Entretien avec Nasser Bourita, Ministre des Affaires étrangères, de la Coopération africaine et des Marocains résidant à l’étranger.
Propos recueillis par Aymeric Chauprade.
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La tendance mondiale est à la disparition des contentieux de frontières terrestres entre les États mais à la multiplication des conflits de délimitation maritime. Quelle est la philosophie du ministère des a aires étrangères marocain sur ce sujet de la souveraineté maritime ?
Les contentieux de frontières terrestres sont, souvent, une réminiscence d’injustices coloniales. En Afrique, une trentaine ont éclaté après les indépendances, majoritairement réglés aujourd’hui, mais pas tous. J’aimerais donc pouvoir constater une disparition des contentieux terrestres, mais on n’y est pas encore. Le fait est qu’une fois les souverainetés nationales restaurées sur terre, les États se sont employés à parfaire leur assise en mer. Cette appropriation des espaces maritimes a, souvent, fait apparaître des chevauchements, dont les souverainetés s’accommodent mal. D’autant que l’intérêt pour la mer n’a fait que grandir. Elle est moins une frontière et davantage un espace de jonction, de sécurité, de richesse et de coopération dans le rapport au voisinage et au monde.
Dans cette dynamique, la Convention sur le Droit de la Mer de 1982 a non seulement permis aux États de connaître leurs droits, mais elle a aussi accéléré leurs revendications, en leur fixant des délais fermes comme pour l’extension du Plateau Continental. C’est pour cela que l’on observe plus de revendications et donc plus de contentieux. Il faut dire que la Convention a aussi installé l’équité et le rejet du fait accompli au cœur de la délimitation maritime. De ce fait même, les contentieux maritimes ont cette particularité d’être, aussi, une invitation au dialogue et à la négociation. D’ailleurs, la Convention prévoit des mécanismes singuliers — comme les Zones de Développement Conjoint — qui permettent de transformer les chevauchements en opportunités de coopération plutôt qu’en source de conflit, sans préjuger des solutions juridiques sur le fond des prétentions respectives.
C’est précisément la philosophie du Maroc en la matière : parachever la délimitation de ses espaces maritimes, et y exercer de manière responsable les attributs de sa souveraineté ou de sa juridiction, tout en les optimisant comme espaces de jonctions, de coopération et de développement.
Quelle est justement l’action de votre ministère et son bilan s’agissant de la consolidation de la souveraineté maritime du Royaume du Maroc, sur le fondement de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer ?
S’il fallait un bilan, ce serait d’abord le constat de l’intérêt royal structurant pour les questions maritimes. C’est sous le règne de Sa Majesté le Roi Mohammed VI que le Maroc a ratifié la Convention de 1982 sur le Droit de la mer. Le Maroc avait, certes, défini ses espaces maritimes dès 1973. Mais pour obtenir l’achèvement de l’intégrité territoriale dans les provinces du Sud et optimiser les possibilités offertes par la Convention à la lumière d’une situation maritime complète et à jour, le Royaume a engagé un processus qui a abouti, en mars 2020, aux lois n°37-17 et n°38-17 concernant, respectivement, les eaux territoriales et la zone économique exclusive (ZEE). Nous avons aussi procédé à la fixation de lignes de base actualisées sur nos quelques 3500 km de côtes, en Atlantique et en Méditerranée. Enfin, le Maroc a présenté des éléments préliminaires pour l’extension des limites extérieures de son Plateau Continental jusqu’à 350 milles marins, dans l’attente de la finalisation de son dossier définitif. Ce travail, nécessaire et salutaire, a été mené dans le respect strict des droits du Maroc et de ses responsabilités, notamment vis-à-vis de ses voisins. Car, le Maroc — qui refuse lui-même le fait accompli unilatéral — ne cherche pas à en imposer. La délimitation maritime se fera, le moment venu, sur la base d’un accord équitable avec les États voisins.
Le Roi du Maroc a une position très humaniste sur l’immigration, une question devenue une préoccupation majeure de l’Union européenne. Comment le Maroc aborde-t-il cette question migratoire ?
C’est effectivement à travers le leadership humaniste de Sa Majesté le Roi que le Maroc aborde la question migratoire. La politique nationale en la matière en est l’illustration. Elle est humaniste dans son esprit, pragmatique dans sa méthode et responsable dans sa démarche. Ce n’est pas tant le Maroc qui l’affirme, que ses actions. Ce n’est pas un hasard que Sa Majesté le Roi ait été choisi par les chefs d’État africains comme leader de l’Union africaine sur la migration. Ce n’est pas un hasard non plus si le Maroc abrite le siège de l’Observatoire Africain de la Migration, ni que Marrakech soit la ville de la Conférence Internationale sur la Migration, ou encore que le Maroc soit désigné parmi les pays champions du Pacte de Marrakech sur la Migration. Le Maroc est et demeure un partenaire fiable et engagé de l’Europe, sur la migration comme sur de nombreuses autres questions. Car le partenariat Maroc-UE est global. La vision royale de la question migratoire prône l’équilibre : entre sécurité et développement, entre circulation ordonnée et droits humains des migrants, et entre fermeté indispensable et responsabilité partagée.
Quel regard portez-vous sur le partenariat global, privilégié et renforcé entre le Maroc et l’Union européenne ? Quels en sont les principaux atouts et les éventuelles fragilités ?
Le partenariat entre le Maroc et l’Union européenne (UE) est une réalisation de long cours, mue par des dynamiques durables. Le regard que nous portons dessus est à la fois positif et exigeant. Positif, car le partenariat est pionnier à l’échelle de tout le voisinage Sud de l’UE, à tous les niveaux. Exigeant aussi parce que notre ambition est d’optimiser pleinement son potentiel, dans le cadre d’une relation gagnant-gagnant, basée sur le respect et la confiance. Avec l’UE, nous consolidons nos convergences de manière transversale sur tous les domaines de coopération, dont notamment les questions maritimes et de pêche, la formation aux métiers de la mer, la protection civile ou encore de gestion coordonnée des frontières. De manière très pratique, nous travaillons en partenaires pour la valorisation et la durabilité des ressources halieutiques dans les eaux marocaines. Je reste convaincu que le partenariat Maroc-UE est appelé à croître au rythme des changements géopolitiques, économiques, sociaux, culturels, sanitaires, environnementaux et technologiques. Les défis auxquels nous nous attendons sont principalement exogènes. Le partenariat Maroc-UE n’a pas que des amis. Mais, l’acharnement des adversaires n’a fait que renforcer ce partenariat et prouver sa résilience. Nous avons, par exemple, construit une nouvelle génération d’accord de pêche qui met un accent plus prononcé sur la protection et la durabilité des ressources halieutiques nationales. En un sens, sans ces attaques, le Partenariat Maroc-UE n’aurait peut-être pas été aussi solide qu’il ne l’est aujourd’hui. « Une mer calme ne fait pas de bons marins », disait Franklin Roosevelt.
Le Maroc a des accords de pêche avec l’Union européenne mais aussi avec des pays comme le Japon ou la Russie. Sur quels critères le Maroc accorde-t-il l’accès à ses ressources halieutiques et pour quels objectifs ?
Les accords avec l’UE, la Russie et le Japon ont la particularité de donner un accès réglementé aux ressources halieutiques du Royaume, limité strictement au surplus de stock. Ils sont destinés à valoriser ce surplus qui serait perdu autrement, tout en veillant à la durabilité de la ressource. Ces accords sont aussi un levier de développement socio-économique, sur les plans national et régional. Nous veillons donc à ce qu’ils génèrent un impact positif sur le secteur et sur les populations, notamment à travers l’emploi, l’économie générale de la pêche et le transfert de connaissances. Mais au-delà de ces trois instruments, le Maroc dispose d’un réseau dense d’accords qui, sans donner accès à la ressource halieutique, renforce la coopération en matière de pêche. Nous avons des accords avec près d’une trentaine de pays dans le monde arabe, en Afrique, en Europe, en Asie et en Amérique latine.
Le Maroc s’est fortement engagé ces dernières années sur le sujet climatique et environnemental, en particulier dans la mise en œuvre des Accords de Paris. Dans cet esprit, le Royaume s’était engagé à atteindre 42 % d’électricité produite à partir des énergies renouvelables en 2020 et 52 % d’ici 2030. Que pouvez-vous nous en dire et quelle est, par ailleurs, la part du maritime dans cette ambition ?
Sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi, le Maroc n’a cessé de démontrer son engagement pour le développement durable et la lutte contre le changement climatique. Cet engagement se traduit concrètement par une politique axée, notamment, sur les énergies renouvelables, la diversification du mix énergétique et le renforcement de l’efficacité énergétique. Actuellement, 3 950 MW sont déjà opérationnels en solaire, éolien et hydroélectrique, ce qui a réduit la dépendance énergétique de près de 10 %. L’engagement du Maroc se traduit aussi par une mobilisation forte dans l’action climat en Afrique, que ce soit à travers les trois Commissions climats créées lors du Sommet africain pour l’action organisé à Marrakech en 2016 à l’occasion de la COP22, ou encore à travers l’initiative pour l’Adaptation de l’Agriculture Africaine (AAA).
Le maritime occupe une place importante dans cette vision royale. Le discours royal du 6 novembre 2020 à l’occasion du 45e anniversaire de la Marche Verte, a souligné combien il est important de « mettre en valeur les nombreuses potentialités que recèle le domaine maritime », en investissant notamment « tant pour le dessalement de l’eau de mer que pour l’exploitation des énergies renouvelables d’origine éolienne ou hydrolienne ». Le travail est en cours pour traduire cette orientation en une feuille de route pratique en vue d’une transition vers une économie bleue durable et inclusive.
Le Sahara apparaît comme une part essentielle du Maroc qui a obtenu des résultats significatifs ces dernières années, comme l’ouverture de nombreux consulats étrangers à Dakhla et Laâyoune. Que pouvez-vous nous en dire et en quoi les provinces sahariennes jouent-elles un rôle dans l’avenir maritime du Maroc ?
Le Sahara est bien plus qu’une part essentielle du Maroc. C’est « une question d’existence et non pas de frontières », comme l’a souligné Sa Majesté le Roi. Cette région, qui cristallise l’attachement du Maroc à son unité nationale et son intégrité territoriale, est le prisme à travers lequel nous considérons nos relations internationales et la qualité de nos partenariats. Les provinces du Sud sont aussi importantes pour l’avenir maritime du Royaume que les régions nord et la façade méditerranéenne. Elles ont, en plus, la particularité d’être le trait d’union avec la profondeur africaine du Maroc. Le Nouveau Modèle de Développement des Provinces du Sud, lancé par Sa Majesté le Roi en 2015, a mobilisé 8 milliards de dollars pour faire du Sahara un pôle économique et une plateforme de croissance et de développement au niveau national, régional et continental. C’est aussi en tenant compte de cette perspective que 23 pays ont décidé d’ouvrir des Consulats généraux à Laâyoune et Dakhla, et bien d’autres le feront dans les prochains mois. C’est une dynamique d’autant plus profonde que la région est appelée à être un hub du commerce continental et transatlantique, dans le cadre de la Haute Vision de Sa Majesté le Roi pour le développement des Provinces Sahariennes. Les orientations royales pour l’essor de l’économie maritime au Sahara marocain ciblent l’infrastructure portuaire, la pêche maritime et le dessalement de l’eau de mer comme des domaines prioritaires, pour permettre à la région d’atteindre son plein potentiel. Dans ce cadre, le port de Dakhla-Atlantique est un projet phare, bien qu’il ne soit pas le seul. Il confortera la région dans son rôle de hub ouest-africain et continental, dans la nouvelle dynamique qu’insufflera la Zone de libre-échange continentale africaine.
Le Roi Mohammed VI est parfois qualifié de « roi africain ». C’est sous son règne que le Maroc a réintégré l’Union africaine et développé des relations fortes avec de nombreux pays du continent. Quel lien feriez-vous entre la politique africaine du Maroc et sa politique maritime ?
Si l’Afrique a toujours été au cœur du Maroc, le Maroc n’a jamais été autant au cœur de l’Afrique que durant ces deux dernières décennies. Sa Majesté le Roi veille personnellement à la politique africaine du Royaume. La politique maritime s’y emboîte naturellement, à la faveur du positionnement unique du Maroc sur un carrefour des échanges globaux et à la croisée des espaces africain, euro-méditerranéen, arabo-asiatique et transatlantique. Dans ce panorama, le maritime est un trait d’union du Royaume avec le monde, et en particulier l’Afrique. C’est dans cet esprit que le Maroc s’est engagé dans un chantier structurant de modernisation de ses infrastructures maritimes, de transport et de logistique, sur ses deux façades maritimes, conformément à sa stratégie nationale à l’horizon 2030. Cette politique maritime permet également au Maroc de s’établir en tant qu’acteur de la sécurité énergétique mondiale. Il assume son rôle de trait d’union, y compris entre les grands producteurs de gaz africains et le marché européen et mondial, contribuant ainsi à l’émergence d’un système énergétique mêlant énergies fossiles du Golfe de Guinée et énergies renouvelables, dont il est un grand producteur.
Le Maroc, depuis la fin de la Guerre froide, et en particulier sous l’impulsion du Roi Mohammed VI, a développé une politique étrangère qu’on peut qualifier de multipolaire. En novembre 2017 vous avez établi une entente avec la Chine pour inclure Rabat dans les Routes de la Soie. Est-ce à dire que le système portuaire marocain, aujourd’hui en fort développement, a vocation à s’intégrer dans la nouvelle stratégie chinoise ?
La Vision Royale de la politique extérieure du Maroc ne conçoit pas le monde en axes, mais en partenariats. Dans cette logique, le Maroc œuvre, avec pragmatisme, à diversifier ses partenaires, en consolidant ses relations avec les amis historiques, mais aussi en s’ouvrant à de nouveaux partenaires. Si on parle de la Chine en particulier, le partenariat bilatéral est ancien, mais a connu un tournant majeur à l’occasion de la Visite Royale à Pékin en mai 2016. La Chine est devenue le troisième partenaire commercial du Maroc. La coopération menée depuis mars 2020 contre la pandémie de Covid-19, n’a fait que renforcer les liens et démontrer la pertinence et l’efficacité du Partenariat Stratégique scellé par Sa Majesté le Roi et le Président chinois en 2016. En plus des réalisations importantes au niveau bilatéral ces cinq dernières années, l’adhésion du Maroc à la Belt and Road Initiative1 s’inscrit dans ce cadre de référence. Le Maroc ambitionne d’en être un pays pivot, grâce à son positionnement géostratégique, à la densité de ses infrastructures, à l’ouverture de son économie, à la qualité de ses ressources humaines et aux opportunités qu’il offre en tant que plateforme d’investissement et d’échange.
Le Port de Tanger Med, ainsi que les autres grands ports en voie de construction ou d’extension, comme le Port de Nador sur la façade méditerranéenne, ou les ports de Kenitra, Casablanca, Jorf Lasfar, Safi, Agadir et Dakhla sur la façade atlantique, font du Maroc un acteur de poids dans le commerce maritime de demain. Pour le Maroc, il s’agit simplement de transformer ses atouts naturels et les grands chantiers réalisés sous le leadership de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, en opportunités d’échange et de co-développement, dans une logique gagnant-gagnant.
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- Nouvelle route de la soie chinois.