L’urgence de créer une économie fondée sur la nature (par Ralph Chami, Dinah Nieburg, Thomas Cosimano, Connel Fullenkamp)

 

 

 

L’humanité est à la croisée des chemins, confrontée à la double menace du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité animale. Les fondements mêmes dont dépendent nos vies sont menacés, et pourtant nos actions — nos modes de vie et nos activités économiques — restent déconnectés de cette calamité brutale qui approche à grands pas. Le COVID-19 a révélé ce que les scientifiques affirment depuis plusieurs décennies : le bien-être économique et social de l’humanité est inextricablement lié à la nature. Les mesures à prendre sont claires : nous devons de toute urgence atténuer les deux risques, simultanément et rapidement. Mais est-ce seulement possible ? Et si oui, comment y parvenir ?

La réponse à la première question est oui, car les deux risques sont liés. Cette crise peut avoir une fin heureuse si nous sommes capables d’exploiter le pouvoir d’une nature saine et vivante pour atténuer le changement climatique. Forts de ces connaissances, nous pourrons élaborer un nouveau cadre financier et économique capable de protéger et régénérer notre environnement naturel tout en limitant le risque du changement climatique. Mieux encore, ce nouveau paradigme sera source de prospérité durable et partagée. Il existe un chemin vers un avenir durable pour les peuples comme pour la planète qui doit commencer par une transformation de notre pensée économique et de notre propre comportement.

UN MODÈLE ÉCONOMIQUE ACTUEL NON DURABLE

Notre paradigme économique actuel part du principe que la nature est illimitée et que la richesse économique et le bien-être humain peuvent croître sans se soucier de l’impact de nos actions sur le monde naturel. La nature étant considérée comme « déconnectée » de la vie économique, nous avons créé une économie circulaire dégénérative qui extrait et pollue sans limites. Avec pour conséquences l’érosion de la biodiversité et des services écosystémiques dont nous dépendons, tels que la pollinisation, la régénération des sols, la purification de l’air et de l’eau puis, in fine, le risque lié au changement climatique auquel nous sommes tous confrontés. Un indicateur de la durabilité mondiale révèle que notre mode de vie actuel nécessite les ressources de près de deux
Terres1. En d’autres termes, nous empruntons aux générations futures et à ceux qui n’ont pas voix au chapitre, pour simplement préserver notre mode de vie. De toute évidence, cette quête de la croissance à tout prix pour l’humanité et pour la nature n’est pas viable. Nous devons changer notre comportement et cela passe par la modification de notre relation avec la nature. Nous avons besoin d’un plan d’action qui fasse évoluer notre vie économique d’une économie dégénérative à une économie régénérative.

ATTEINDRE LA NEUTRALITÉ CARBONE D’ICI 2050

L’Accord de Paris de 2015 n’a débouché sur aucun plan d’action, mais il a suscité des engagements de la part des États et des entreprises pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. A l’échelle mondiale, les efforts pour réduire les émissions de CO2 ont pris du retard par rapport à l’accélération du risque climatique. Et l’Accord de Paris ne visait pas à protéger la nature ou à réduire le rythme des extinctions et de l’érosion de la biodiversité. Ce n’est que cette année, et pour la première fois, que les organes scientifiques de l’Accord de Paris et de la Convention sur la biodiversité se sont réunis pour publier un rapport commun. Comment peut-on imaginer que l’on puisse séparer un problème climatique de la nature, ce système même qui régule le climat ? Mais l’Accord de Paris a également offert une opportunité d’action. L’échéance de 2050 approche rapidement et l’exigence insatiable de réduction et de séquestration du CO2 de la part des secteurs privé et public est une réalité, chacun menant la transition vers un monde sans carbone ou à carbone négatif. Des rapports récents indiquent clairement que le monde est déjà confronté à des effets importants du changement climatique et, qu’en raison d’un nombre insuffisant d’actions conjointes, il n’a plus 30 ans pour s’adapter. Si l’on veut avoir une chance de contenir la hausse à 1,5°C ou moins, nous devons réduire les émissions de carbone d’au moins cinquante pour cent dans les dix prochaines années. Un récent rapport de Mark Carney, ancien directeur de la Banque d’Angleterre, estime que les émissions nettes de CO2 devront être réduites de 23 milliards de tonnes par an avant 2030 et de 41 milliards de tonnes avant 2050. Avons-nous la technologie nécessaire pour répondre à cette exigence insatiable de réduction et de séquestration du carbone ?

LA FANTASTIQUE CAPACITÉ DE LA NATURE À PIÉGER LE CARBONE

Ces deux crises nous offrent une occasion unique de rééquilibrer notre relation avec la nature. Selon l’UICN2, les capacités de compensation des émissions de carbone fournies par la nature elle-même sont actuellement estimées à plus de 37 % de la demande identifiée par les engagements de l’Accord de Paris (dont 25 % dus aux seuls océans). Soit environ 24 milliards de tonnes par an et le potentiel est bien plus élevé. La science est à l’origine de ces connaissances et certaines de ces preuves sont assez récentes. Grâce aux progrès de la science et de la technologie, nous en apprenons toujours plus sur la valeur de la nature pour notre santé et notre bien-être économique.

La science a révélé la capacité de la nature à piéger le carbone, non seulement dans les arbres et les habitats terrestres, mais aussi dans les océans et les zones côtières, ou par l’interaction des espèces animales avec leurs habitats et entre elles. C’est avec la biodiversité dans son ensemble : plantes, animaux et micro-organismes que la nature peut assurer le piégeage du carbone et les nombreux autres services écosystémiques dont nous avons désespérément besoin.

Par exemple, l’océan, qui représente 70 % de la surface de la Terre, est l’un des plus grands puits de carbone de la planète. Selon des travaux récents rapportés dans le rapport 2019 du GIEC, pas moins de 440 Gt de carbone auraient été stockées en haute mer depuis 1830. Les scientifiques savent que le carbone stocké à plus de 200 mètres de profondeur le reste pendant plus de 500 ans, et pendant des millénaires s’il s’enfonce plus profondément encore. Le carbone est transporté par une interaction complexe de processus biologiques et chimiques, impliquant toutes les créatures marines, grandes et petites, qui interagissent dans la chorégraphie complexe de la chaîne alimentaire. Tous les maillons, et en particulier les grands vertébrés, prédateurs et mammifères, jouent un rôle considérable.

La science nous apprend également que les grandes baleines contribuent à la capture du carbone par leur fertilisation du phytoplancton. Ce dernier serait responsable de la capture de plus de 30% du CO2 d’origine anthropique. Une seule baleine peut également séquestrer plus de 33 tonnes de CO2 dans son corps, capturant à elle seule ce que font des milliers d’arbres. Les plantes et organismes marins côtiers tels que les marais salants, les mangroves et les herbiers marins, connus sous le nom de « carbone bleu », capturent et piègent également des quantités importantes de CO2 et constituent une défense naturelle contre les inondations. Par exemple, on estime que chaque prairie marine améliore de 15 000 tonnes le captage du CO2 sur une période de 50 ans. Malheureusement, on estime aussi que les herbiers marins d’aujourd’hui couvrent moins de 15 % de ce qu’était leur aire de répartition au début des années 1900. Outre le piégeage du CO2 par les arbres, des preuves scientifiques récentes révèlent que les éléphants des forêts d’Afrique augmentent de 7 % le piégeage du carbone dans les arbres et qu’un seul de ces mammifères suffit également à capturer plus de 9 500 tonnes de CO2 en augmentant la biomasse hors-sol dans la forêt. En outre, si l’on en croit les dernières données scientifiques, les forêts privées de leurs populations d’éléphants ont une capacité réduite à piéger le carbone.

Et pourtant, cette prise de conscience du pouvoir de la nature à capter le carbone et à fournir des services écosystémiques essentiels ne suffit pas à modifier le comportement humain et économique. La nature et les espèces animales continuent d’être menacées par diverses activités humaines, telles que la surpêche, les essais de sonars, les filets fantômes, la pêche commerciale, les collisions avec les navires, l’exploitation minière en eaux profondes, et, sur terre, par le braconnage et la disparition d’habitat. Comment se fait-il que tous ces services naturels inestimables pour l’humanité ne soient pas reconnus par la société ?

DONNER DE LA VALEUR À LA NATURE RÉGÉNÉRATRICE

Pour que ces avantages soient visibles aux yeux des décideurs, des consommateurs et du secteur privé, la connaissance scientifique sur ces bienfaits doit être traduite en langage monétaire compréhensible pour ces différentes parties prenantes, qui apprécieront d’autant la valeur d’une nature vivante et prendront les mesures pour fournir les fonds nécessaires à sa conservation. Un enjeu tout sauf anodin, car il suppose une mutation de notre comportement et de nos économies pour passer d’une vision extractive de la nature à une vision qui valorise une nature régénératrice.

Le prix du carbone sur le système d’échange de quotas d’émissions de l’UE est en constante augmentation. Du fait de la demande pressante de réduction et de séquestration du carbone par les Etats et le secteur privé, cette tendance doit se poursuivre et il est désormais possible de valoriser les services de séquestration du carbone offerts par la nature.

Par exemple, les travaux récents de Ralph Chami et de ses confrères montrent que la pompe à carbone biologique fournie par les grands fonds marins est valorisée à plus de 2 000 milliards de dollars. Les services écosystémiques des baleines bleues du Chili, y compris le piégeage du carbone, sont évalués à plus de 4 millions de dollars par baleine. Si les prairies sous-marines retrouvaient leurs niveaux historiques, la valeur de leur seul service de piégeage du carbone pourrait facilement dépasser les 2 000 milliards de dollars. Sur terre, ces travaux montrent que la capacité de piégeage du carbone des éléphants de forêt représente plus de 1,75 million de dollars par éléphant. Grâce à la science qui nous fait prendre conscience du rôle central que joue la nature dans l’amélioration de notre santé et de nos systèmes économiques, nous pouvons désormais traduire tous ces avantages en termes monétaires.

Lorsqu’on envisage de financer la protection et la régénération de la nature par d’autres parties prenantes pas toujours motivées par la philanthropie, l’évaluation en termes économiques des services rendus par la nature permet de réaliser une analyse coûts-avantages. Elle a le potentiel de galvaniser et libérer les ressources considérables des marchés autour des services que la nature nous offre. La valeur monétaire attribuée aux services écosystémiques de la nature, tels que la séquestration du carbone, transforme les ressources naturelles en une nouvelle catégorie d’actifs, car elles constituent potentiellement une nouvelle source de revenus. Mais que faut-il de plus pour libérer cette source potentielle de richesse ?

LA NÉCESSITÉ D’UNE ACTION POLITIQUE

Chacun s’accorde sur la nécessité d’une action politique pour protéger et régénérer notre environnement. Il existe de nombreux exemples d’accords, de conventions, d’engagements mondiaux, ou d’initiatives déployées au niveau national pour contribuer à la protection de la nature. Dans certains cas, une coordination mondiale est nécessaire, pour aborder par exemple les questions liées à la haute mer et aux grands fonds ou encore aux baleines. L’Océan et sa capacité à piéger le carbone (entre autres bienfaits) est un bien public et commun mondial. Une approche multilatérale est nécessaire pour garantir l’innocuité de l’activité économique à ce service vital. La même logique s’applique aux baleines qui, en raison de leur comportement migratoire global, sont également un bien public mondial. Soutenir la science est également fondamental dans la mesure où elle nous fait prendre conscience des atouts que ces biens publics mondiaux procurent à l’humanité. Les différentes politiques doivent permettre de garantir que la haute mer et l’océan profond, et les créatures qui y vivent comme les baleines, continuent à atténuer les effets d’un changement climatique en marche. Si nous perdons la vie océanique, nous perdons non seulement la lutte contre le changement climatique, mais nous mettons également l’humanité en danger.

En dépit de mesures politiques courageuses, telles que la mise en place d’aires marines protégées (AMP) et autres déclarations sur la sanctuarisation des océans, la vie marine reste impactée par des collisions avec les navires, des essais sismiques et des sonars qui nuisent gravement à l’ouïe des baleines, la pollution plastique qui l’empoisonne, l’exploitation minière en eaux profondes qui détruit les fonds marins et d’autres activités humaines qui voient la nature à travers le prisme de l’exploitation. De toute évidence, les déclarations d’intention ne suffisent pas à changer notre attitude pour valoriser le rôle régénérateur d’un océan vivant. Que faut-il de plus ? La valorisation monétaire des bienfaits des services écosystémiques offerts par la nature offre aux décideurs politiques un outil puissant pour infléchir notre comportement à son égard. Conjuguer des pénalités financières à une action politique soulignant le caractère sacré de la nature témoigne d’un engagement sérieux de la part des autorités à préserver la santé de leurs ressources naturelles. Contrôler et infliger des amendes lorsque des dommages sont causés aux richesses naturelles enverrait un signal clair aux acteurs du marché : la nature vivante a de la valeur. Reconnaître que la ressource naturelle est un atout naturel constitue une avancée encore plus importante.

SERVIR LES COMMUNAUTÉS LOCALES ET INDIGÈNES

Les deux risques auxquels l’humanité est confrontée peuvent être atténués mais il faut agir vite. Le nouveau paradigme économique abordé précédemment admet que la durabilité de nos systèmes économiques dépend de la durabilité de nos écosystèmes et de la biodiversité. Le nouveau cadre financier et économique prévoit la création de marchés liés à la protection et la régénération de la nature, les flux provenant de la vente de services écosystémiques (tels que les compensations ou les crédits carbone, dans ce cas précis) allant aux gestionnaires des actifs naturels qui produisent ces services : les communautés locales et indigènes. Grâce à l’augmentation de leurs revenus, elles seraient désormais en mesure de subvenir aux besoins de leurs familles et des générations futures, les conduisant de fait à admettre qu’elles doivent leur nouvelle prospérité à une nature intacte et florissante.

S’intéresser à la protection et à la restauration de la nature revient à soutenir directement plusieurs des 17 objectifs de développement durable (ODD), notamment le 13e objectif relatif au changement climatique, le 14e objectif relatif à la vie marine et le 15e objectif relatif à la vie sur terre. Mais le paradigme va beaucoup plus loin. Cette approche associe le bienêtre de la nature au bien-être des communautés qui vivent à ses côtés et dont les moyens de subsistance sont indissociés du soin apporté à notre environnement. Cette nouvelle source de revenus réduit la pauvreté (ODD1) et les inégalités (ODD10) en fournissant un revenu régulier tout en augmentant le niveau de vie grâce à un travail digne de ce nom et au développement des communautés locales (ODD8). Un environnement naturel sain et biodiversifié produit des services écosystémiques qui conduisent à une vie plus saine (Eau propre, ODD6 ; et Bonne santé, ODD3). Grâce à cette nouvelle économie positive pour la nature, un partenariat vertueux entre l’homme et la nature est à portée de main.

Les pays en développement et à faible revenu en bénéficient également. En vendant les services écosystémiques des actifs naturels — mais jamais les actifs eux-mêmes —, les pays dotés de ce capital naturel peuvent diversifier leur économie en s’éloignant de la dépendance typique au commerce de ressources épuisables, les aidant ainsi à limiter les chocs climatiques, entre autres. Les actifs naturels autofinancés éviteraient également de ne compter que sur les dollars du tourisme, tandis que les revenus et les emplois générés par la vente de services écosystémiques, tels que la séquestration du carbone, contribueraient à stabiliser les communautés chez elles, réduisant ainsi la nécessité pour ces communautés de migrer à la recherche d’un avenir meilleur vers les grandes villes ou à l’étranger. La prospérité économique serait ainsi à la fois durable et inclusive. Parallèlement, une nature florissante permettrait d’améliorer la santé et l’environnement des communautés locales et contribuerait à lutter contre le changement climatique au nom du reste du monde. Ce nouveau paradigme a la capacité de faire de la conservation une source de capital pour le développement économique.

Quelles sont donc les actions nécessaires au niveau des gouvernements locaux et de la communauté internationale pour libérer le pouvoir et la promesse de ce nouveau paradigme ? Nous présentons ci-dessous les étapes clés :

  1. Entreprendre l’inventaire des actifs naturels et de la biodiversité.
  2. Valoriser, en termes monétaires, les services écosystémiques que la nature apporte à nos économies.
  3. Adopter des politiques visant à protéger les droits de la nature, une étape nécessaire pour transformer les actifs naturels en capital.
  4. Utiliser des normes de vérification par le biais de technologies et de sciences avancées pour garantir une vérification transparente et fiable des services des actifs naturels.
  5. Garantir la pérennité de la protection et de la régénération des actifs naturels.
  6. S’assurer que les communautés locales bénéficient de revenus et d’emplois.

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