« Il y a des jours où j’attrape des poissons, d’autres jours où je n’en attrape aucun », lance Pat Chaiwong, 67 ans, un des 23 pêcheurs de cette communauté de Wiang Kaen, dans la province de Chiang Rai, dans le nord du royaume.
Cette journée lui a apporté quatre belles prises, en plus du menu fretin. Au coucher du soleil, un client vient faire son marché. Il repart avec un poisson attaché par la joue à une ficelle: 150 bahts (moins de 4 euros).
Le pêcheur ignore pourquoi il revient si souvent bredouille, mais ses collègues accusent les barrages construits par les Chinois en amont, dans le Yunnan, qui bouleversent le cycle naturel du fleuve.
« Avant, le niveau de l’eau montait (et baissait) selon les saisons », note Decha Chaiwong, 48 ans. Mais aujourd’hui, les vannes ont pris le pas sur la nature. « C’est pour ça que le nombre de poissons a diminué ».
Et le pire est à venir, craignent les pêcheurs. Le barrage de Xayaburi, premier d’une série de onze sur la partie basse du Mékong, cristallise les craintes des 60 millions d’habitants dépendant du fleuve pour le transport ou l’alimentation.
« Les poissons ne pourront plus aller pondre », dénonce Niwat Roykaew, président du Réseau de conservation des ressources naturelles et de la culture, dans la province de Chiang Rai.
Une grande partie des quelque 200 espèces du bas Mékong remontent en effet le courant pour frayer. Une migration fluviale parmi les plus importantes du monde, selon la Commission régionale du Mékong (MRC).
Au sein de cet organisme consultatif qui réunit Laos, Thaïlande, Cambodge et Vietnam, Hanoï et Phnom Penh avaient soulevé des inquiétudes sur l’impact du barrage sur la pêche et les sédiments.
Mais le Laos, l’un des pays les plus pauvres du monde qui veut devenir la « pile de l’Asie du sud-est », a maintenu le cap pour lancer en novembre dernier la construction de la centrale hydroélectrique. D’une capacité de 1.285 mégawatts, elle devrait être terminée d’ici 2019.
« Coup d’Etat »
« C’est un coup d’Etat contre le Mékong », s’emporte Niwat. « Nous nous battons parce que nous sommes des enfants du Mékong » qui fournit « tout ce dont nous avons besoin ».
La Thaïlande doit en principe acheter la quasi-totalité de l’électricité produite. Son association a donc déposé un recours auprès de la justice du royaume pour stopper le projet de 3,5 milliards de dollars mené par le groupe thaïlandais CH Karnchang.
Ni ce dernier, ni l’entreprise publique Electricity Generating Authority of Thailand n’ont répondu aux sollicitations de l’AFP. La presse officielle laotienne répète pour sa part à l’envi que l’ouvrage a été redessiné pour répondre aux critiques.
« Il y a trois passages différents pour les poissons », confirme Hans Guttman, patron du secrétariat de la MRC.
Mais il n’est pas certain que tunnels, échelles à poissons et autres systèmes de passage des sédiments fonctionneront « sur des structures aussi grandes », reconnaît-il. Et d’admettre: « Xayaburi aura un impact direct ».
Dans une étude publiée en 2011, la MRC notait qu’avec la construction des onze barrages sur le fleuve, au Laos et au Cambodge, et de plusieurs dizaines d’autres sur des affluents, la pêche pourrait baisser d’au moins 25% d’ici 2030.
Et si la Thaïlande devrait être la moins touchée, ses pêcheurs se battent « au nom du Mékong » et de ceux dans les pays voisins qui ne peuvent pas s’exprimer, souligne Pianporn Deetes, de l’ONG International Rivers.
D’autant que le fleuve, omniprésent dans les mythes et les rituels, est bien plus qu’un simple garde-manger. « De nombreuses traditions sont liées au fleuve, comme le Naga, le serpent géant qui vit dans le Mékong en tant qu’esprit protecteur », poursuit-elle.
« Mais si les barrages bloquent la rivière, le Naga ne pourra pas se déplacer d’amont en aval. Tout comme le poisson chat géant, vu également comme un protecteur ».
Ce poisson, un des plus gros d’eau douce dans le monde, qui peut atteindre 3 mètres de long et 300 kilos, est déjà menacé par la surpêche. Il n’en resterait pas plus de 200, selon un récent rapport de WWF, qui craint son extinction.
Pat Chaiwong n’en a d’ailleurs pas vu la queue d’un depuis des années. « Je ne sais pas où ils sont, peut-être dans des grottes ou ailleurs ».