Le Pirée, le maillon grec de la stratégie maritime chinoise

Nektarios Demenopoulos, le porte-parole de l’autorité portuaire (l’OLP), ne dissimule pas sa fierté. Sous ses fenêtres passent d’immenses navires de croisière tandis qu’au loin les portiques jaunes et bleus du terminal à conteneurs s’activent sur des milliers de « boites » multicolores appelées « EVP » dans le jargon du métier : EVP pour Equivalent Vingt Pieds, l’unité de mesure standard de « l’économie mondiale du conteneur ».

« Le port du Pirée, explique Nektarios Demenopoulos, peut actuellement gérer 5,8 millions d’EVP par an. Nous sommes le troisième port de Méditerranée dans ce domaine et aspirons à la première place grâce aux investissements réalisés par la holding chinoise COSCO. Nos 37 km de quais (NDLR : 4,5 km au Havre), se répartissent entre les zones dédiées aux navires de grande croisière, aux liaisons domestiques (vers les iles grecques), au port de commerce, au port de chargement des voitures, à l’immense zone de conteneurs et au chantier naval ».

Cœur battant de l’économie maritime grecque, le Pirée est aussi l’interface vitale entre le continent et les centaines d’îles que compte l’archipel hellénique. Sa proximité immédiate avec la capitale est un atout supplémentaire. Une ligne de métro relie en seulement vingt minutes le quai d’arrivée « voyageurs » à la place Syntagma située au cœur d’Athènes. Fort de cela, le port voit passer 18 millions de passagers par an.

Mais le Pirée n’appartient plus vraiment aux Grecs. Confrontée en 2008 à une crise financière sans précédent, la Grèce n’a pas été en mesure de réaliser les investissements nécessaires à la modernisation et au développement du port dont les infrastructures vieillissantes n’étaient plus adaptées au marché. Au terme d’un appel d’offre lancé en 2008, c’est la compagnie chinoise COSCO actuellement détenue par la holding publique China COSCO, dotée d’un capital de près de 10 milliards de dollars, qui a remporté l’exploitation de 30% du port, essentiellement centrée sur son activité conteneurs. L’accord, signé pour 35 ans, prévoyait le reversement à l’Etat grec de 24,5% des revenus de l’activité du port et l’investissement de 600 millions d’euros dans ses infrastructures : stockage, grues et dock. « Les Chinois s’étaient engagés à construire en six ans le PIER III, le troisième hub pour EVP, ils l’ont achevé en quatre ans ! » assène Nektarios Demenopoulos.

En 2016, le gouvernement Tsipras, poussé en ce sens par l’Europe, a lancé un nouvel appel d’offre pour privatiser 67% de l’exploitation du Pirée. Le chinois COSCO a une nouvelle fois emporté le marché pour 368,7 millions d’euros et à la clé l’engagement d’investir 350 millions d’euros entre 2017 et 2022. La privatisation de 2008 et le développement de l’activité du Piraeus Container Terminal (PCT) ont, depuis, généré la création de prés de 1000 emplois, “sans invasion de chinois” plaisante Nektarios Demenopoulos : « Sur les 1090 employés que compte l’autorité portuaire, explique-t-il, seul dix sont chinois, donc non, les Chinois n’ont pas conquis le port ».

L’arrivée de COSCO avait généré une inquiétude chez les dockers et une vague de grèves au terme de laquelle les Grecs se sont finalement fait à l’idée que les Chinois ne venaient pas voler leur travail. Reste que l’entreprise a une vision claire et ambitieuse de son investissement dans un contexte particulièrement favorable. Explications :  en 2016, les échanges commerciaux entre la Chine et l’Europe se sont élevés, selon la Commission européenne, à un milliard d’euros par jour. L’Europe est le premier marché d’exportation de « l’usine du monde ». Les produits y sont acheminés principalement par la voie maritime, la plus économique. Tous les navires entre la Chine et l’Europe passent par le canal de Suez, lequel vient d’investir sept milliards d’euros pour accroître ses capacités.

COSCO entend bien faire du Pirée le premier port à conteneurs de Méditerranée et atteindre cette année les 6,2 millions d’EVP. Elle entend également développer l’activité croisière sur laquelle elle a la main depuis février 2016 et qui porte en elle de belles ambitions forte des attentes d’une classe moyenne chinoise friande de voyages et d’Europe. Le bassin méditerranéen – moins onéreux que l’Europe du Nord et boudé par les touristes occidentaux pour des raisons principalement sécuritaires -, pourrait bien, selon les autorités portuaires du Pirée, trouver dans cette clientèle chinoise une nouvelle manne. « Avec de belles retombées pour le Pirée servi par son expérience dans la gestion des terminaux passagers » souligne Nektarios Demenopoulos.

Mais au travers de Cosco, la Chine a surtout fait du Pirée l’une des pièces maitresses de son grand projet stratégique qu’est la nouvelle route maritime de la Soie qui compte – ou comptera – des ports comme Lagos au Nigeria (prise de participation en novembre 2010 par une autre holding d’Etat, China Merchants), Lomé au Togo (août 2012), Djibouti (décembre 2012), Gwadar au Pakistan (janvier 2013), Colombo (début 2013), mais aussi Kuala Lumpur, Nairobi, Port Saïd… La Chine s’étend suivant une stratégie dite du « collier de perles » qui contribue progressivement à l’affirmation de son statut de puissance maritime mondiale. Le contrôle du port du Pirée consacre son accès au marché européen dans un continuum logistique maitrisé de point en point. Thémistocle avait raison. Une puissance peut être terrestre, mais une grande puissance est résolument maritime.


Piraeus: The greek link in China’s maritime strategy

By Cédric Riedmark

The Port of Piraeus, 14 km from Athens. Pier number 7. Under a fleecy sky, cargo ships pass by, sounding their horns between cranes standing like slightly frightening scarecrows of steel. When, in 493 BC, Themistocles succeeded in convincing the nobles of Athens that the power of Greece depended on the construction of a great port, he was far from suspecting that 2,500 years later the judicious choice of Piraeus would serve the interests of other great sea-powers such as the Chinese.

The cradle of Greek naval power in antiquity – consecrated by the victory of Salamis against the Persians on 29 September 480 BC – Piraeus still remains a port with a wealth of exceptional assets, with its naturally deep-water docks, now dredged to more than 18 meters, which can easily berth the mega-container ships of the Christopher Columbus  CMA-CGM type, and an ideal location – at the outlet of the Suez Canal – which makes it a natural hub for unloading and redistributing goods to the rest of the Mediterranean basin and the Black Sea.

Nektarios Demenopoulos, the spokesman for the port authority (the OLP), makes no attempt to conceal his pride. Under his windows pass immense cruise ships while in the distance the yellow and blue gantry cranes of the container terminal are at work on the thousands of multi-coloured “boxes” called “TEUs” in the jargon of the trade: TEU for Twenty-Foot Equivalent, the standard unit of measure for the “World Container Economy”.

The port of Piraeus, explains Nektarios Demenopoulos, can currently handle 5.8 million TEUs per year. We are the third largest Mediterranean port in this field and intend to achieve first place thanks to investments made by the Chinese holding company COSCO. Our 37 km of wharves (Editor’s note: 4.5 km in Le Havre) are divided between the zones dedicated to cruise ships, domestic links (to the Greek islands), the commercial port, the car loading port, the huge container area and the shipyards“.

The beating heart of the Greek shipping economy, Piraeus is also the vital interface between the continent and the hundreds of islands in the Hellenic archipelago. Its immediate proximity to the capital is an additional asset. An underground railway line connects the “travellers” arrival dock to Syntagma Square located in the heart of Athens in just twenty minutes. As a result, the port has 18 million passengers a year.

But Piraeus no longer really belongs to the Greeks. Faced with an unprecedented financial crisis in 2008, Greece was unable to make the investments needed to modernize and develop the port, whose ageing infrastructures were no longer suited to the market. Following a call for tenders launched in 2008, the Chinese company COSCO, which is currently owned by the public holding company China COSCO, with a capital of nearly 10 billion dollars, won the contract to operate 30% of the port, mainly focusing on its container business. The agreement, which was signed for 35 years, meant the Greek State would receive 24.5% of the port’s revenue and COSCO would invest 600 million euros in its infrastructure, including warehousing, docks and cranes. “The Chinese undertook to build PIER III, the third hub for TEUs, in six years, and completed it in four years!” underlines Nektarios Demenopoulos.

In 2016, the Tsipras government, incited by Europe, launched a new tender to privatize 67% of the operation of Piraeus. The Chinese company COSCO once again won the contract for 368.7 million euros and with it the commitment to invest 350 million euros between 2017 and 2022. The privatization of 2008 and the development of the Piraeus Container Terminal (PCT) have since generated the creation of almost 1,000 jobs, “without being invaded by the Chinese,” jokes Nektarios Demenopoulos: “Of the 1,090 employees in the port authority,” he says, “only ten are Chinese, so no, the Chinese have not conquered the port“.

The arrival of COSCO had caused concern among the dockers, resulting in a wave of strikes, at the end of which the Greeks finally accepted the idea that the Chinese were not going to steal their jobs. Nonetheless, the company has a clear and ambitious vision of its investment in a particularly favourable context. The reason: in 2016, according to the European Commission, trade between China and Europe was worth one billion euros a day. Europe is the leading export market for the “world’s factory”. Its products are mainly transported by sea, the most economic route. All the ships between China and Europe pass through the Suez Canal, which has just invested seven billion euros to increase its capacities.

COSCO intends to make Piraeus the leading container port in the Mediterranean and reach 6.2 million TEU this year. It also intends to develop the cruise business which it has controlled since February 2016, with ambitions backed by the expectations of a Chinese middle class fond of travelling and of Europe. According to the Piraeus port authorities, the Mediterranean basin – less expensive than northern Europe and shunned by Western tourists mainly for security reasons – could find a new windfall in this Chinese clientele. “With great benefits for Piraeus served by its experience in the management of passenger terminals,” underlines Nektarios Demenopoulos.

But above all, through Cosco, China has made Piraeus one of the main elements of its overriding strategic project, the new Silk Sea Road, which has – or will include – ports such as Lagos in Nigeria (through an equity investment in November 2010 by another state holding company, China Merchants), Lomé in Togo in August 2012, Djibouti in December 2012, Gwadar in Pakistan in January 2013, Colombo in early 2013, as well as Kuala Lumpur, Nairobi, and Port Said … China is pursuing a so-called “pearl necklace” strategy that is gradually contributing to the affirmation of its status as a global sea-power. The control of the port of Piraeus ensures its access to the European market in a logistics continuum controlled at each step on the way. Themistocles was right. A power can be land-related, but a great power necessarily involves the sea.

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