L’humain, nouveau facteur de la puissance navale chinoise

Former pour dominer : Pékin investit dans l’humain pour renforcer sa puissance navale. En mai dernier, le China Maritime Studies Institute – un institut américain spécialisé dans l’analyse des ambitions maritimes chinoises – a consacré une conférence d’envergure à un levier stratégique peu médiatisé : la politique de ressources humaines de la marine chinoise. Car pour Xi Jinping et son état-major, rivaliser avec l’US Navy passe d’abord par des personnels et surtout des officiers mieux formés, plus agiles, et totalement engagés. Décryptage.

 

La vision maritime de Xi


Le dirigeant suprême Xi Jinping a fixé des objectifs de développement militaire ambitieux à l’horizon 2027, 2035 et 2049. Premier véritable homme d’État chinois à inscrire la puissance navale au cœur de sa stratégie, il ambitionne de bâtir, d’ici le milieu du siècle, une marine de guerre de rang mondial, au moins équivalente – sinon supérieure – à celle des États-Unis. Xi portait déjà cette vision maritime avant son arrivée au pouvoir en 2012. Il l’a depuis imposée comme un axe majeur de la modernisation militaire. En treize ans, sous son impulsion, la marine de l’Armée populaire de libération s’est profondément transformée, gagnant en volume, en technologie et en projection. Mais pour concrétiser pleinement cette ambition, Xi et ses chefs militaires estiment qu’il reste un obstacle de taille : la montée en compétence du personnel, en particulier des officiers, jugés encore insuffisamment préparés à commander dans des conditions de guerre exigeantes et complexes. Sous l’impulsion insistante de Xi Jinping, la PLAN s’efforce donc de renforcer systématiquement ses capacités opérationnelles et son expérience militaire. Pour cela, elle mobilise trois leviers : l’apprentissage par la pratique ; l’observation et l’imitation d’autres forces navales ; la formation d’une nouvelle génération d’officiers, plus nombreuse et mieux préparée.

L’apprentissage par la pratique

Depuis leur lancement le 26 décembre 2008, les 47 (voire davantage) missions antipiraterie de la marine chinoise, ayant mobilisé plus de 150 navires de guerre, ont constitué un véritable laboratoire d’apprentissage en constante évolution. Elles ont joué un rôle clé dans la transformation en profondeur des capacités océaniques (blue water) de la marine et de son niveau de sophistication. Plus de 30 000 officiers, marins et fusiliers marins y ont pris part en rotation, ayant dû s’adapter et innover face à une multiplicité de contraintes exigeantes, souvent imprévues. Fait notable : la marine chinoise confie ces déploiements à ses officiers les plus prometteurs, y compris à ceux issus de spécialités non directement concernées, comme les sous-mariniers. De manière générale, pour accroître leur expérience opérationnelle, les officiers de la PLAN commandent plusieurs bâtiments au cours de leur carrière, parfois de classes différentes. Ce système contraste avec celui de la marine américaine, où les officiers réalisent généralement un nombre plus restreint d’affectations en mer avant d’être promus à des postes d’état-major et/ou de prendre leur retraite.

L’observation et l’imitation

La marine chinoise utilise de manière méthodique ses missions d’escorte pour observer le comportement des autres marines, comme cela a été le cas lors des opérations de protection (Ndlr, du commerce maritime) face aux attaques des Houthis en mer Rouge. Elle profite de ses missions d’évacuations de ressortissants dans des zones instables pour offrir à ses forces spéciales une expérience directe sur le terrain. Elle tire parti des opérations de maintien de la paix et des échanges militaires internationaux pour s’approprier les meilleures pratiques étrangères. Plus inquiétant toutefois, elle va jusqu’à « utiliser l’ennemi pour entraîner ses troupes » : elle n’hésite pas à provoquer ou à exploiter délibérément des interactions maritimes et aériennes dangereusement rapprochées avec les forces américaines, et celles de leurs alliés ou partenaires, à des fins d’apprentissage opérationnel.

La formation

La marine chinoise s’efforce de renforcer la qualité et l’efficacité de sa formation et de son enseignement militaire. Le Collège de commandement naval de Nankin, principal établissement d’enseignement supérieur de la PLAN (équivalent le plus proche du Naval War College américain de Newport), incarne ces efforts de la Chine pour améliorer l’instruction de ses officiers et la rapprocher des exigences du combat naval. Contrairement à son homologue américain, l’école de Nankin met l’accent de manière bien plus marquée sur les opérations navales et la préparation à des scénarios de guerre jugés prioritaires. L’objectif est clair : mieux articuler enseignement et réalité opérationnelle, et réciproquement. L’établissement mise pour cela sur plusieurs types de mesures : envoyer ses enseignants sur le terrain dans le cadre de détachements opérationnels ; favoriser l’interarmisation ; développer les partenariats avec des centres d’entraînement ; permettre aux élèves de régulièrement échanger avec des officiers supérieurs expérimentés et leur état-major ; introduire de nouveaux enseignements sur les technologies émergentes ; réviser en profondeur les programmes et les manuels scolaires ; et surtout, accorder une place centrale aux jeux de guerre (wargaming).

Les exercices de la marine chinoise deviennent en effet de plus en plus réalistes et complexes, avec une priorité donnée aux combats navals de grande ampleur, à l’image des manœuvres récentes au large de Taïwan, comme Strait Thunder 2025A, qui ont mobilisé des dizaines de navires et d’aéronefs.

Des révocations spectaculaires

Les révocations de hauts responsables militaires, avérées ou simplement rapportées, sont à la fois spectaculaires et nombreuses. Mais ce serait une grave erreur de penser que cela freine le redéploiement militaire massif engagé par la Chine et la menace croissante que cela fait peser, notamment sur Taïwan. Depuis le début de l’ère Xi, ces évictions ne sont pas des anomalies mais une constante du système. Elles ne visent pas tant à éradiquer la « corruption » au sens occidental du terme dans un régime sans réel contre-pouvoir, où le Parti, au-dessus des lois, récompense la loyauté par l’accès à des privilèges et à des réseaux de clientélisme. Ces purges visent surtout à prévenir toute forme de dissidence ou de « factionnalisme », à renforcer la centralisation du pouvoir entre les mains de Xi, et à accélérer la modernisation militaire, avec un objectif toujours plus clair de préparation au combat. Xi Jinping nourrit de grandes ambitions pour son armée. Il considère que la corruption – telle qu’elle est définie par lui-même et par le Parti – reste un problème sérieux, et il est prêt à tout mettre en œuvre pour la réduire, dans les limites imposées par le système politique en place. Méfiant et implacable, il s’appuie sur un vivier important de cadres loyaux et compétents, qu’il peut mobiliser sans difficulté et dont il est loin d’avoir épuisé les ressources. Sa stratégie semble privilégier une forme d’instabilité à court terme, en échange d’un contrôle accru à long terme et d’une meilleure capacité de conduite de la guerre. À ce jour, ces purges n’ont pas eu d’impact majeur sur la préparation opérationnelle immédiate, car les responsables évincés exerçaient une influence limitée à l’échelle globale des forces armées, et pouvaient être rapidement remplacés.

Un leadership solide

Les exercices militaires de grande ampleur servent eux-mêmes à mettre les officiers à l’épreuve, révélant s’ils sont réellement prêts au combat. Ceux qui ne sont pas à la hauteur ne sont pas promus ou écartés, ce qui peut, en fin de compte, renforcer l’efficacité et la létalité de la PLAN. Le fait qu’aucun accident majeur n’ait été signalé ces trois dernières années, malgré des manœuvres complexes et répétées dans le détroit de Taïwan, où la marge d’erreur est infime, constitue un véritable exploit. La PLAN est aujourd’hui présente au quotidien sur les théâtres jugés les plus stratégiques par Pékin, du détroit de Taïwan aux océans les plus lointains, et de plus en plus visible sur la scène internationale. Une visibilité qui traduit une fiabilité croissante, un renforcement des capacités, et une prise de responsabilité accrue. Le fait qu’elle continue de progresser malgré les évictions au plus haut niveau montre qu’elle bénéficie d’un leadership solide. Le commissaire politique, l’amiral Yuan Huazhi, n’est plus apparu publiquement depuis le 7 septembre 2024 et semble avoir été démis de ses fonctions. Pour autant, la marine chinoise, incarnée par l’amiral Hu Zhongming, reconnu pour sa double expérience en guerre sous-marine et de surface, continue de fonctionner normalement, grâce à un comité permanent, collégial, sans figure dominante, et donc sans poste réellement irremplaçable.

Des avantages structurels

En conclusion, notre conférence n’avait pas pour but de faire une comparaison détaillée entre la marine chinoise et la marine américaine, exercice qui aurait exigé une analyse stratégique bien plus poussée, prenant en compte l’ensemble des forces, des systèmes d’armes et des capacités opérationnelles. En revanche, les premiers enseignements sont clairs : la marine chinoise progresse rapidement, sous l’impulsion directe de Xi Jinping, y compris dans le domaine humain, longtemps en retrait par rapport à l’effort considérable qu’elle fournit en matière d’armement, la PLAN déployant en effet depuis plusieurs années et à un rythme soutenu des systèmes d’armes nombreux, sophistiqués et parfois inédits. Il convient de juger la marine chinoise à l’aune de ses propres missions, et dans le cadre plus large des opérations conjointes de l’Armée populaire de libération, plutôt qu’en la comparant systématiquement au modèle américain.

Dans les scénarios jugés prioritaires par Pékin, la Chine bénéficie d’un certain nombre d’avantages structurels : proximité géographique, supériorité en matériel, avantage numérique, voire avantage de portée dans certains domaines, ainsi qu’une abondance de missiles, munitions et capacités asymétriques susceptibles de compenser plusieurs faiblesses maritimes. Compte tenu de la nature de ses objectifs, la Chine peut également concentrer ses efforts stratégiques sur une zone ciblée et bénéficierait presque certainement d’un « avantage d’initiative » en cas de conflit. Elle s’efforce activement de réduire les délais de mobilisation et de rendre ses intentions plus difficiles à détecter, notamment grâce à des exercices de plus en plus fréquents, réalistes et de grande ampleur, qui brouillent les signaux précurseurs d’une offensive. Une chose est certaine : le facteur humain reste pour la marine chinoise un enjeu clé de sa montée en puissance.

Andrew S. Erickson

Professeur titulaire de stratégie au China Maritime Studies Institute

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