Jean-Louis Thieriot (LR) est rapporteur avec Patricia Mirallès, député (LRM) de l’Hérault(1), de la Mission d’information de la Commission de la défense de l’Assemblée nationale française sur la préparation à la haute intensité. Il tire la sonnette d’alarme : les armées françaises ne sont pas prêtes à faire face à un conflit d’envergure(2). Explications.
Propos recueillis par Erwan Sterenn
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Votre rapport tire la sonnette d’alarme sur la préparation nécessaire de la France à des conflits de haute intensité. En préalable et pour parfaitement éclairer nos lecteurs, qu’entend-t-on par conflit de haute intensité ? Quelles en sont les caractéristiques ?
La définition en est donnée très clairement dans la définition du concept d’emploi de nos forces : « un conflit de haute intensité s’entend comme un affrontement extrême des volontés politiques, provoqué par le franchissement – volontaire ou non – du seuil de tolérance d’un des protagonistes en regard d’enjeux majeurs, voire jugés existentiels. S’exerçant en différents domaines, la confrontation dépasse le strict périmètre des armées et peut nécessiter la mobilisation durable de nombreuses ressources. Un tel affrontement peut générer des pertes humaines, matérielles et immatérielles élevées pour la nation. Sur le plan tactique, la haute intensité est une confrontation très violente et soutenue entre forces, dans tous les champs et milieux, et susceptible d’entraîner une attrition importante »
Le concept ne doit pas être confondu avec l’Hypothèse d’engagement majeur (HEM) qui prévoit le déploiement de 25 000 hommes avec un préavis de 6 mois et la faculté pour la France d’être nation cadre. La haute intensité implique en plus la fin du confort opératif que nous connaissons aujourd’hui avec la remise en cause de la supériorité aérienne, l’ampleur des brouillages électromagnétiques et GPS, l’ampleur des pertes en hommes et en matériel, l’incertitude quant à la durée et à l’issue de la confrontation et une population à la fois victime et instrument de la guerre, notamment informationnelle.
N’est-il pas tout de même paradoxal de devoir rappeler la possibilité pour un pays d’être confronté à des conflits de haute intensité ? Sur le principe, l’armée d’un grand pays comme la France ne devrait-elle pas être toujours préparée et équipée pour faire face à ce type de conflits ?
Cela fait des années que nos armées tirent la sonnette d’alarme. La France s’était habituée à la guerre asymétrique et au format expéditionnaire pour lequel nos forces sont parfaitement calibrées. Il est clair que nous avons pris du retard pour tirer les conséquences du réarmement massif de certains de nos compétiteurs stratégiques comme la Chine par exemple qui produit tous les quatre ans l’équivalent de notre marine nationale. Le réarmement massif des puissances méditerranéennes est tout aussi impressionnant. Les conséquences budgétaires de la haute intensité sont telles que nos dirigeants politiques ont certainement tardé à en tirer les conséquences, malgré l’effort relatif de la dernière Loi de programmation militaire (LPM). La tragédie ukrainienne, à nos portes, nous rappellent durement à la réalité.
Pour ce qui concerne la marine française, l’actuel chef d’état-major, l’amiral Vandier, et l’amiral Prazuck avant lui, ont régulièrement attiré l’attention sur le retour des conflits de haute intensité en mer. Ont-ils été – sont-ils -, selon vous, entendus ?
Les conséquences n’ont pas été tirées. Face à la menace d’attrition, à la fin de la LPM nous ne disposerons que de 15 navires de premier rangs (hors porte-avions), insuffisants pour remplir le contrat opérationnel. Dans le secteur naval, où la haute intensité se joue en quelques heures, nos navires sont insuffisamment armés (insuffisance de tubes et de stock de missiles) et dotés d’armements parfois obsolètes comme dans le segment mer-mer où nous ne disposerons que d’Exocet, jusqu’à l’arrivée du FMAN-FMC(3) qui n’arrivera en dotation qu’au tournant de la décennie. L’exercice Polaris(4) a montré que 4 navires pouvaient être perdus en quelques heures. Par ailleurs la modernisation de notre flotte devrait être assurée tout au long de la vie des bâtiments. Pas seulement à mi-vie !
Quels sont les points essentiels à retenir de votre rapport ?
A court terme, combler les trous en stock de munitions, en capacités d’entrainement et en maintien en condition opérationnelle (MCO) pour permettre à nos forces d’exploiter au mieux les moyens dont elles disposent déjà. Nous estimons ce besoin à 6 milliards d’euros. A long terme, combler nos trous capacitaires avec, pour l’armée de l’Air : augmenter le parc Rafale, le transport stratégique, les avions ravitailleurs (MRTT) et peut être développer une capacité en matière d’hélicoptères lourds. Pour l’armée de Terre : lutte antiaérienne basse couche, frappe dans la profondeur (artillerie et lance-roquette multiple), capacité de minage-bréchage, guerre électronique, maintenance sur le champ de bataille, renouvellement du segment lourd (chars de combat) pour lequel on voit mal comment il serait possible d’attendre le MGCS(5). Pour la Marine : augmentation de nombre de navire de premier rang (18 frégates), effort mis sur les forces de souveraineté pour libérer des capacités et éviter la contestation de nos outre-mer et de leurs zone économique exclusive (patrouilleurs et European patrol corvette(6) à acquérir), développement des drones sous-marins, des moyens de lutte anti-mines et des outils de grande profondeur pour améliorer la protection des câbles sous-marins.
Ces efforts devront être accompagnés d’une attention particulière pour le cyber et le spatial en mettant l’accent sur la résilience en partenariat avec les opérateurs privés. Enfin le SSA devra être musclé et la coordination avec les hôpitaux civils mieux assurée.
Vous parlez tout de même du risque de déclassement militaire de la France. Quel serait le « tableau de marche budgétaire » à respecter en matière de défense pour éviter ce déclassement ? Au regard de son déficit public et des autres priorités dans des domaines comme la santé ou la sécurité, la France a-t-elle seulement les moyens financiers de remonter la pente pour assurer sa défense ?
Nous sommes à l’heure du « quoiqu’il en coûte de la défense ». Il aurait mieux valu engager le réarment massif de la France en 1936 que de connaître Sedan en 1940. La défaite n’a pas été causée par les seuls problèmes matériels, mais d’abord par une faillite de la doctrine et du commandement. Mais l’expérience doit nous instruire. Aujourd’hui, c’est l’Ukraine qui nous rappelle combien la paix est fragile. L’effort inouï de 100 milliards d’euros annoncé par l’Allemagne aussi. Idéalement, il faudrait respecter les marches budgétaires à 3 milliards et ajouter au moins 60 à 80 milliards sur deux LPM.
Au regard des tensions géopolitiques, notre pays a-t-il également le temps de cette remise à niveau lorsque l’on voit les délais de construction et de mise en oeuvre des matériels de défense ?
C’est une ambition à moyen terme, 2030 probablement, plus tard pour la marine compte tenu de la capacité de nos arsenaux. Mais plus tôt l’on commence, plus tôt l’on aboutit !
Ces contraintes et ces réalités budgétaires nationales n’indiquent-elles pas – n’imposent-elles pas – finalement la nécessité de passer au niveau européen pour aller chercher une capacité européenne à affronter ces conflits de haute intensité annoncés ?
Il est quasi certain qu’un conflit de haute intensité se déroulerait en coalition. Les capacités de tous seront évidemment nécessaires. Avant les évènements d’Ukraine, j’aurais été très réservé sur la capacité de l’Europe à bâtir des outils décisionnels en boucle courte qui permettent de faire face à la menace. Le changement de posture de l’Allemagne et la rapidité de réaction de l’Union sont peut-être des signes positifs. Le pilier européen de la défense de l’Europe aux côtés de l’OTAN devra évidemment être encouragé. Mais la défense, attribut essentiel de la souveraineté, restera malgré tout nationale.
Vous pointez les lacunes capacitaires à combler mais il n’y a pas que « l’arme », il y a aussi celui qui la porte. Le soldat français, la jeunesse française, la population française, sont-ils, selon vous, prêts à des conflits de haute intensité générant de lourdes pertes. En d’autres termes, notre pays a-t-il selon vous la résilience nécessaire ?
Je suis très optimiste. L’augmentation du nombre de candidats à l’engagement ou à servir dans la réserve après les attentats de 2015, témoigne que le pays est riche de ressorts. La résistance du peuple ukrainien, tourné largement vers l’Europe prouve que la défense de la patrie continue de mobiliser. Cela suppose évidemment un effort complémentaire pour promouvoir l’esprit de Défense. C’est un combat qui engage toute la nation et l’éducation nationale au premier chef.
- Patricia Mirallès est également vice-présidente de la Commission.
- Retrouvez les 32 propositions faites par le rapport sur marine-oceans.com
- Le Futur missile antinavire – Futur missile de croisière (FMAN – FMC) est un programme franco-britannique lancé en 2017. Il a été confirmé en février 2022 en dépit des tensions liées à « l’affaire des sous-marins australiens » et du nouveau pacte stratégique signé pour le Pacifique entre l’Australie, le Royaume Uni et les Etats-Unis (AUKUS).
- Réalisé du 18 novembre au 3 décembre 2021 en Méditerranée, à l’initiative de la marine nationale française, POLARIS 21 (Préparation Opérationnelle en Lutte Aéromaritime, Résilience, Innovation et Supériorité) était un exercice de préparation au combat de haute intensité destiné à fédérer les partenaires de la France autour d’actions « du haut du spectre » et de leur attachement commun à la liberté de navigation. Il a réuni autour des bâtiments français dont le porte-avions Charles de Gaulle, des unités espagnole, américaine, italienne, grecque…
- Main ground combat system : programme de char du futur franco-allemand
- European Patrol Corvette : programme de coopération structurée permanente regroupant l’Italie, la France, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, et depuis décembre 2021, le Danemark et la Norvège.