« Ne pas dire le mal n’apporte pas la paix »

Par l’amiral (2S) Alain Coldefy

Le XXIe siècle est décidément un siècle étrange, fait de ruptures inattendues et de continuités parfois inespérées, souvent désespérantes. Le monde d’aujourd’hui est en apparence dans un état métastable qui pourrait faire espérer l’apaisement après un chaos transitoire. Rien n’indique cependant que ce soit le cas. Où allons-nous ?  That is the question

Les leçons du passé sont un invariant de la stratégie. La culture des peuples en est le premier. Elle effacera toujours l’Homo Universalis que des innocents réclament sans réfléchir. La Russie d’Europe est redevenue orthodoxe en quelques mois après la mascarade communiste qui, en fait de dictature du peuple, n’a été que la dictature mortifère du goulag. L’Asie, l’Orient, l’Afrique eux aussi conserveront des traits de culture étanches voire hostiles, en tout ou partie, aux « idéaux » de l’Occident chrétien. Malraux avait sonné le rappel avec sa fameuse apostrophe : « le XXIe siècle sera spirituel », et nous y sommes. L’ignorer est la première faute stratégique. L’Homo Europaeus ne va pas bien non plus, pour les mêmes raisons profondes. Pour les peuples, l’histoire est tragique, c’est le second invariant. Dans ce décor, les populations civiles sont devenues définitivement les principales victimes des conflits modernes alors que les militaires portent toujours en eux ce tragique de l’histoire et savent de quoi ils parlent. La première partie du XXe siècle a été celle des grandes guerres, cette fois mondiales entre États, avec pour résultat l’anéantissement de l’idéologie nazie, la montée du communisme et la consécration des États-Unis comme première puissance mondiale, militairement mais aussi économiquement car la guerre n’a pas eu lieu sur son sol, et donc son industrie a pu se développer de façon extraordinaire. 

Sartre s’est toujours trompé… 

Puis la guerre froide a pris le relais, gelée par la dissuasion nucléaire jusqu’à la désintégration par l’intérieur du « modèle » soviétique, la migration en masse vers l’Ouest et non vers l’Est. Sartre s’est toujours trompé. Un nouveau monde « post-guerre froide » devait alors surgir, libéral, globalisé, respectueux des droits de l’homme. L’Occident chrétien, toujours lui, a voulu installer la démocratie et ses valeurs, et protéger ses marchés, en faisant de la Russie, de la Chine, et des dictatures diverses, des partenaires convenables. Beaucoup l’ont cru et « y » ont cru, dans l’esprit, et heureusement non la lettre, de Jules Ferry en 1885 idéalisant la colonisation au profit du développement des colonisés. Cet idéal s’est fracassé sur le mur de la réalité : le droit international n’existe pas, la démocratie au sens de Tocqueville de l’interpénétration de la société civile et de la société politique est rejetée, la mondialisation est un leurre, le repli sur les nationalismes un fait. En effet le début du XXIe siècle a vu le rejet des institutions qui disent le droit international, et l’extension du terrorisme international islamique en partie facilité par la cyber société.  Car après ce monde « post-guerre froide » porteur d’espérances finalement déçues, un monde « post-post-guerre froide » a surgi, dont le mandat du président Trump a été la forme pacifique et forte à la fois, les nationalismes et populismes la forme potentiellement dangereuse et le terrorisme islamique la forme violente. Il est temps d’ouvrir les yeux.

Tout le monde est sur la scène

Comment alors caractériser en termes stratégiques ce monde nouveau ? Le monde du XXIe siècle est celui de la diversification des acteurs et des espaces de la guerre, et de l’interaction instantanée par l’information : il n’y a plus de spectateurs et d’acteurs, tout le monde est sur la scène, les réseaux ont succédé aux frontières. La diversification des acteurs se dessine autour de deux catégories. Les acteurs étatiques et les États-puissance qui sont de retour. La confrontation majeure entre États avait été reléguée au dernier rang en termes de probabilité d’occurrence dans les scénarios des Livres Blancs du dernier quart de siècle, en France et ailleurs. Mais, alors que l’Europe continue de se désarmer, la totalité des États qui comptent se réarme dans des proportions que les politiques ne veulent pas voir. En 2018à la conférence de Munich sur la sécurité, Sigmar Gabriel, ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne, déclare : « Les Européens sont les derniers végétariens dans un monde de carnivores géopolitiques », sans susciter de débat. Tous ces Etats construisent des porte-avions et veulent des sous-marins nucléaires, développent des missiles hypersoniques, lancent des satellites et possèdent une capacité de cyber guerre considérable sans parler de l’arme nucléaire. Nous sommes évidemment concernés. Contrairement aux trois singes de la sagesse, ne pas voir, ne pas entendre, ne pas dire le Mal n’apporte pas la paix, si ce n’est intérieure, et on ne pourra pas dire encore « qu’on ne savait pas ». Plus que jamais la dissuasion nucléaire est pertinente, plus que jamais nos armées doivent être capables d’affronter des adversaires puissants, ce paradoxe apparent n’est pas assez étudié. 

Des acteurs divers durablement installés 

L’irruption des acteurs non étatiques a simultanément constitué la tendance lourde des dernières décennies avec le dégel des relations internationales, la mondialisation des échanges et l’émergence de multiples foyers incontrôlés et incontrôlables de conflits.  Ces acteurs, plus divers qu’on ne le pense, sont durablement installés. Le terrorisme islamique, parfois soutenu par des États, a pris pour cible les démocraties molles et leur mode de vie et de société. S’attaquant à tous les aspects du savoir-vivre ensemble, et en particulier aux droits humains fondamentaux, ils doivent être combattus sans laxisme sur tous les plans, dans le respect de la loi.  La confrontation économique, capitaliste et libérale, a vu l’émergence de nouveaux acteurs plus ou moins privés, dont les célèbres GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) qui prospèrent sur le terreau de la puissance américaine. Il faut revenir aux fondamentaux de l’économie. L’accroissement de la production manufacturière sur notre sol et la numérisation de notre marché au niveau le plus bas sont deux conditions de base qui passent par le niveau d’éducation des français.

Et la « cyber civilisation » permet à une société privée de tracer les parcours de sport des agents secrets (Application Strava), et aux individus de se mobiliser en masse sur des sujets de société ou politiques (Wikileaks), avec pour vecteur de propagande le développement inquiétant exponentiel des fake news. On se croirait parfois au Moyen-Âge des croyances contre le progrès. La diversification des espaces de la guerre tient quant à elle à l’émergence de nouveaux domaines de l’action militaire.  Certains sont anciens, comme la mer qui a été négligée par notre pays mais dont l’importance croit tous les jours et dans tous les domaines, commerce, richesses, puissance. D’autres sont en mutation, comme l’espace, support de connaissance (observation, communication) devenu arsenal abritant des engins de guerre. D’autres enfin jouent un premier rôle, comme le cyber monde qui constitue un phénomène stratégique disruptif. Ils s‘ajoutent et interagissent avec les notions classiques de milieu, terre, mer et air.

La nécessaire ambition du maritime

Depuis la nuit des temps, encore un invariant, l’homme se bat pour sa survie — eau, nourriture, richesses de la terre et des océans — et le contrôle ou la possession de ces ressources. La dimension immatérielle de l’information, celle du cyber espace a aboli la distinction spinozienne entre la maitrise de l’espace et celle du temps. Depuis la nuit des temps, l’homme tend donc à militariser son environnement, y compris politique selon l’historien Victor Davis Hanson. Et les puissances qui maîtrisent aujourd’hui les nouveaux flux immatériels de l’économie de la connaissance sont précisément celles qui dominent les territoires et les mers (États-Unis, Chine, Russie, Grande-Bretagne et la France, comme par hasard les membres permanents du Conseil de Sécurité). Pour la France, deuxième puissance maritime mondiale en termes de zones économiques exclusives, donc de richesses et de développement, il est urgent d’aller au-delà des déclarations récurrentes sur sa politique maritime, il est urgent d’en faire une ambition commune et partagée en affectant les moyens financiers et humains nécessaires à son accomplissement. Incidemment la cohésion entre la métropole et les outre mers n’en sera que renforcée, c’est aussi un objectif politique

L’héritage Trump

La 59e élection présidentielle aux Etats-Unis marque une étape dans le « grand jeu » des Nations. La question qui se pose aux Européens et aux Français en particulier, est de déterminer si les axes de divergence de la politique de Donald Trump par rapport à celle de Barak Obama sont susceptibles de modification avec une administration Biden. En réalité, Trump a ouvert une nouvelle ère des relations internationales, baptisée plus haut « post-post-fin de la guerre froide ». La guerre globale contre le terrorisme a quitté la première place qu’elle occupait depuis Bush Jr et les attentats de 2001, et il n’a engagé les forces armées américaines dans aucune nouvelle opération extérieure, en contrepoint d’un discours en permanence agressif voire transgressif. Cependant si nombre d’initiatives telles que la sortie de l’Accord nucléaire de Vienne sur l’Iran et de l’Accord de Paris sur le climat pourraient être abandonnées, les fondamentaux perdureront. Cette politique étrangère de Donald Trump a été celle de la compétition entre puissances ou great power competition, avec pour mot d’ordre America first qui s’est traduit par unilatéralisme et nationalisme : c’est donc la mort programmée du multilatéralisme et des institutions internationales. Les Européens n’en ont pas vraiment pris conscience. C’est en conséquence la fin d’une politique d’imposition de la démocratie, de ses valeurs et de ses marchés — n’oublions pas ce côté marchand des anglo-saxons — largement soutenue en Europe. Ces pays sont désormais traités comme des rivaux, en premier lieu la Chine. Les Européens doivent en prendre conscience, la France commence à en prendre la mesure. 

Le cours de l’histoire

Rien ne viendra modifier ce cours de l’Histoire, quoiqu’on ne pense. S’agissant de l’Europe, Trump a toujours mis en avant le déficit commercial avec l’Union européenne et en premier l’Allemagne, pour justifier un protectionnisme exacerbé. Les Européens doivent faire bloc car cela ne changera pas avec Biden, loin s’en faut. S’agissant de l’OTAN, les déclarations américaines répétées sur le faible effort de défense des pays européens n’ont pas été suivies d’effets car nombre de nos partenaires de l’Union européenne croient encore à la protection ne varietur du gendarme de Washington. Si les critiques peuvent être, sur la forme, atténuées avec Biden, ils se leurrent profondément dans l’illusion d’un retour en arrière et affaiblissent, de fait, une défense européenne en mort cérébrale elle aussi. Les premières réactions allemandes sont à cet égard affligeantes et marquent un alignement qui n’est pas sans arrière-pensée contre les velléités françaises d’autonomie dans l’Alliance. Le futur avion commun restera dans les cartons. Quant à la France, elle a une double fenêtre de tir avec le départ concomitant des Britanniques au titre du Brexit. En faisant davantage « équipe » avec ses voisins, au lieu de jouer « en solo », elle peut reprendre une sorte de leadership politique sur le Vieux Continent grâce à sa dissuasion nucléaire entre autres. Avec Trump et les Républicains, le rapport est le plus souvent un rapport de force, qui permet de se faire respecter quand on est soi-même fort. Avec une administration démocrate, le dialogue est plus facile, mais la réalité l’est moins. Nous y sommes. Ce panorama stratégique n’a de sens que dans un pays dont les citoyens pourraient ensemble partager la vision. Il faut pour cela une ambition exaltante. Après l’aéronautique, l’espace et le nucléaire des années gaulliennes, qui nous ont portés au sommet dans ces disciplines, la mer peut et doit être le vecteur de cette fierté et de cette unité pour le XXIe siècle.


Ancien major général des armées. L’amiral (2S) Alain Coldefy a commandé le porte-avions Clemenceau et les forces navales franco-britanniques engagées au large du Kosovo en 1999. Ancien président de l’Académie de Marine, il préside aujourd’hui la Société des Membres de la Légion d’Honneur. Il est l’auteur de : « Amiral, du sel et des étoiles », Éditions Favre, septembre 2020.

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