Filets, camouflage et AK-47: les pêcheurs oubliés du Turkana

Ces pêcheurs vivent au campement de Nayenae, une miséreuse enfilade d’abris improvisés devant laquelle sont étendus des filets aux flotteurs remplacés par de vieilles bouteilles de soda. Ils ruminent leur amertume face au plus grand lac désertique au monde, classé au patrimoine mondial de l’Humanité.

Leurs visages burinés se fendent de rictus désabusés dès qu’est évoqué « Gibe III », le barrage hydroélectrique le plus haut d’Afrique (243 m), inauguré par l’Éthiopie fin 2016: sa construction à plusieurs centaines de kilomètres au nord sur l’Omo, affluent éthiopien du lac Turkana, a fait légèrement baisser le niveau du lac et a interrompu les crues saisonnières essentielles au cycle de reproduction des poissons.

« Il y en a de moins en moins », peste Maurice Echerait, un pêcheur Turkana de 41 ans, et « les poissons qui restent sont rassemblés dans le delta de l’Omo », riche en nutriments.

La rivalité séculaire entre les Turkana, qui habitent au Kenya à l’ouest et au nord-ouest du lac, et les Dessanech, répartis au nord et au nord-est au Kenya et en Ethiopie, s’est intensifiée. « On pose les filets aux mêmes endroits, dans le delta, cela provoque des combats sur l’eau », dit Maurice Echerait.

« On ne négocie pas lorsqu’on rencontre les Dessanech, on tire à vue et ils tirent à vue », assure le pêcheur, installé depuis un an à Nayenae, à l’extrême nord-ouest du lac, une région proche de la frontière éthiopienne où pullulent les fusils AK-47, G3 allemands ou FAL belges.

– Pas de crues, pas de poisson –

A quelques mètres du rivage, des dizaines de bateaux en bois arborent de larges rayures vert jade et bleu pastel: « pour passer inaperçu » dans les plantes et les eaux du delta, explique Maurice, dont un cousin a été tué fin 2016 lors d’un échange de coups de feu avec des Dessanech.

Autrefois, une pêche n’était réussie que si les filets débordaient de tilapias, de perches du Nil et de carpes, assure-t-il. Aujourd’hui, les pêcheurs sont contents de regagner le rivage en vie.

« Environ 90% de l’afflux d’eau douce dans le lac Turkana vient de la rivière Omo, donc si cette rivière subit des changements, cela a une conséquence directe sur le lac », remarque Sean Avery, consultant sur les questions d’eau.

Or, dit-il, les études d’impact social et environnemental menées par l’Ethiopie pour « Gibe III », le plus important d’une série de barrages construits sur l’Omo, « ne prennent pas en compte ce qui peut arriver de l’autre côté de la frontière », alors que quelque 300.000 personnes dépendent de la pêche autour du lac Turkana.

Lors du remplissage du bassin de « Gibe III », débuté en 2015, le débit de l’Omo a diminué et le niveau du lac a baissé de deux mètres, asséchant des zones peu profondes où se reproduisent les tilapias. Cette baisse était toutefois attendue et une fois que le bassin du barrage sera entièrement rempli, le débit de l’Omo doit redevenir normal, assure M. Avery.

– ‘Stimulus perdu’ –

L’absence de crues saisonnières est plus préoccupante.

« Près de 60% des poissons du lac migrent en amont de la rivière lors des crues pour se reproduire. Si on interrompt ces crues parce qu’on contrôle le débit, le stimulus pour la migration est perdu », explique John Malala, de l’Institut de recherche kényan sur la pêche.

L’Ethiopie a certes promis de déclencher des crues artificielles, mais il reste à prouver qu’elles auront l’ampleur requise, et il est à craindre que les sédiments et nutriments essentiels aux poissons restent bloqués en amont du barrage.

« Si je savais où se trouve ce barrage, j’irais le démonter moi-même », rage Loito Ibuya, jeune pêcheur vêtu d’un t-shirt aux motifs camouflage.

Comme d’autres pêcheurs vivant à Nayenae, ce jeune homme a quitté son village, Todonyang, à une dizaine de kilomètres au nord, car trop près des Dessanech.

Les pêcheurs, dit-il, se sentent abandonnés par le gouvernement kényan, qui est selon eux plus intéressé par la possible importation d’électricité produite par « Gibe III » que par le sort d’une région historiquement marginalisée.

– Remake de la mer d’Aral ? –

Le pire est peut-être à venir pour cette région, car l’ambition éthiopienne est également agricole, et concerne notamment des cultures de canne à sucre et de coton: des projets d’irrigation développés depuis 2011 sur l’Omo, en aval de « Gibe III », impliquent le détournement de quantités colossales d’eau et pourraient provoquer, à terme, un assèchement partiel du lac, s’inquiètent les défenseurs de l’environnement.

L’ampleur de ces projets reste floue, en l’absence d’une communication précise des autorités éthiopiennes: entre 100.000 et 450.000 hectares de cultures sont évoqués. L’ONG Human Rights Watch, se basant sur des images satellites, estime qu’environ 30.000 hectares ont déjà été transformés. Selon Sean Avery, si l’hypothèse de 450.000 hectares de plantations se concrétise, « cela réduira de moitié le débit de la rivière ».

Le lac pourrait alors baisser de plusieurs dizaines de mètres et être réduit à deux petits lacs, soit un triste remake de la catastrophe environnementale de la mer d’Aral, largement asséchée par le détournement de deux fleuves à des fins d’irrigation en Asie centrale.

Conscients du danger, des chefs Turkana et Dessanech kényans ont débuté en mars des pourparlers de paix. Michael Irgiena, un pêcheur Dessanech ayant traversé le lac pour parlementer, s’interroge: « Quand ce lac sera totalement asséché, on se battra pour quoi ? »

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