Majoritairement cultivées en Asie, les algues sont partout ailleurs méconnues et sous-exploitées alors qu’elles peuvent nourrir, soigner et contribuer à lutter contre le réchauffement climatique. Explications.
Par Vincent Doumeizel, conseiller « Océan » au Pacte Mondial des Nations Unies
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Il y a 12 000 ans, les êtres humains sont passés de la préhistoire à l’histoire moderne lorsqu’ils ont cessé d’être chasseurs-cueilleurs pour devenir agriculteurs sur terre. Mais l’homme n’a jamais appris à cultiver les océans et y demeure dans l’âge de pierre, ce qui favorise l’extinction d’espèces entières. Nous sommes pourtant la première génération à réaliser que nos systèmes alimentaires ne peuvent pas produire assez pour nourrir 10 milliards de personnes en 2050. Déjà aujourd’hui, 800 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde tandis qu’un enfant sur quatre souffre de malnutrition. Pendant ce temps, les océans couvrent plus des deux tiers de notre planète et contribuent actuellement à moins de 2% de notre alimentation. Pour rentrer dans une civilisation qui reconstitue l’écosystème des océans au lieu de le détruire, il convient de commencer par le premier maillon de la chaîne. Les algues alimentent le phytoplancton et les premiers niveaux trophiques. Elles peuvent participer à restaurer la biodiversité des océans Les marées d’algues sauvages en Bretagne, au Caraïbes ou ailleurs ont donné mauvaise réputation aux algues. Elles ne sont pourtant que le symptôme du problème. Ce problème est l’extrême pollution des sols et l’agriculture intensive dont les rejets finissent toujours par atteindre les océans. Ces marées d’algues agissent comme un système immunitaire déployé par l’océan. Par ailleurs ces marées d’algues impliquent des algues uniquement sauvages. Le grand défi de notre génération est de domestiquer les algues. Il existe 12 000 types très différents d’algues et nous ne savons en cultiver qu’entre dix et vingt. Les algues ont été les premiers organismes vivants complexes sur cette planète. Il y a un demi milliard d’années, les algues vertes se sont déplacées sur la terre et ont donné naissance à tous les végétaux que nous utilisons sur terre. La biodiversité végétale dans les océans est donc bien plus grande que sur terre. Ainsi les algues représentent une source d’espoir pour répondre aux défis écologiques et démographiques auxquels sont confrontés notre génération. Les algues représentent des sources d’innovation illimitées.
De multiples utilisations
Elles peuvent offrir tout d’abord une alimentation durable et riche en nutriment. Ces végétaux marins contiennent beaucoup de protéines (parfois plus que le soja) et de nutriments essentiels à la santé humaine, tels que l’iode, le fer, le zinc et les Oméga 3. Elles sont le seul « légume » contenant de la vitamine B12 si importante pour notre cerveau ! Déjà les grands Chefs à travers le monde commencent à explorer ces nouveaux territoires gustatifs et à éduquer les gens sur les multiples avantages des algues et leur incroyable diversité de saveurs. Au Japon, les algues représentent 10% de la nourriture et semblent contribuer à l’exceptionnelle longévité de la population et au faible taux de cancer, de diabète, d’obésité et de maladies cardiovasculaires.
Mais les macroalgues peuvent aussi nourrir nos élevages en réduisant au passage l’utilisation d’antibiotiques et en diminuant largement les émissions de méthane des bovins. Des études montrent que l’ajout de quelques grammes d’une algue rouge pourrait réduire de 90% les émissions de méthane des ruminants, ce qui aurait un impact sur le climat équivalent à l’arrêt de toutes les voitures sur terre. Dans l’alimentation indirecte, les algues peuvent encore fournir des biostimulants naturels pour les plantes et soutenir l’agriculture de manière durable en renforçant la résistance des cultures afin de remplacer certains pesticides. La Chine utilise même des champs d’algues pour absorber les nutriments issus de la pollution terrestre et nettoyer ses baies. Elle valorise pour partie ces algues produites en les épandant sur les terres, créant ainsi une sorte d’agriculture régénérative intégrant enfin les océans.
D’autres voient dans certains composés des algues des solutions alternatives au plastique en utilisant des polymères qui soient biodégradables et compostables. Déjà plus de 30 start-ups à travers le monde travaillent sur ce procédé et certaines mènent déjà des essais concluants avec de grands groupes alimentaires. Mais le plastique n’est pas la seule ressource qui pourrait être remplacée par les algues. Les fibres à base d’algues pourraient aussi remplacer le coton ou autres matières synthétiques. Rappelons-nous que le coton représente 2% des terres cultivées et nécessite 25% des pesticides utilisées sur terre. Par ailleurs, comme l’a démontré WWF, un T-shirt de coton nécessite 4 000 litres d’eau. Les fibres d’algues présentent une solution bien plus durable. Du point de vue des innovations médicales, les algues ont encore démontré des propriétés antivirales, antibactériennes, antifongiques, anti-inflammatoires et analgésiques tout en agissant comme des prébiotiques pour notre microbiote. Elles constituent de potentielles innovations de rupture à notre médecine.
Puit de carbone
Par ailleurs, comme ce fut souligné lors de la COP26, elles peuvent aussi représenter une solution naturelle pour lutter contre le réchauffement climatique. Non contente de décarboner l’économie en fournissant des ressources pour remplacer des produits à haute émission de carbone comme cité précédemment, ces forêts de macroalgues, qui poussent parfois de 40 cm par jour pour atteindre 60 mètres de haut, absorbent bien plus de gaz à effet de serre que n’importe quelle forêt tropicale. Par ailleurs, contrairement aux végétaux terrestres où le carbone sera rapidement relâché par les dégradations bactériennes en fin de cycle, une partie du carbone des algues, perdu au cours de leur croissance, finit au fond des océans où, faute de bactéries pour le dégrader, il peut être séquestré pour des millions d’années. Les algues représentent ainsi un immense puit de carbone naturel. Hélas les forêts d’algues sauvages sont de plus en plus vulnérables à la perturbation des écosystèmes océaniques causée par l’activité humaine. Nous avons déjà perdu 80 % des forêts dans le sud-ouest au large de la Californie, ce qui a causé la disparition de 750 espèces dans la faune et la flore marine. Nous sommes tous préoccupés par les feux et la déforestation amazonienne mais qui se soucie de la disparition de ces forêts sous-marines ? Il y a un incendie sous l’océan et personne ne s’en préoccupe. Nous devons — de toute urgence — protéger, replanter et cultiver ces végétaux marins, sinon ils disparaîtront. Et nous avec eux !
Enfin, les algues peuvent apporter des nouvelles sources d’emplois et de revenus à des populations côtières dont les ressources de la pêche décroissent inexorablement. La culture des algues nécessite très peu d’investissement lorsque le processus de séchage se fait naturellement à terre. Il convient juste d’ensemencer quelques cordes, de les mettre dans l’eau et de laisser les algues se développer. Un autre aspect intéressant de l’industrie des algues est le nombre élevé de femmes qui y travaille. En Afrique de l’Est, 80% des emplois dans le secteur des algues sont occupés par des femmes. En tant que tel, les algues favorisent l’autonomisation des femmes et la parité entre les sexes dans ces régions en développement.
Manifeste pour les algues
Au final, les applications potentielles des algues semblent illimitées tandis que notre expérience de l’utilisation de ces végétaux semble, elle, très limitée… Pourtant, une culture des algues à grande échelle n’est pas un concept. Aujourd’hui, plus de 35 millions de tonnes d’algues sont produites à travers le monde. Elles viennent à 98% d’Asie où elles sont cultivées. Cette filière atteint déjà un chiffre d’affaire de 15 milliards de dollars qui croit de presque 10% par an et emploie plus de 8 millions de personnes. La France qui dispose du second plus grand territoire maritime mondial, d’un centre d’expertise internationalement reconnu à Roscoff (CNRS & Sorbonne Université) et d’une biodiversité algale exceptionnelle, ne représente que 0,1% de la production d’algue mondiale. Et encore 99% de cette production provient du prélèvement d’algues sauvages qui mettent parfois en péril les espèces. Cette ressource n’est donc cultivée convenablement qu’en Asie alors qu’elle ne nécessite ni terres, ni pesticides, ni eau douce et n’a besoin que d’eau salée et de soleil pour pousser. Il faudra apprendre du passé et savoir éviter la monoculture, les OGM et l’agriculture industrielle. Car bien utilisées, les algues constituent une ressource presque gratuite et réparatrice pour notre planète.
En 2020 a été développé par le Pacte Mondial des Nations unies et de nombreux autres acteurs, un manifeste pour les algues (1). Ce document a mis en exergue les potentiels et a souligné les actions nécessaires au développement de cette filière. En dehors de l’Asie, le manque de coopération entre les petits acteurs aquacoles, industriels ou académiques, répartis à travers le monde a été perçu comme un frein majeur au développement de la filière. Ainsi, afin de renforcer la collaboration, a été lancée l’année dernière, la Safe Seaweed Coalition (2). Financée par la Fondation Lloyd’s Register, elle est la toute première coalition mondiale des acteurs de l’algue. Regroupant déjà presque 700 membres, elle vise à accélérer la recherche et à favoriser l’arrivée de nouveaux investisseurs. La coalition a aussi pour objectif de faciliter l’émergence de règlementations internationales et l’accès aux parcelles de production dans l’Océan.
Mais nous sommes tous aussi acteurs du changement ici. Il est temps pour chacun de nous d’agir dans ses choix quotidiens et de soutenir le secteur des algues. Nous sommes tous connectés au même système alimentaire. Grâce à nos choix alimentaires et autres, nous pouvons influencer le monde de demain pour le tourner vers une ressource bonne pour notre santé et bonne pour la planète ! Nous pourrions ainsi devenir la première génération sur terre parvenant à nourrir l’ensemble de sa population mondiale tout en favorisant la biodiversité des océans et en atténuant le changement climatique. Alors que notre société traverse des crises majeures, le monde a besoin de bonnes nouvelles et de raisons d’y croire. Le potentiel des algues, la plus grande ressource inexplorée au monde, en est une excellente !
Vincent Doumeizel est également Directeur agroalimentaire à la Fondation Lloyd’s Register. Depuis 2021, il co-dirige aussi avec le CNRS la Safe Seaweed Coalition, première coalition existante à ce jour regroupant les acteurs de la filière des algues. Vincent Doumeizel est l’auteur d’un livre de référence, La Révolution des Algues (Janvier 2022 / Editions des Equateurs).