On peut ranger les flottes mondiales en quatre grandes familles : les marines de projection, les marines de déni d’accès et/ou d’influence régionale, les forces qui défendent ou disputent un espace face à un voisin, et les polices hauturières ou garde-côtes, protectrices des ressources. Toutes sont à des degrés divers concernées par la répression des trafics et des pirates soit avec des bâtiments de guerre soit avec des corps spécialisés.
Projection
La marine américaine et ses alliées de l’alliance atlantique ont vocation à projeter des forces pour protéger approvisionnements et commerce, agir contre les havres du terrorisme, soutenir un allié éloigné, participer à la défense antimissile balistiques et à la dissuasion. Avec dix porte-avions géants en 2013 (dont deux en grande refonte) au lieu de onze, l’US Navy doit augmenter le temps de ses déploiements de cinq à huit mois. Neuf porte-aéronefs, vingt transports d’assaut et 57 sous-marins nucléaires d’attaque complètent cette force de projection.
Les missiles de croisière lancés par ces sous-marins ont d’ailleurs contribué le 19 mars 2011 à supprimer la défense antiaérienne libyenne, facilitant la performance des aéronavales européennes et justifiant en France le choix des engins Scalps pour les futurs SNA Barracuda et frégates FREMM. Seul vrai porte-avions européen, le Charles de Gaulle et les quatre porte-aéronefs italiens et espagnols (dont un en réserve) devront attendre 2016-18 pour être augmentés par deux porte-aéronefs britanniques dotés du F-35B américain à décollage court. Après la France et l’Espagne, l’Italie et la Turquie vont acquérir deux porte-hélicoptères avant la fin de la décennie, cette dernière envisageant aussi de les doter du chasseur F-35B.
Attendus entre 2015 et 2020, trois destroyers d’appui feu terrestres américains Zumwalt testeront des armes lasers. Pour l’escorte et la défense anti-missiles, les Etats-Unis disposeront en 2020 d’une centaine d’unités, soit quatre fois plus que l’Europe (26). Avec 11 FREMM françaises (2013-22), 5 types 125 allemandes (2016-18), 13 Type 26 anglaises (2021-30), l’Europe peine à renouveler ses 87 bâtiments d’escorte (auxquels s’ajoutent 29 unités turques et canadiennes).
L’US Navy reconnait maintenant l’erreur ruineuse commise avec ses « navires de combat littoraux », yachts surdimensionnés sans autonomie, vulnérables, sous-armés, à la modularité illusoire, inadaptés pour remplacer 29 frégates et 14 bâtiments anti-mines. Washington y remédie avec le Flight III des Arleigh Burke et peut-être avec des grands drones anti-sous-marins. Les Etats-Unis auraient pu acheter sur étagères un design européen qui leurs auraient donné de vraies frégates à un moindre coût.
En Asie, le Japon, la Corée du Sud, Taiwan et l’Australie seconderaient l’US Navy face à la Chine avec 19 bâtiments antiaériens, 90 escorteurs et 42 sous-marins dont huit anaérobiques et trois et bientôt huit porte-hélicoptères, à savoir deux puis quatre pour le Japon, un puis deux pour la Corée du Sud et zéro puis deux pour l’Australie.
Déni d’accès et influence régionale
Marines de déni d’accès et/ou d’influence régionales, les flottes chinoise, russe, indienne et iranienne privilégient missiles et sous-marins, les porte-avions des trois premières, servant la défense aérienne d’un groupe de surface ou d’un sanctuaire pour sous-marins stratégiques et non la projection. Pour Beijing, le Liaoning, ex-Varyag, mis en service le 25 septembre 2012 en présence du président Hu Jintao assurera d’abord l’apprentissage de l’aviation embarquée, à l’instar de son sister-ship russe Kuznetsov, il y a deux décennies. En cinq ans, Moscou avait su former sans accident majeur une vingtaine de pilotes et déployer en 1996 cette plate-forme en Méditerranée avec une douzaine de chasseurs. Avec deux centres d’entrainement à terre, Beijing pourrait faire aussi bien aussi vite. New Delhi attend toujours le Vikramaditya, l’ex-Gorshkov russe, et le Vikhrant, son porte-avions national. Un deuxième déplaçant 65 000 tonnes et doté de catapultes et peut-être du RAFALE devrait donner à l’Inde une vraie capacité de projection de forces vers 2030. A terme, Russie, Inde et Brésil ou France, Inde et Brésil – si le RAFALE est choisi – ou encore Chine et Brésil pourraient coopérer sur leurs futurs porte-avions.
Toujours dépourvue d’une capacité océanique de seconde frappe, la Chine a peut-être lancé un engin balistique JL-2 depuis l’un de ses trois SNLE JIN. Un successeur du JL-2 pourrait déjà être en développement. Après plusieurs échecs, la Russie certifie enfin son missile balistique Bulava mais ne disposerait que de trois SNLE opérationnels sur onze, justifiant des déclarations sur les frappes nucléaires que pourraient conduire ses SNA. A partir de 2014, l’Inde pourrait devenir la sixième puissance à disposer de la triade d’armements atomiques, dont la composante maritime donne une vraie capacité de seconde frappe, d’abord contre le Pakistan avec l’Arihant doté d’un missile semi-balistique, puis contre la Chine. L’assistance russe est décisive pour cet effort.
Si les 19 SNA de la flotte russe – dont un loué à l’Inde – restent incomparablement supérieurs aux deux SHANG chinois, le nombre de ses sous-marins conventionnels (19) devance à peine l’Inde (15), loin derrière la Chine (50) tandis que l’Iran renforce ses trois KILO par une quinzaine de petits sous-marins d’inspiration nord-coréenne. Moscou est toujours en peine pour réaliser un système de propulsion anaérobique alors qu’une société de Shanghai a développé une variante du Stirling pour les sous-marins YUAN.
Quatrième branche de l’armée populaire de libération, la « seconde artillerie » braque plus de 1500 missiles conventionnels contre Taiwan et les bases américaines dans le Pacifique. Un amiral américain suggère les premiers essais d’une variante antinavires du DF21 lançant des sous-munitions conventionnelles guidées par satellites et par des radars transhorizon.
Les nouvelles capacités de défense aérienne de la marine chinoise – destroyers LUZHOU et LUYANG II, frégates JIANKAI II – lui permettent de remplir les objectifs de l’amiral Liu Huaching, père de la stratégie de défense au large (1985), à savoir opérer jusqu’à 1000 nautiques de ses côtes, contre 200 auparavant. Si le nombre de pétroliers ravitailleurs pourrait passer à six, la faiblesse de ses moyens anti-sous-marins interdit à la Chine de défier une grande marine sur des théâtres éloignés comme l’Océan Indien où elle combat les pirates et montre son pavillon.
La réalisation de deux navires hôpitaux et de trois transports de chalands de débarquement poursuit la montée en puissance des forces de projection destinés à dissuader les indépendantistes taiwanais. En 30 ans, le nombre de bâtiments amphibies de plus de 800 tonnes est multiplié par quatre. Les exercices de mobilisation des ferrys montrent que Beijing peut projeter bien plus que les 30 000 troupes entrainées pour les opérations amphibies.
La flotte de surface russe – quatre croiseurs et 19 grands destroyers ou frégates – s’amenuise aussi face aux flottes chinoise (24 destroyers et 55 frégates) et indienne (9 destroyers et 15 frégates). La Russie dotera ses porte-hélicoptères MISTRAL de missiles antinavires supersoniques, leurs donnant une capacité de combat très supérieure à celle de leurs ainés français. Russie, Chine, Inde et plus rarement Iran effectuent des déploiements lointains, Téhéran annonçant qu’elle enverra à l’avenir des bâtiments armés de missiles devant les Etats-Unis, probablement les futures frégates LOGHMAN aux lignes de paquebot.
Dans l’hypothèse d’une intervention américano-israélienne contre l’Iran, les trois sous-marins KILO armés de torpilles à remontée de sillage, de mines et bientôt de missiles, représentent la menace la plus sérieuse en mer d’Arabie et devant le détroit d’Hormuz. La quinzaine de petits sous-marins dérivés des YUGO nord-coréens serviraient eux dans le golfe peu profond. L’Iran dispose en outre de 130 patrouilleurs et vedettes lance-missiles ou lance-torpilles, dont treize Combattante armées de missiles C802, Harpoon ou SM-1 (dont trois neuves) et une trentaine de vedettes nord-coréennes semi-submersibles, lance-missiles (Peykaap II), lance-torpilles (Peykaap I) ou armées du missile sous-marin Shkvall. Compte tenu de leur vitesse et de leurs armes, ces embarcations peuvent surprendre tous types de bâtiments naviguant dans le Golfe. 4500 mines constituent un danger encore plus grand pour la navigation qui contraindrait occidentaux et asiatiques à coopérer comme en 1988-91 à l’issue des deux premières guerres du Golfe, mais cette fois-ci avec les chinois.
Longtemps enfermée dans son tête-à-tête avec la marine pakistanaise, la marine indienne emporte aujourd’hui sur ses bâtiments une centaine de missiles supersoniques – préavis d’une minute -, et près de 300 missiles subsoniques, compliquant l’action de n’importe quelle flotte qui lui serait hostile. La désignation d’objectifs transhorizon peut être assurée par les neuf hélicoptères de guet aérien et par la dizaine d’avions de patrouille maritime armés aussi de missiles BHRAMOS, bientôt renforcés par douze P-8 POSEIDON américains dotés de HARPOON. Si New Delhi ne cherche plus à évincer de l’Océan Indien ses nouveaux partenaires stratégiques américain, français, australien et nippon, elle peut peser sur les riverains et dissuader toute velléité chinoise.
Affirmant sa souveraineté sur une « Amazonie bleue » de 200 nautiques, le Brésil protège son pétrole offshore, rayonne en Afrique mais attend toujours son premier SNA et tarde à renouveler ses frégates en l’absence de vraies menaces.
Rivalités historiques, défis de la piraterie et polices de souveraineté
Les contentieux en mer de Chine accélèrent la course aux armements en Asie. Si Beijing dispose des capacités d’occuper les territoires contestés avec ses voisins, il parait peu probable qu’elle rompe ses engagements de non recours à la force, excepté dans le cas des îles Diaoyu/Senkaku, si le Japon militarisait les îles. Beijing effectue généralement ses patrouilles de souveraineté dans les eaux disputées avec des bateaux blancs et non armés. Une partie des membres de l’ASEAN réagit.
En août 2012, la Russie lance le premier de six sous-marins KILO destinés au Vietnam alors que les Philippines négocient avec l’Italie l’achat de frégates MAESTRALE et que la Malaisie recevra des corvettes françaises.
Les enjeux pétroliers expliquent aussi le développement des flottes riveraines du Golfe du Bengale (frégates chinoises d’occasion exportées au Myanmar et au Bengladesh qui se disputent un gisement) ou de la Caspienne où Israël aide l’Azerbaïdjan face à l’Iran. Nonobstant la crise, la Grèce ne désarme pas face à la Turquie qui conduit en 2011 des recherches dans une zone contestée.
D’autres conflits plus ou moins en sommeil – péruano-chilien, vénézolano-colombien – s’apaisent. Le nouveau président colombien recherche le dialogue tandis que Lima et Santiago s’en sont remis à l’arbitrage de la cour internationale de justice pour décider du partage de leurs eaux. En Méditerranée, l’Algérie augmente sa flotte sous-marine, remplace ses bâtiments amphibies par un porte-hélicoptères et se dote de corvettes allemandes face à la FREMM marocaine.
Mais la priorité est à la lutte contre les pirates et à la protection des ressources, deux domaines où l’Afrique vole – pirates de Somalie et du golfe de Guinée – ou se fait voler par les pêcheurs étrangers. Exceptés pour l’Afrique du Sud et dans une bien moindre mesure le Nigeria, l’Angola, la Guinée Equatoriale, le Ghana et le Kenya, des moyens de police inexistants encouragent le pillage. Aux Amériques, la marine mexicaine est entièrement constituée de patrouilleurs hauturiers pour sa lutte imparfaite contre le narcotrafic. Dans le grand nord, Russes et bientôt Canadiens se dotent de garde-côtes brise-glaces pour faire valoir leurs droits sur des espaces encore très froids où une augmentation non contrôlée de la navigation commerciale pourrait causer des catastrophes écologiques et où la Chine prospecte.