Entre Paris et Jakarta, les noces d’acier se poursuivent

Naval Group et l’Indonésie ont officialisé le 2 avril dernier un accord pour la vente de deux sous-marins conventionnels de type Scorpène Evolved. C’est un nouveau succès à l’export pour le groupe français, sur le marché très dynamique des sous-marins. Last but not least, ces accords consolident un peu plus la coopération stratégique entre la France et l’Indonésie.

Par

Pierre d’Herbès, expert en intelligence économique, fondateur du cabinet dHC

Quelques semaines après la vente aux Pays-Bas de quatre sous-marins Black Sword Barracuda, Naval Group persiste et signe avec la vente à l’Indonésie de deux sous-marins Scorpène Evolved LIB (équipés de batteries lithium-ion). Cette nouvelle vente témoigne de l’attractivité renouvelée du groupe français à l’export face à ses concurrents traditionnels allemands et suédois ou aux nouveaux entrants tels que la Corée du Sud, de plus en plus agressive en Asie comme en Europe sur le marché de l’armement dont les sous-marins. La vente de Naval Group s’assortit en sus d’un transfert de technologie, conformément à la loi indonésienne n°16. Les vecteurs seront ainsi construits en Indonésie, sur le chantier naval PT PAL.

La demande mondiale en sous-marins est forte. Selon les projections, le marché devrait connaitre un taux de croissance annuel situé entre 4 et 5% à l’horizon 2030, voire au-delà. Ainsi, selon le rapport Global Data : « Global Submarine Market 2023–2033 », le marché devrait passer de 30 milliards de dollars en 2023 à 45 milliards en 2033.

Qui achète ? On retrouve les plus grosses flottes de sous-marins (nucléaires et conventionnels) aux États-Unis, en Russie et en Chine. Mais la demande est de plus en plus stimulée, depuis dix ans, par les pays émergents de la région indopacifique, en particulier l’Asie du Sud-Est. Les tensions géopolitiques y fortifient la modernisation et l’élargissement des capacités militaires. Le marché y est d’autant plus favorable que les pays qui composent l’ASEAN ne sont historiquement pas ou peu dotés en sous-marins.

Thalasso-conflit

Cette course au « poisson de fer » s’explique par la dimension maritime des enjeux géostratégiques régionaux. La mer de Chine concentre à ce titre une grande partie des tensions. Les pays riverains s’y opposent du fait de leurs revendications contradictoires, principalement autour du tracé de leurs ZEE respectives. La Chine, puissance dominante, se montre particulièrement agressive, car la mer de Chine concentre des enjeux économiques, mais aussi géostratégique pour Pékin, dont la maitrise de ses approches et l’accès libre à l’océan Pacifique [1].

Dans cette optique, l’Empire du Milieu déploie une palette de moyens coercitifs destinés à préempter, intimider et harceler les autres pays riverains. On peut ainsi citer la poldérisation de récifs, transformés en ilots artificiels, et leur arsenalisation. Notons que si la Chine y met des moyens conséquents, elle n’est pas la seule puissance riveraine à le faire, à l’image du Viêt-Nam.

De plus, la Chine applique une pression permanente via sa marine de guerre, ses paramilitaires garde-côtes et sa milice maritime composée de vastes flottilles de pêche [2]. Les accrochages sont récurrents, comme en témoigne le dernier en date, au mois de mars,  entre garde-côtes philippins et chinois. Dès lors, les forces sous-marines constituent un moyen de protection des littoraux et de déni d’accès idéaux dans les zones contestées ou la protection des détroits et passages d’intérêt stratégiques comme celui de Bashi entre Taiwan et les Philippines.

Un sous-marin Scorpène en mer

Photo Naval Group

Naval Group l’indonésien

La vente des sous-marins Scorpène de Naval Group à l’Indonésie se situe dans cette veine. Depuis quelques années, le grand archipel, traditionnellement tourné vers la terre pour des raisons de politique intérieure, investit de plus en plus dans les capacités et doctrines de sa marine de guerre via les programmes Green Water Navy et Minimal Essential Force.

Pour l’Indonésie, il s’agit avant-tout de protéger sa souveraineté sur les iles Natuna et leur ZEE mais aussi ses détroits stratégiques (Malacca, Lombok, La Sonde) ainsi que son vaste espace maritime [3]. Dans cette optique, les sous-marins Scorpène constituent des outils avantageux. Plus furtifs, que les sous-marins chinois technologiquement moins avancés [à ce stade], ils ont aussi la possibilité d’évoluer dans les eaux peu profondes de la mer de Chine méridionale. Ils sont en outre employables sur tout le spectre du combat naval (lutte contre les navires de surface et les sous-marins, recueil de renseignements, opérations spéciales).

La qualité des vecteurs produits par Naval Group n’est pas la seule raison de cette vente. Celle-ci était déjà en négociation lors de l’annonce en 2022 de l’accord entre Paris et Jakarta pour la vente de quarante-deux rafales. En fait, on peut situer cette nouvelle vente dans la lignée du partenariat stratégique signé en 2011 entre les deux pays à l’occasion de la visite du Premier ministre François Fillon, approfondi en 2021 lors de la visite du ministre de l’Europe et des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, qui se traduit non seulement par la vente de matériel militaire, mais aussi par un dialogue stratégique et des exercices en commun, navals ou même terrestres comme GARUDA-GUERRIER, en mars 2023. On note aussi d’autres initiatives de diplomatie aérienne de la part de Paris dans la région telle que la Mission PEGASE (Projection d’un Dispositif Aérien d’Envergure) qui vise à faire la démonstration de ses capacités de projection aériennes.

Rappelons que la France est très présente en Indonésie avec plus de 200 filiales d’entreprises qui emploient près de 50 000 personnes et réalisent un chiffre d’affaires local de l’ordre de 3 milliards d’euros (4). La France est, par ailleurs, le 5ème bailleur bilatéral d’aide publique au développement derrière le Japon, l’Allemagne, l’Australie et les Etats-Unis (4).


[1] HERBÈS (d’) Pierre, Comment Pékin transforme la mer de Chine… en lac chinois, Marine & Océans, 280, septembre 2023

[2] Ibid

[3] Sous la direction de, PREMONVILLE Antoine-Louis, LALOUX Ludovic, NAUX Augustin, La France au Cœur des Intérêts géostratégiques indopacifiques, chapitre, HERBÈS (d’) Pierre : Indonésie, les défis du Pivot Sud-Est Asiatique, Presse Universitaire Rhin&Danube, 2023

(4) Source France Diplomatie

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