Au cœur de l’action en mer Rouge : entretien avec le CV Forissier, commandant de la FREMM Provence.

« Les marins déployés en mer Rouge ont été confrontés quasiment à toutes les menaces que l’on peut rencontrer à la mer. »

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Le capitaine de vaisseau Pascal Forissier commande la frégate multi-missions (FREMM) Provence, équipage A, une unité de premier rang de la Marine nationale. L’officier revient sur l’engagement de son bâtiment dans la protection du trafic maritime contre les frappes de la milice Houthi au large du Yémen. Un témoignage exceptionnel qui dévoile les nouveaux aspects de la guerre navale dans le contexte géostratégique international dégradé que nous connaissons.

Propos recueillis par Aurélien Duchêne 

Crédit : Marine nationale.

Pour prendre la mesure de l’unité que vous commandez, où se situe la FREMM dans l’ensemble des bâtiments de combat dont dispose la marine française et quels sont, comparativement, ses caractéristiques et atouts ?

La Marine est bâtie autour de deux piliers majeurs que sont le Groupe aéronaval avec le porte-avions et son escorte, et la Force océanique stratégique avec les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Pour permettre la mise en œuvre de ces deux piliers, il faut agréger un certain nombre de moyens, dont des frégates qui forment l’ossature de ce que l’on appelle la Force d’action navale, l’une des quatre grandes forces organiques de la marine (1) qui englobe tous les navires de surface. Parmi les frégates de la Force d’action navale, on a notamment des frégates de défense aérienne (FDA) et des FREMM, des frégates multi-missions. Pourquoi multi missions ? Parce qu’elles sont capables d’opérer dans tous les domaines de lutte. Elles mettent en œuvre le missile de croisière naval (MdCN) qui leur permet de frapper des cibles stratégiques à terre. Elles sont également spécialement redoutables dans la lutte anti-sous-marine, grâce à leurs sonars et à la complémentarité qu’elles ont su établir avec leur hélicoptère embarqué. Elles ont été reconnues – et c’est assez notable pour le souligner –, par les Américains, avec la remise, à trois reprises, par le commandant de la 6e Flotte américaine, du Hook’Em Award, le prix d’excellence de la lutte anti-sous-marine. Je terminerai en soulignant leur particulière discrétion dans l’ensemble des domaines, acoustique naturellement pour la lutte anti-sous-marine, mais également électromagnétique ou infrarouge. La FREMM est un bâtiment moderne, fortement automatisé, avec un système de combat intégré, une première dans la marine française, et désormais doté de capacités de traitement de la donnée puisque la FREMM Provence embarque, depuis maintenant plus d’un an, un Data hub embarqué (DHE).

La guerre en mer Noire a illustré la vulnérabilité de la marine russe, une marine puissante, face à la guerre asymétrique que lui a menée l’Ukraine jusque dans les ports. Quels enseignements en avez-vous retiré en tant que commandant de bâtiment, et plus largement, quels enseignements en a retiré la marine française ?

Je ne reviendrai pas sur ce que le vice-amiral Slaars, sous-chef d’état-major des opérations aéronavales, a dit lors du point presse du ministère des Armées du 20 février dernier. Pour autant, si je devais mettre l’accent sur un point particulier parmi ceux qui, en tant que commandant, m’ont clairement marqué, c’est peut-être l’importance de connaître la menace. La menace classique, celle à laquelle on s’attend dans les différents domaines de lutte, et celle, plus inédite liée aux innovations de l’adversaire, que l’on doit anticiper pour s’adapter et ne pas se laisser surprendre. A cet égard, la guerre en Ukraine a été remarquable, si je peux utiliser ce terme-là, dans l’emploi des drones, quel que soit le milieu dans lequel ils ont été utilisés. Pour nous, marins, cela a été l’occasion d’un retour d’expérience (RETEX) pour adapter nos tactiques et nos matériels à ce type de menace. On ne doit pas non plus écarter les menaces traditionnelles, comme celle des mines occultées pendant des années et remontant à la Première guerre mondiale. On a vu la réalité de l’emploi tactique de mines pour protéger une plage, pour gêner une flotte dans sa manœuvre, et avons, là aussi, un RETEX particulièrement riche. Plus globalement, concernant la connaissance de la menace, je dirais que le conflit en Ukraine nous a poussés à aller encore plus loin dans le travail d’acculturation de nos marins. On travaille à y faire face avec les contrôleurs opérationnels qui suivent nos opérations dans les zones où nous sommes déployés – en Méditerranée, Atlantique, Baltique, océan Indien, mer Rouge –, et avec nos différents services de renseignement.

Le deuxième enseignement que je retire du conflit ukrainien est l’importance du partage en boucle courte du retour d’expérience, de sorte que chaque unité profite en temps réel de l’expérience des unités déployées en opération au contact de l’adversaire ou du compétiteur, en tout cas au contact de la menace, ceci afin que les unités en phase d’entraînement puissent gagner en efficacité dans leur temps d’entraînement, d’acculturation et d’anticipation.

Troisième enseignement, l’importance de l’entrainement. La Marine a, par exemple, mis en place des exercices spécifiques de lutte contre les drones comme l’exercice Wildfire au cours duquel des unités ont été confrontées à des attaques en surface et aériennes, combinées, coordonnées, saturantes, pour tester nos tactiques et nos moyens de riposte, cinétiques ou électroniques.

Le quatrième enseignement est de savoir tirer profit des RETEX et des entrainements pour adapter rapidement nos procédures tactiques et nos systèmes embarqués, afin de rester dans le tempo des opérations. Des systèmes testés positivement lors d’un exercice Wildfire ont pu être très rapidement installés sur une frégate multi-missions déployée en opération. Cette démarche, que nous appelons « PERSEUS » dans la Marine, illustre mon propos sur la connaissance de la menace, le partage du RETEX en boucle courte, l’entraînement, l’adaptation de nos procédures et de nos systèmes, et la démonstration que tout cela nous sert directement en opération.

Des FREMM ont été engagées en mer Rouge pour protéger le trafic commercial contre les attaques de la milice Houthi. Les marins ont parlé de violence désinhibée. A quoi ont-ils été confrontés ?

Les marins qui ont été déployés en mer Rouge ont été confrontés quasiment à toutes les menaces que l’on peut rencontrer à la mer. La marine française l’a constaté dès décembre 2023 lorsque les Houthis ont commencé à engager les navires civils et les navires militaires qui les accompagnaient, avec des missiles antinavires, des missiles balistiques ainsi que des drones aériens et des drones de surface armés. Ceci dans une violence d’autant plus désinhibée qu’elle ciblait des navires civils se contentant d’assurer le trafic commercial, subitement pris dans une terreur voulue par les Houthis pour bloquer le flux commercial à destination de la Méditerranée. Quand j’ai été déployé en mer Rouge en novembre 2024, la situation s’était relativement calmée par rapport à l’intensité qu’on avait pu connaître au début de la crise, fin 2023 début 2024. Il ne se passait pourtant pas une journée sans que l’on ne perçoive la réalité et la permanence de cette menace dans la zone. La capacité des Houthis à mettre en œuvre de tels moyens de manière précise, soutenue dans le temps et coordonnée, suppose bien évidemment un solide soutien de la part d’une ou de plusieurs puissances étatiques, parce qu’ils ne peuvent réaliser seuls ce qu’ils ont fait et ce que l’on a constaté́.

Quel type de drones et de missiles ont été précisément utilisés par les Houthis, de quelle manière l’ont-ils été et comment ont-ils été traités ?

Je commencerai par évoquer les drones aériens. Ce sont des drones à voilure fixe qui volent à une centaine de nœuds, c’est-à-dire à peu près 180 km heure. Les plus courants sont les drones de type Samad utilisés pour délivrer une charge militaire ou pour du renseignement. Ils peuvent être téléguidés sur une cible ou voler avec une trajectoire prédéfinie, en tant que munition rodeuse par exemple, pour saisir l’occasion d’une cible et la frapper.

Les drones de surface sont des skiffs traditionnels, ces barques en bois employées par les pêcheurs dans la zone sud de la mer Rouge, équipés d’explosifs et téléguidés. Les Houthis sont allés jusqu’à les doter de mannequins pour laisser croire qu’il s’agissait de barques de pêche inoffensives et non de drones téléguidés armés. D’où le besoin pour nous de disposer de moyens de détection et d’identification suffisamment précis pour faire la distinction.

Les missiles antinavires employés sont des missiles volant très bas au-dessus de l’eau, dotés d’un autodirecteur qui leur permet d’accrocher le navire et de se diriger dessus, tout cela à une vitesse avoisinant les 1 000 km/h, ce qui laisse assez peu de temps pour la détection et la réaction.

Les missiles balistiques sont quant à eux des missiles tirés en cloche, et comme leur nom l’indique, en balistique. Certains sont tirés en balistique pure, d’autres sont probablement équipés d’autodirecteurs avec une sorte de guidage terminal permettant d’affiner leur trajectoire avant l’impact. La vitesse d’un missile balistique dépend de la distance à laquelle il a été tiré mais globalement, plus la cloche monte haut, plus le missile arrivera vite sur sa cible. On parle là de vitesse pouvant atteindre les 4 000 km/h, voire plus.

Toutes ces armes ont été utilisées de façon précise – ce qui suppose de vraies capacités de désignation d’objectifs –, et coordonnée. Les Houthis ont également fait preuve d’un vrai savoir-faire technique et tactique en mettant en œuvre, de façon coordonnée, des drones pour dans un premier temps détourner l’attention ou faire un premier impact, et ensuite des missiles, antinavires ou balistiques qui viendront immobiliser voire détruire le navire ciblé. Ils ont utilisé́ ces armes quotidiennement, pendant des mois, en dépit des frappes conduites par les Américains pour détruire leurs caches au Yémen, ce qui montre une solide filière de ravitaillement et d’importantes capacités de stockage et de protection.

Pour la détection de toutes ces menaces, nous disposons de nos systèmes radars et de nos systèmes optroniques. L’optronique est particulièrement importante pour, comme je le disais précédemment, identifier un drone habité ou pas, ou tel ou tel type de drone aérien. Concernant les missiles balistiques, on s’est appuyé, pour gagner du préavis, sur un système d’alerte avancée spécialisé dans la détection de ce type de missiles. Pour traiter ces drones et ces missiles, nous avons utilisé l’ensemble de nos systèmes d’armes, des mitrailleuses de 12.7 mm aux missiles Aster en passant par l’artillerie principale de 76 mm. Nous avons également eu recours à notre hélicoptère et à son armement embarqué, qui nous donne une allonge supplémentaire pour traiter la menace à bonne distance.

Tir d’un missile Aster depuis une frégate de défense aérienne française. Crédit : Marine nationale.

Certains observateurs ont regretté́ l’emploi de missiles Aster à 1 ou 2 millions d’euros l’unité pour détruire des drones à quelques dizaines de milliers d’euros. Qu’en pensez-vous ?

Je laisse les observateurs observer et les commentateurs commenter. Ce qu’il faut retenir, c’est que défendre le trafic civil et la liberté de navigation a un coût, et que protéger la vie de mes 150 marins n’a pas de prix. Ma responsabilité de commandant est de remplir la mission, en faisant en sorte de ramener tous mes marins à la maison. Si j’estime qu’un missile Aster s’impose pour traiter la menace, plutôt qu’une salve de 76 millimètres, je n’hésite pas un seul instant. De plus, la Marine travaille à l’amélioration des systèmes d’autodéfense de ses frégates et à l’installation de systèmes d’armes intermédiaires qui viendraient rajouter une couche supplémentaire de protection et offrir finalement des options complémentaires de réaction face à ce type de menaces, pour être le plus efficace possible.

Comment ont réagi les équipages face à une menace qui est allée croissante sur le plan de la violence et des armements utilisés ? Qu’en retirez-vous sur l’adaptabilité et la résilience de ces hommes et femmes dont la moyenne d’âge, rappelons-le, est d’environ 28 ans et plus généralement sur leur formation et leur entraînement ?

Bon nombre de mes marins étaient confrontés pour la première fois à des menaces réelles, quotidiennes, permanentes, pesant directement sur leur unité ou sur les navires qu’ils accompagnaient. Ils ont réagi de façon remarquable, que ce soit individuellement ou collectivement. Pour plusieurs raisons. Cela fait des années que nous nous entraînons face à des menaces durcies avec un retour des armes de guerre sur un théâtre d’opération. Les marins ont intégré mentalement la réalité de ces nouveaux risques et le retour d’expérience des unités déployées précédemment dans la zone. Ils ont maintes fois répété les gestes réflexes en cas d’attaque lors des nombreux entraînements réalisés avant déploiement, ce que l’on appelle le drill. Ils maîtrisent parfaitement leur matériel et ont confiance dans leur frégate et en leurs coéquipiers. Enfin, ils trouvent du sens à la mission qui consiste à défendre la liberté de navigation, à protéger le trafic civil, et quelque part aussi, d’une certaine façon, notre économie sur laquelle le détournement des flux de transport maritime peut avoir un puissant impact. En novembre dernier, lors d’une escale à Djibouti, le commandant d’une frégate sud-coréenne qui patrouillait dans la zone, m’a demandé comment je faisais pour maîtriser le niveau de stress de mon équipage dans une zone où le risque est quotidien. C’est ce que je lui ai répondu, en ajoutant quelques éléments de réponse complémentaires à ceux évoqués plus haut, qui servent aussi à mon sens le succès de la mission : la préparation mentale de nos marins lors des entraînements, la pratique du sport qui permet de gérer le niveau de stress, les activités de cohésion en équipage dès que la mission le permet, et l’accompagnement à bord par le personnel médical ou encore l’aumônier… Autant de facteurs qui permettent de renforcer la résilience de chacun et de l’équipage. Cette mission a clairement illustré combien notre système de formation et d’entraînement à la haute intensité est adapté aux réalités des missions d’aujourd’hui.

« Bon nombre de mes marins étaient confrontés pour la première fois à des menaces réelles, quotidiennes, permanentes, et ont réagi de façon remarquable. » CV Forissier. Crédit : Marine nationale.

Le chef d’état-major de la Marine, comme ses prédécesseurs, alerte sur le retour de la guerre de haute intensité en mer. Qu’entend-on précisément par haute intensité, et bien sûr la Marine française y est-elle prête ?

La haute intensité, c’est la guerre contre un adversaire de même nature qui possède des armements équivalents. Là où pendant des années on s’est entraîné face à des menaces de type terroriste, la haute intensité nous confronte à des menaces de nature étatique. J’invite vos lecteurs à regarder le documentaire de Grégoire Chaumeil, « Grand large, haute tension » de l’ECPAD, qui montre comment la Marine a su s’adapter ces dernières années au basculement du monde en cours. Les dernières décennies ont été marquées par ce que l’on a appelé, à la fin de la guerre froide, les « dividendes de la paix », et par l’irruption d’une menace de nature terroriste. Aujourd’hui, on assiste au retour brutal des États-puissance et à un effacement de l’ordre international, avec un réarmement du monde extrêmement rapide. L’agression russe en Ukraine a ramené la guerre entre Etats aux portes de l’Europe et pour nous marins, la perte du croiseur russe Moskva, coulé par des missiles antinavires ukrainiens, rappelle à tous les marins, la dure réalité du combat naval. La devise de la Provence que je commande est « Semper paratus », qui signifie « Toujours prêt ». Et je peux vous dire que ce ne sont pas que des mots. A l’automne dernier, alors que j’étais déployé en Méditerranée orientale, j’ai reçu l’ordre, avec un court préavis et alors que cela n’était pas du tout prévu, de rejoindre la mer Rouge pour protéger les bâtiments civils dans le cadre de l’opération Aspides de l’Union européenne. Pour toutes les raisons que j’ai évoquées, mon équipage et moi étions prêts à faire cette bascule et à partir, en seulement quelques heures, affronter missiles balistiques et munitions rodeuses. La Provence était prête, comme l’est en fait toute la Marine qui s’entraîne depuis plusieurs années dans des exercices majeurs ultra-réalistes comme Polaris, voulu dès 2021 par le chef d’état-major de la Marine de l’époque, l’amiral Vandier. Ce type d’exercice a en effet tenu et veillé à introduire un très grand réalisme dans nos entrainements. Dans le cadre de Polaris, un navire touché est réellement privé de certains systèmes jusqu’à la fin de l’exercice, voire définitivement sorti du jeu s’il est considéré comme coulé. Un navire qui participe à Polaris ne dispose que de l’armement qu’il détient véritablement à bord. S’il a utilisé tous ses missiles, il est tenu de rejoindre un point d’appui et d’y passer un certain temps pour simuler un ravitaillement. Les aéronefs qui volent dans ces exercices coupent réellement leur IFF (système d’identification automatique). Le déroulement de l’ensemble du scénario est laissé à l’initiative des « joueurs », on appelle ça des phases de « LIVEX ». Les commandants déroulent les tactiques qu’ils ont planifiées. Cet ultra-réalisme les pousse à agir comme dans les conditions réelles du combat. Cela contribue à développer l’innovation tactique, l’audace, et des modes d’action offensifs permettant d’accroître la létalité au premier coup, c’est-à-dire être certain que l’engagement que l’on va conduire va neutraliser la partie adverse. Ce concept a été déterminant pour placer les unités au plus près des conditions réelles du combat naval. Il n’y a pas que l’entraînement. Nos systèmes évoluent également de façon agile et rapide pour s’adapter à l’exigence de la haute intensité. Je pourrais citer un système optronique, PASEO, qui à la suite des retours d’expérience, en boucle courte, d’unités déployées en mer Rouge, a été installé en quelques mois seulement à bord de plusieurs unités pour augmenter leur capacité à identifier les différents types de menace.  Ce système nous permet de gagner en distance d’identification pour choisir une réponse adaptée à chaque menace identifiée. Pour terminer, je rappellerai qu’il n’y a pas d’opération navale de haute intensité sans supériorité aérienne. Or la Marine possède, avec son groupe aéronaval, bâti autour du porte-avions Charles de Gaulle, un outil extraordinaire de défense et de reconquête de cette supériorité aérienne en mer. Et à cet égard, la perspective du PANG, le futur porte-avions, illustre bien la volonté de la Marine de conserver, dans la durée, cette capacité à faire face à la haute intensité.

Quelles sont les technologies, les armements, en passe de résolument bouleverser le combat naval ?

Les drones assurément. En particulier les drones armés, les munitions téléopérées, qui représentent un défi redoutable dans tous les milieux. J’ai évoqué les drones aériens et les drones de surface mais il y aura demain une nouvelle menace avec les drones sous-marins. Ce défi sera encore plus redoutable lorsque tous ces drones agiront en essaim, de façon à saturer nos forces. Autre révolution dans le combat naval, les armes à énergie dirigée (armes laser) qui offriront une précision accrue et une capacité de tir illimitée. Les armes hypersoniques, capables de voler à des vitesses supérieures à Mach 5 et donc plus difficiles à détecter et à intercepter, vont aussi représenter dans le futur une menace sérieuse dans le combat naval. A cela s’ajoute la cyberguerre, déjà présente, et dont je pense qu’elle ne fera que croître. La protection de nos systèmes informatiques navals face à ces cyberattaques est une préoccupation croissante. Je suis persuadé que ces capacités de guerre cybernétique joueront un rôle crucial dans les conflits de demain. Il y a enfin, bien évidemment, l’Intelligence artificielle. Elle va révolutionner la guerre navale en automatisant des tâches complexes, en améliorant la prise de décision et en permettant de couvrir le champ de bataille, terrestre ou aéronaval, de systèmes d’armes autonomes.

« La devise de la FREMM Provence que je commande est Semper paratus qui signifie Toujours prêt et je peux vous dire que ce ne sont pas que des mots. » CV Forissier. Crédit : Marine nationale.

S’agissant justement de l’Intelligence artificielle (IA), quel est l’enjeu aujourd’hui pour le commandant d’un bâtiment de combat de disposer ou pas d’une IA performante ?

L’enjeu, c’est d’acquérir la supériorité́ informationnelle pour décider plus vite et mieux que son adversaire. Dans un environnement complexe, surchargé d’informations, l’enjeu est de détecter les signaux faibles pour percevoir la menace au plus tôt et la détruire. Il s’agit en fait de raccourcir la boucle décisionnelle, ce que l’on appelle en anglais la « OODA loop » (Observation, Orientation, Décision, Action). Ce raccourci va permettre de l’emporter dans un combat naval qui est par nature rapide, destructeur et décisif. Cet enjeu est véritablement crucial et a poussé la Marine à lancer en 2023 la stratégie SIGNAL Supériorité Informationnelle pour la Guerre NavALe »).

Quelles sont les différentes utilisations de l’IA sur un bâtiment comme le vôtre ?

Dans le cadre de SIGNAL, la Provence a été la première frégate équipée de DHE (Data Hub Embarqué), qui permet de récolter, de stocker, d’analyser et d’exploiter l’ensemble des données opérationnelles captées par nos différents senseurs. Le premier objectif de l’IA est ainsi de libérer nos opérateurs de tâches qui peuvent être automatisées ce qui apporte un vrai gain tactique parce que cela leur permet de se concentrer davantage sur le suivi de la situation, la détection des éventuelles menaces et le déclenchement des actions réflexes en cas d’attaque.

Le DHE, par sa capacité d’analyse des données, est aussi particulièrement utile pour la génération de comptes rendus rapides et précis, à l’heure où l’appréciation autonome de situation est déterminante et où les décisions doivent être prises de plus en plus rapidement à partir d’éléments les plus fiables possibles. Un autre DHE permet de collecter et d’analyser les données des installations de propulsion ou de production d’énergie, et ainsi d’envisager à terme une véritable maintenance prédictive.

L’IA va également permettre d’exploiter automatiquement des données issues de senseurs déportés mis en œuvre par le bâtiment, comme des drones, des planeurs sous-marins ou gliders, c’est-à-dire de petits véhicules sous-marins autonomes et légers capables, en fonction de la mission, de passer près de 160 jours sous l’eau jusqu’à 1000 mètres de profondeur. En 2024, lors de l’exercice Mare Aperto 24 / Polaris, la Provence a été chargée de coordonner la mise en œuvre et l’emploi de 4 gliders pour collecter en temps réel des données sur l’environnement marin et apporter une contribution directe au cadre tactique. L’IA permet de faire ressortir très rapidement l’information utile de la masse d’information captée.

Le défi qui reste de taille est de se familiariser avec ces systèmes qui sont encore aux stades expérimentaux, et de faire évoluer les marins pour qu’ils soient en mesure d’exploiter et de discerner des informations utiles dont ils ont besoin pour orienter l’IA. Derrière tout cela, il y a un enjeu RH de formation, de développement des compétences. On a commencé à initier de vraies synergies entre les marins embarqués et les experts de la data – data engineers, data scientists –, en faisant ponctuellement embarquer ces derniers durant nos missions pour apporter la couche de compétences et d’expertises per- mettant d’adapter en temps réel, à la mer, au plus proche du besoin opérationnel, le codage de nos IA. C’est ce que l’on a fait en opération l’automne dernier, et ce que fait actuellement (2) le groupe aéronaval durant sa mission Clemenceau 2025 sur les différentes unités équipées de DHE.

L’IA associée à la robotisation nous amène-t-elle irrémédiablement vers l’ère des navires de guerre entièrement autonomes ?

C’est clairement la tendance à l’image de l’USS Vanguard, un navire de surface sans pilote (Large unmanned surface vessel) lancé en 2024 par les Etats-Unis. Je ne crois toutefois pas au développement de frégates ou de croiseurs autonomes. Le niveau de complexité de ces bâtiments et de besoin en maintenance au quotidien est tel que j’ai du mal à imaginer que l’on puisse les opérer, dans la durée et loin de leurs points d’appui, sans intervention humaine. Je pense que l’avenir est davantage à une complémentarité entre navires habités et navires autonomes, un peu à l’instar de ce qui est aujourd’hui envisagé pour nos avions de chasse dans le cadre du programme SCAF (Système de combat aérien du futur), qui prévoit l’accompagnement de la future génération d’appareils par des drones de combat aérien.

Dans ce monde volatile qui se réarme rapidement et puissamment, notamment dans le domaine naval, l’efficacité et la durabilité de la marine française dans une guerre de haute intensité ne passent-elles pas par des actions forcément menées en coalition ?

Oui, bien évidemment. Une guerre de haute intensité dans la durée ne peut aujourd’hui être menée par la marine française que dans le cadre d’une coalition internationale avec nos partenaires, et notamment les marines européennes qui disposent elles aussi d’unités de haut niveau. Ceci ne poserait pas trop de difficultés car la Marine entretient en permanence son interopérabilité avec les marines alliées. Toutes nos tactiques et procédures répondent à des standards partagés. Tout cela garantit à la fois la rapidité avec laquelle peut être formée une coalition, et son efficacité opérationnelle. Mon expérience vécue à la mer en opération montre qu’il s’agit bien là d’une réalité. J’évoquais la mission de la Provence en mer Rouge, l’automne dernier, dans le cadre de l’opération Aspides de l’Union européenne dont le chef était un amiral italien embarqué sur une frégate italienne. Intégré au sein de cette opération, quasiment sans préavis, j’ai immédiatement constaté la fluidité des relations avec la frégate italienne et les autres moyens déployés. On s’est très vite compris, parlant le même langage et étant immédiatement en confiance. Ce que j’évoque là, je l’ai aussi vécu au sein de l’état-major du groupe aéronaval français où j’ai pu constater à quel point celui-ci possédait cette capacité d’intégrer rapidement, facilement, à la façon plug and fight, des escorteurs étrangers, de pays européens et/ou membres de l’OTAN. Ceci parce que nos procédures sont identiques, nos équipements compatibles et nos communications interopérables. Je n’ai donc aucun doute, encore une fois, sur le fait que si l’on devait se battre en coalition, cela se ferait sans difficultés.


NOTES :

  1. Avec les sous-marins, l’aéronavale, les fusiliers marins et les commandos.
  2. Cette interview a été réalisée le 17 février 2025.

English version : “The sailors deployed in the Red Sea faced almost every threat that can be encountered at sea.”

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