Centaines de thons frais ou congelés alignés, cloches, cris et gestuelle habituels des initiés… Les premières pièces sont parties comme à l’accoutumée sous le regard de nombreux journalistes et caméras.
Pourtant, tout ou presque est différent pour les vétérans venus du légendaire marché de Tsukiji, haut lieu touristique.
« Voilà c’est parti, vous voyez », dit à l’AFP Kiyoshi Kimura, une des célébrités du secteur. Le patron de la chaîne de restaurants Sushi Zanmai est connu pour avoir acheté des thons à des prix record lors des premières criées du Nouvel an. « On n’atteindra pas les mêmes enchères aujourd’hui », concède-t-il en souriant.
Les locaux flambant neufs, fermés, aseptisés de Toyosu bouleversent la façon dont fonctionne le marché. L’ambiance n’est plus la même qu’à Tsukiji, aux équipements vétustes, ouvert à tous les vents, où l’on utilisait des techniques ancestrales qui avaient fait leurs preuves.
– Beaucoup d’inconnues –
« Ce sera néanmoins un peu moins fermé et un peu moins strict que je ne le craignais au premier abord, mais ce ne sera pas la même atmosphère qu’à Tsukiji », a confié à l’AFP Lionel Beccat, chef du restaurant Esquisse à Tokyo.
« Sur le plan purement professionnel, peut-être que Toyosu est mieux, mais du point de vue sentimental, c’est Tsukiji. Bref, la tête dit oui, mais le coeur dit non », résume-t-il.
À Toyosu, la technique moderne est censée assurer une hygiène irréprochable. Mais ainsi disparaîtra une bonne partie du savoir-faire hérité de quatre siècles de marché aux poissons (dans les quartiers de Nihonbashi puis de Tsukiji).
Pour certains professionnels interrogés par l’AFP, c’est non seulement un drame personnel mais aussi un risque pour la qualité de la marchandise.
La gouverneure de Tokyo, Yuriko Koike, a promis de rester à l’écoute des commerçants installés à Toyosu qui ont déjà signalé divers problèmes (embouteillages monstres, manque de places pour les camions, risques de moisissures, etc.). Ils disent surtout craindre la remontée d’eau souterraine polluée, car le site est construit sur un terrain gagné sur la mer autrefois occupé par une usine à gaz.
« C’est un paradoxe incroyable que de construire le plus grand marché de produits frais du monde en un tel lieu », estime aussi M. Beccat.
– « Non à la destruction » –
De fait, s’il a fallu plus de 30 ans entre les premières discussions sur la nécessité de déplacer ou reconstruire Tsukiji et la réalité du déménagement, c’est en grande partie en raison d’une série de difficultés à Toyosu.
« C’est trop tôt pour dire ce qu’il en sera, nous verrons à l’usage, mais nous ne sommes pas encore pleinement rassurés », dit à l’AFP un des commerçants.
« C’est la course, c’est infernal, on n’est pas encore habitués », lance de son côté Masatake Ayabe, répondant à un client restaurateur sur place tout en en faisant patienter un autre au téléphone.
Chacun découvre les lieux, beaucoup ont un plan en main. Mais à l’extérieur, et entre les rangées de thons, les charriots électriques à gros volant qui étaient des symboles de Tsukiji semblent déjà habitués: ils vont à toute vitesse.
Et pendant ce temps, à un peu plus de deux kilomètres de là, à Tsukiji, quelques dizaines de marchands et inconditionnels font de la résistance, ne se résignant pas à la disparition du vieux marché, un lieu de 83 ans d’histoire, mondialement réputé.
Après une dispute avec des employés de la mairie de Tokyo qui tentaient de les dissuader d’entrer sur le site déserté, laissé aux seuls rats, ils ont fini par entrer par la force.
« On ne voulait pas en arriver là, on veut pouvoir venir ici parce que c’est notre droit. Nous avons toujours un droit commercial ici, nous ne l’avons pas rendu », a déclaré à l’AFP une de ces manifestantes.
« Les grossistes ont été forcés de déménager mais les trois quarts d’entre eux ne voulaient pas aller à Toyosu. Il ne faut pas que Tsukiji soit détruit, il faut absolument le garder en base de repli en cas de gros problème à Toyosu, car ce risque existe », insiste de son côté Makoto Sawatari, qui était à la fois préparateur de poissons à Tsukiji et l’homme qui depuis des années entretenait un petit sanctuaire à l’intérieur du marché.