Entretien avec Olivier Dujardin et Lauraline Maniglier
Propos recueillis par Bertrand de Lesquen
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À l’heure où les drones occupent tous les espaces, Olivier Dujardin, spécialiste reconnu de la guerre électronique, et Lauraline Maniglier, chef de produit chez Cerbair, leur dédient un ouvrage de référence destiné à en faire un état des lieux précis et à comprendre la révolution stratégique qu’ils opèrent.
Pourquoi avoir écrit cet ouvrage sur les drones alors que ce sujet sature aujourd’hui tous les médias autant que les champs de bataille ?
C’est justement parce que la question des drones occupe aujourd’hui à la fois le champ de bataille et l’espace médiatique qu’un ouvrage sur le sujet s’imposait. Nous avons constaté que beaucoup d’interlocuteurs n’en avaient qu’une vision partielle. Entre les compréhensions fragmentaires, les approximations techniques et certaines idées reçues, il restait un important travail de clarification et de vulgarisation à mener. L’objectif du livre est de centraliser l’information et de démocratiser la compréhension globale des enjeux de sécurité liés aux drones et à la lutte anti-drones, afin que chacun, civil comme militaire, puisse en saisir les opportunités et défis.
Tous les chefs militaires, du général au chef de section, soulignent une évolution majeure de la guerre avec ce qu’ils appellent la « transparence » du champ de bataille et les drones ne semblent pas, bien sûr, y être étrangers. Qu’en est-il réellement et qu’est-ce que cela signifie précisément, que ce soit à terre ou en mer ?
Indéniablement, la multiplication des drones a accéléré la boucle Renseignement-Feux. Aucun milieu n’échappe à cette évolution. Le domaine maritime est tout aussi concerné. Les drones permettent désormais de déployer de nombreux capteurs à faible coût, rendant toute progression discrète beaucoup plus difficile. Grâce à une permanence de l’observation et des performances croissantes en termes de portée comme de précision, l’effet de surprise devient presque hors de portée si l’adversaire peut déceler une manœuvre suffisamment tôt. Cette nouvelle réalité influence profondément les tactiques, aussi bien terrestres que navales. Concrètement, cela impose aux forces de maintenir une vigilance permanente face à la menace 3D des drones, souvent difficiles à détecter en raison de leur petite taille. Ces vecteurs constituent à la fois des outils de renseignements et des armes offensives, comme la guerre en Ukraine l’a clairement démontré.
Sans tous les passer en revue, quels sont aujourd’hui les drones les plus aboutis, qui les fabriquent, où les trouve-t-on ?
Tout dépend de ce que l’on entend par « drones les plus aboutis ». La question peut être abordée d’un point de vue purement technologique, ou selon l’angle de la suffisance technologique, c’est-à-dire la capacité d’un système à remplir efficacement sa mission sans excès de sophistication. Pour notre part, nous considérons comme « les plus aboutis » les drones les mieux adaptés à leur mission, offrant un équilibre cohérent entre performance et coût. De ce point de vue, les avancées les plus intéressantes se trouvent clairement chez les Ukrainiens et les Russes. Ils opèrent dans la réalité du combat, à la fois sur le plan opérationnel et économique, et doivent adapter en permanence leurs systèmes à un environnement tactique en constante évolution. C’est sans doute là que se joue la véritable différence : les constructeurs capables de faire évoluer rapidement leurs produits pour répondre aux mutations du champ de bataille. Aujourd’hui, ce sont donc les pays en guerre qui poussent le plus loin l’innovation, souvent indépendamment du niveau de sophistication technologique, parfois superflu.
La stratégie de déni d’accès mise en œuvre par l’Ukraine en mer Noire contre la marine russe a illustré le rôle des drones navals. Où en est-on aujourd’hui dans le monde en matière de drones navals, de surface ou sous-marins, et qui en sont les principaux acteurs ?
Aujourd’hui, nous sommes clairement dans une phase de mimétisme. Les événements en mer Noire ont marqué les esprits, mais le contexte très particulier de cette mer fermée limite la transposabilité des enseignements ukrainiens à d’autres environnements. Ainsi, même si certains industriels proposent désormais des drones maritimes suicides « à la manière ukrainienne », les développements restent encore timides. On est loin de la dynamique observée dans le domaine des drones aériens. La majorité des efforts se concentrent aujourd’hui sur des plateformes capables d’assurer des missions de surveillance longue durée plutôt que sur des systèmes offensifs.
La réduction du format des marines modernes a créé un besoin de masse : les flottes actuelles sont puissantes sur le papier, mais elles ne peuvent être partout à la fois. Les drones apparaissent donc comme un moyen de maintenir une présence étendue à coût maîtrisé, sans mobiliser autant d’équipages. Cette logique s’applique également aux drones sous-marins, même si se pose la question essentielle de la connectivité et du contrôle à distance. Nous en sommes encore à une phase d’apprentissage et d’expérimentation. Dans ce domaine, la Chine se montre particulièrement active, la Turquie adopte une approche pragmatique et réactive, tandis que les industriels occidentaux avancent avec prudence, selon une dynamique plus mesurée.
À quelle évolution doit-on s’attendre concernant la guerre navale ?
À court terme, il faut d’abord prendre en compte la menace croissante des drones navals suicides. Solution technologiquement simple et peu coûteuse, elle devient accessible à de nombreux États, et même à certains groupes non-étatiques. Cela signifie que cette menace est très vraisemblablement destinée à s’amplifier rapidement. Dans un second temps, on devrait voir apparaître davantage de navires dronisés dédiés à des missions auxiliaires : déminage, surveillance de surface ou sous-marine, escorte logistique, etc. Ces plateformes viendront épauler les flottes en accomplissant des tâches spécialisées, réduisant l’exposition des bâtiments habités et augmentant la souplesse opérationnelle.
À plus long terme, pourraient émerger des « drones-arsenaux », conçus pour accompagner les frégates et augmenter leur puissance de feu. Ces plateformes, essentiellement constituées de coques équipées de silos de lancement, permettraient à un bâtiment principal de démultiplier ses capacités de frappe, qu’il s’agisse de défense antiaérienne, d’attaque contre la terre ou d’attaque navale, sans alourdir sa conception.
Sur le plan civil, il faut aussi anticiper l’émergence prochaine de drones de surface et sous-marins dédiés au trafic illicite : transport de drogue ou de contrebande entre pays ou continents. Leur haut degré d’automatisation rendrait leur détection et leur interception particulièrement difficiles, tout en limitant l’exposition directe des trafiquants. Ce phénomène mérite une attention continue. Même s’il n’a pas, au départ, le caractère d’une menace militaire directe, il possède le potentiel de transformer profondément la sécurité maritime et les modes d’action illicites.
À l’image de ce que l’on voit aux États-Unis, les drones navals ne sont-ils pas la première étape d’un processus qui va voir se développer, grâce à l’intelligence artificielle, des flottes, non pas de drones mais bien de navires autonomes permettant aux marines, qui pourront technologiquement et financièrement se les offrir, de gagner en masse et en effet de saturation ?
Effectivement, les drones navals constituent une première étape vers une recomposition profonde des marines avec des flottes plus autonomes et modulaires. Celles disposant des moyens technologiques et financiers pourront alors augmenter leur masse opérationnelle que nombre d’entre elles ont perdue. Grâce à l’intelligence artificielle et à la coordination entre drones aériens et navals, s’ouvre la voie logique de saturation dans le combat naval, permettant de submerger les défenses adverses sans multiplier proportionnellement les coûts humains ou matériels.
Cependant, nous en sommes encore au stade des conjectures. L’arrivée de ces systèmes impose de repenser entièrement les opérations aéromaritimes, tant sur le plan tactique que doctrinal. Des réflexions sont engagées et plusieurs pistes sont explorées, mais aucun modèle consolidé n’a encore émergé. Malgré leurs atouts évidents, les drones présentent aussi des limites et des vulnérabilités (robustesse des systèmes, résilience aux contre-mesures, logistique, sûreté algorithmique) qu’il faut impérativement intégrer dans les doctrines d’emploi. Avant d’envisager de véritables flottes mixtes, combinant les navires habités et les plateformes autonomes, il reste donc un long chemin à parcourir. De nombreux essais, validations opérationnelles et ajustements doctrinaux seront nécessaires avant que des solutions pérennes et fiables ne s’imposent réellement.
La course entre l’épée et le bouclier est un principe classique de la pensée militaire et stratégique. Elle repose sur l’idée qu’à chaque nouvelle arme offensive correspond tôt ou tard une réponse défensive, et que l’histoire militaire est un enchaînement sans fin de contre-mesures et de surenchères technologiques. L’on sent qu’après une phase de surprise, et en quelque sorte de sidération, face au développement sans précédent et en un temps très court des drones, l’heure soit aujourd’hui au développement tout aussi rapide des technologies pour les contrer. Où en est-on, dans ce domaine, fin 2025 ?
Effectivement, c’est un principe immuable de l’histoire militaire. Pourtant, fin 2025, il faut reconnaître que la lutte contre la menace des drones reste encore partiellement maîtrisée. Ces vecteurs évoluent à un rythme bien plus rapide que celui des contre-mesures, et leur potentiel d’innovation reste considérable. Les marines ne disposent pas encore d’un système de défense totalement robuste, intégré et homogène. Cela dit, des solutions technologiques de détection et de neutralisation existent déjà et gagnent rapidement en maturité. Une approche multicouche commence à se dessiner, combinant capteurs, brouillage et moyens cinétiques. Leur déploiement reste toutefois encore limité, certaines technologies étant toujours en phase de développement ou d’expérimentation.
En somme, la défense contre les drones n’est pas désarmée, mais elle demeure imparfaite : de nombreux angles morts persistent et la protection n’est pas encore totale. À ce stade, l’avantage demeure clairement du côté des drones, au moins pour quelque temps encore.
Puisque l’on parle de moyens financiers et de technologies, où en est la France en matière de drones et de lutte anti-drones ? Sommes-nous dans la course, et dans le rythme de la course, au regard de la vitesse à laquelle vont les choses ?
D’un point de vue technologique, la France n’est pas en retard, ni dans le domaine des drones, ni dans celui de la lutte anti-drones. La compréhension tactique et technique est bien présente. En revanche, le rythme de développement est freiné par un manque de moyens financiers et un écosystème industriel déséquilibré. D’un côté, de nombreuses petites entreprises, souvent très innovantes et réactives, se heurtent à un mur financier dans un environnement extrêmement concurrentiel. De l’autre, les grands groupes de défense, mieux dotés en capital, peinent à suivre le tempo imposé par la guerre des drones, en raison de structures lourdes et d’une culture industrielle moins agile.
Le maillon manquant, ce sont les acteurs de taille intermédiaire, capables de combiner souplesse et solidité financière. Certains commencent à émerger, mais ils se retrouvent rapidement en concurrence directe avec les grands groupes, qui ne leur laissent pas toujours l’espace nécessaire pour se développer. À cela s’ajoute une commande publique prudente et en partie compréhensible : il est difficile d’investir massivement dans des technologies dont le cycle d’obsolescence est extrêmement rapide. Cette situation soulève une question de fond sur le modèle économique : comment rendre viables des entreprises contraintes de développer des produits à coût maîtrisé, fabriqués en faible quantité en temps de paix, mais qui doivent pouvoir produire massivement et rapidement en temps de guerre ?
Drones et lutte anti-drones
Olivier Dujardin – Lauraline Maniglier
Préface général Bruno Baratz
Ellipses – Octobre 2025




