À Nouadhibou, poumon halieutique de la Mauritanie, les poissons se raréfient de plus en plus. Dans un reportage publié le 31 juillet 2025, le quotidien français Le Monde dresse un constat alarmant : le pays est plongé dans une crise structurelle de la pêche, causée par des années de surexploitation et de dépendance excessive à la farine et à l’huile de poisson (FHP).
La pression est telle que certaines entreprises, comme Omaurci SA, ont vu leurs exportations chuter de 12 979 tonnes en 2020 à 5 543 tonnes en 2024. Résultat : deux tiers des usines de Nouadhibou ont cessé leurs activités, et le secteur est aujourd’hui confronté à ce que ses propres acteurs décrivent comme une « catastrophe écologique et économique ». Cette dégradation rapide du modèle halieutique mauritanien soulève une interrogation cruciale pour l’ensemble de la façade atlantique ouest-africaine : le Maroc, deuxième acteur régional de la pêche pélagique, pourrait-il connaître un scénario similaire ? La question mérite d’être posée, d’autant que plusieurs signaux faibles commencent à s’accumuler sur les côtes marocaines.
La Mauritanie en crise, le Maroc aussi concerné
À l’heure où les tensions autour de la sardine s’aggravent dans plusieurs ports marocains, la crise mauritanienne agit comme un signal d’alerte régional. Elle révèle notamment l’importance décisive de facteurs externes, à commencer par la surexploitation massive des stocks partagés entre les deux pays. Comme l’a récemment souligné Le Monde dans son reportage du 31 juillet 2025 consacré au « pillage des eaux mauritaniennes », cette pression intense sur les ressources pélagiques ne connaît pas de frontière : elle entraîne une cascade d’effets écologiques et économiques, menaçant potentiellement toute la région, y compris le Maroc. Dans les faits, la situation sur les côtes marocaines commence à présenter certaines similitudes préoccupantes avec celle observée en Mauritanie.
À Dakhla, centre stratégique de la transformation du poisson, les débarquements de sardines auraient chuté de près de moitié, selon une source locale, tandis que la taille moyenne des poissons capturés diminue sensiblement. Cette tendance, bien que récente, ne relève plus du simple aléa conjoncturel : elle traduit une pression croissante sur le stock et soulève des inquiétudes légitimes quant à la durabilité du modèle actuel.
Selon un ancien de l’Institut national de recherche halieutique (INRH), bien que ce dernier ne rende pas publics ses chiffres, la situation serait encore plus préoccupante depuis juin 2025. Toujours selon cette source, à l’échelle nationale, les débarquements auraient connu une baisse globale de 20 % par rapport à l’année précédente. Parmi les espèces les plus touchées figure la sardine, dont les captures auraient chuté d’environ un tiers. Dans les régions du sud, cœur stratégique de la filière, le recul serait encore plus inquiétant, avec une baisse moyenne de près de 50 % au global, et un effondrement sous le seuil critique de la capture de sardines, en chute libre de 70 %.
Certains acteurs tirent d’ores et déjà la sonnette d’alarme : « Si cette tendance se poursuit, c’est tout un écosystème industriel qui risque de s’effondrer », nous confie un acteur concerné par la situation. Car ici, l’enjeu dépasse la seule viabilité économique : c’est tout un tissu industriel construit sur plusieurs décennies, dans des territoires stratégiques, qui est menacé. Plus profondément, c’est l’équilibre biologique régional qui vacille. La surexploitation massive exercée dans certaines zones, notamment aux abords des frontières sud, fragilise directement la ressource marocaine et perturbe la migration naturelle des petits pélagiques le long du littoral atlantique, partagé entre plusieurs États riverains : Maroc, Mauritanie, Sénégal, Gambie, Guinée-Bissau. Ainsi, c’est l’ensemble de la chaîne halieutique régionale qui se désorganise, avec des conséquences systémiques pour les écosystèmes comme pour les économies littorales.
Le dispositif halieutique marocain en quête d’un nouveau modèle
« La pêche illégale représente environ 30 % de l’activité au Maroc, ce qui est considérable », alertait récemment Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France, dans un entretien accordé à Telquel . Si ce chiffre interpelle, il ne saurait pour autant résumer une crise bien plus complexe que le seul prisme d’une surpêche généralisée. En effet, les données révèlent un tableau plus nuancé. Malgré l’adoption en 2019 d’un décret visant à encadrer les zones de pêche, son application est restée lettre morte, laissant place à l’intrusion incontrôlée de nombreux navires et exacerbant la crise actuelle. Une dérive qui ne semble pas être uniquement tout à fait liée à l’activité industrielle, comme le résume un industriel du secteur : « Le problème n’est peut-être pas tant une mer vide qu’un défaut de régulation et de surveillance adapté aux réalités du terrain ». Les failles de régulation, le déficit de contrôle sur les segments artisanaux et l’absence de données scientifiques fiables seraient aussi à l’origine de cette mauvaise gestion de la ressource.
En parallèle, le zoning, un dispositif réglementaire censé délimiter les zones de pêche selon les espèces, les saisons et les types de navires, reste largement inappliqué, malgré les textes en vigueur. À cela s’ajoutent des mesures de fermeture spatiale et temporelle qui gagneraient à être améliorées. De fait, cet ensemble d’éléments a été aggravé par le manque de ressources humaines au sein de l’administration ainsi que les nombreux départs de cadres qualifiés, notamment durant la période précédant la nomination d’un Secrétaire d’État dédié en 2024.
Malgré cela, les autorités marocaines réaffirment leur volontarisme. Le Secrétariat d’État chargé de la pêche maritime a, par exemple, catégoriquement démenti le 29 juin 2025 les allégations selon lesquelles des sardines juvéniles auraient été massivement capturées par des chalutiers côtiers au port de Laâyoune. Dans un communiqué officiel, l’administration évoque « des contrôles quotidiens sur la taille des captures, menés en coordination avec l’Institut national de recherche halieutique (INRH) », et affirme que « les tailles constatées sont conformes aux normes en vigueur ».
Quel avenir pour les industriels du sud ?
Avec des dizaines de milliers d’emplois directs et indirects, dont une implication croissante des femmes à tous les niveaux de la chaîne de valeur, le secteur pélagique joue un rôle déterminant dans la création d’opportunités économiques locales dans le sud du Royaume. À lui seul, ce tissu industriel génère annuellement un chiffre d’affaires de 4 milliards de dirhams et contribue à 30 % de la production halieutique nationale, soit près de 400 000 tonnes de poissons pélagiques par an, destinés aux marchés nationaux comme internationaux. Un pilier de la sécurité alimentaire pour les Provinces du Sud, et un maillon central de l’économie bleue au Maroc.
Or, cette dynamique paraît aujourd’hui fragilisée, dans un contexte marqué par des tensions sur les ressources et des interrogations sur l’avenir de ce modèle halieutique. Le constat renvoie à une réalité que le Roi Mohammed VI a clairement formulée lors de son dernier discours du Trône : « Il n’y a de place, ni aujourd’hui, ni demain pour un Maroc avançant à deux vitesses ». Appelant à « amorcer un véritable sursaut dans la mise à niveau globale des espaces territoriaux », le Souverain a insisté sur la nécessité d’une « nouvelle génération de programmes de développement territorial », fondés sur la valorisation des spécificités locales et la justice spatiale.
À moins d’un an des élections législatives prévues en juin 2026, le royaume chérifien a fixé le cap : justice spatiale, inclusion économique, rattrapage territorial. Reste à savoir si l’ensemble des acteurs concernés suivront, en choisissant de replacer l’équité territoriale au cœur de leurs agendas politiques.
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Gabriel Robin est journaliste (Atlantico, Causeur, FigaroVox), spécialiste des questions géopolitiques et du commerce international.