en quelques zones de petites tailles, situées notamment au sud (soleil) et au nord (vent). Les panneaux photovoltaïques s’installent dans les grands déserts « jaunes » comme le Sahara et les éoliennes plutôt dans les grands déserts « blancs » des pays froids, au nord du 60è parallèle par exemple, où le vent est particulièrement énergétique. Pour des raisons de souveraineté, l’Europe pourra produire nationalement des quantités modérées d’électro-carburants, pour les navires militaires par exemple. Mais sans subvention, il sera impossible de produire en masse et à un coût compétitif sur le continent européen.

Qui sont les principaux acteurs engagés dans la production de ces électro-carburants ?

Comme dit plus haut, nous avons les moyens d’agir et différents acteurs s’engagent déjà dans cette voie. C’est le cas des producteurs historiques d’électricité qui savent qu’elle est l’énergie clé pour produire ces nouveaux carburants, mais aussi des producteurs de carburants fossiles qui ont compris qu’ils devaient se remettre en question, et des producteurs d’énergies renouvelables évidement. De grands armateurs ont également réalisé que les règles du jeu étaient en train de changer et qu’il fallait s’approprier ces nouvelles sources de carburants pour faire face aux futures évolutions de la réglementation. Je pense notamment à Mærsk, qui a signé un accord de 10 milliards d’euros avec le gouvernement espagnol pour produire du e-méthanol en Espagne. Ou encore à la CMA CGM qui a commandé une vingtaine de porte-containers qui seront propulsés au méthanol. Le groupe Total Energies vient aussi d’annoncer un projet de 10 milliards d’euros au Maroc pour produire de l’hydrogène vert.

Votre société, MGH Energy, est elle-même engagée dans ce domaine. Quels projets développez-vous ?

En effet, la production d’énergie électrique éolienne et photovoltaïque est notre métier depuis plus de 30 ans ! Nous avons pris conscience assez tôt de l’augmentation des besoins et des zones géographiques dans lesquelles nous pourrions développer ces projets. Nous portons aujourd’hui un projet de production d’électro-carburants au Maroc et nous prospectons en Amérique du Sud et en Europe du Sud. Nous produirons principalement du e-méthanol pour le transport maritime et du e-kérosène pour le transport aérien.

Au regard de tout cela, vous parlez de l’émergence d’une nouvelle géopolitique de l’énergie. Qu’entendez-vous par là et quels sont ses enjeux ?

Depuis des décennies, nous entretenons avec les pays producteurs de pétrole des relations diplomatiques et stratégiques qui permettent à la France de garantir un accès aux ressources énergétiques dont elle a besoin. Les futurs électro-carburants de nos systèmes de transport seront produits dans des pays qui ne seront pas nécessairement les mêmes que les pays qui sont les actuels producteurs de pétrole. Il me paraît donc essentiel de réaliser dès maintenant une cartographie de cette nouvelle ressource, sur laquelle on pourrait fonder une nouvelle stratégie diplomatique. Cela permettrait à la France d’anticiper l’accès au pétrole vert de demain et d’orienter ses investissements en conséquence.  Notre pays dispose des technologies permettant de produire des électro-carburants et nous avons donc une carte importante à jouer au moment où des marchés considérables se mettent en place. En soutenant ses entreprises par des relations diplomatiques, la France s’assurerait de jouer un rôle de premier plan dans cette nouvelle géopolitique de l’énergie.

Pour le moment, la France a-t-elle pris la mesure de cette nouvelle donne ?

La France a mal négocié le tournant des énergies renouvelables pour des raisons historiques. Avec l’énergie nucléaire, elle n’a pas eu besoin de se tourner vers les énergies solaires et éoliennes plus tôt, comme l’a fait le reste du monde. Mais nous ne pourrons produire tous les carburants de synthèse dont nous aurons besoin grâce à l’énergie nucléaire. En effet, la réglementation va nécessiter de disposer de ces électro-carburants dès 2025 et l’électricité nucléaire disponible ne sera pas suffisante à si court-terme. Par ailleurs, les carburants de synthèse produits dans des pays à fortes ressources solaires ou éoliennes sont plus compétitifs que ce que nous pourrions proposer avec de l’énergie nucléaire en France. Pour prendre ce virage historique, la France doit s’affirmer autrement dans ce nouveau système : par la diplomatie et par la projection de ses compétences industrielles à l’étranger.

Quelle place voyez-vous pour le gaz naturel liquéfié, qui a été choisi ces dernières années par de grands opérateurs, comme CMA CGM, pour propulser leurs navires ?

Le gaz naturel liquéfié est une molécule de transition. Son utilisation pour la propulsion des navires est liée à l’obligation de désoufrer le carburant instituée par l’OMI en janvier 2020. Mais il n’est pas un carburant décarboné en soi, ni un carburant renouvelable, à moins d’être produit par synthèse. Rappelons aussi que le méthane est un puissant gaz à effet de serre lorsqu’il est relâché dans l’air.


  1. Opérateur éolien et solaire cédé à Engie en avril 2017.
  2. Filiale du groupe Soper, SAS, MGH Energy (Mobility Green Horizon) est une société innovante qui se consacre à la décarbonation des transports, principalement maritimes et aériens mais aussi terrestres. mgh-energy.com

 

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