De la conquête à la connaissance de l’Océan (par Colomban Monnier)

La technologie a un impact déterminant sur notre appréhension de l’Océan. En faisant évoluer le potentiel de représentation des espaces maritimes, longtemps simplement considérés comme de vastes étendues de projection, elle replace la mer au cœur des stratégies et lui donne la place qu’elle mérite dans nos sociétés.

La technologie a toujours permis aux marins de se situer en mer et de poursuivre leurs expéditions maritimes plus loin, plus sûrement, plus vite. Il a d’abord fallu inventer de quoi mesurer — à défaut de pouvoir les maîtriser — le temps et l’espace. Puisque l’océan devient aujourd’hui plus important que jamais, il s’agit de pouvoir mieux l’appréhender dans sa complexité et sa dynamique.

Pouvoir représenter les informations dans leur contexte, insérer les connaissances dans l’espace, cartographier, est un élément décisif du pouvoir. Il permet de projeter ses forces, d’entrevoir les possibilités, d’anticiper les manœuvres adverses, de définir les limites physiques de sa stratégie. C’est donc naturellement que la première restitution complexe de la donnée s’est faite par la carte1.

Cet outil de visualisation autorise ce qu’on appelle aujourd’hui le data story telling. La taille montre la puissance, la couleur le danger, les espaces laissés blancs les opportunités de conquêtes… peu importe que cela ne représente pas le monde réel, la restitution de l’information, altérée, représente la réalité que l’auteur souhaite partager, voire imposer. D’autant plus que la carte traditionnelle est statique, ce qui est à la fois un avantage et un inconvénient : l’information peut y être dépassée, avec un processus de mise à jour fastidieux2, mais offrant de la persistance à l’histoire qui y est racontée.

Concentrer ses efforts de cartographie sur les éléments maritimes essentiels pour la maitrise territoriale a ainsi longtemps été un atout majeur pour qui souhaite contrôler le monde. Mais est-ce une approche d’avenir ? La haute mer est un bien commun de l’humanité selon la Convention de Montego Bay (1982) : elle ne peut normalement pas faire l’objet d’ambition de conquêtes. Elle abrite pourtant des ressources précieuses, qu’elles soient génétiques, alimentaires, énergétiques ou en matières premières, dans un monde irrémédiablement fini. Elle est aussi le principal vecteur de commerce du monde, le berceau d’une biodiversité essentielle à de multiples égards et son état peut être un facteur important de stabilité ou d’instabilité de la vie sur Terre.

 

Un changement dans la prise du pouls de l’océan

 Petit à petit, on se rend compte de la complexité de l’espace maritime, et de notre incompréhension de ses écosystèmes qui rendent quotidiennement une multitude de services assurant la bonne marche de la société3. Seuls 20% des océans sont cartographiés à ce jour, soit moins que sur la surface de Mars. Notre approche traditionnelle de la visualisation de la donnée dans un but de conquête et notre usage de la technologie pour y parvenir s’avèrent donc insuffisants.

Fort heureusement, la technologie évolue, tout comme nos enjeux. La norme S-100 de l’Organisation Hydrographique Internationale se met par exemple en place pour garantir l’interopérabilité des données et l’échange entre les systèmes d’information dédiés. On ne parle plus uniquement du calque d’informations statiques permettant la sécurité de la navigation — les traits de côtes, quelques alignements, des dispositifs de séparation du trafic et une bathymétrie grossière — mais également des données relatives aux aires marines, une bathymétrie extrêmement granulaire prenant en compte le comportement du navire, les données de courant et celles relatives aux services radio ou à la météo. L’objectif commun est ici l’éclosion d’un écosystème de services qui favorise l’émergence de la navigation numérique, s’appuyant sur un traitement dynamique de la donnée, elle-même relevée en temps réel si possible, voir estimée grâce à des modèles prédictifs.

Au-delà de l’hydrographie, on peut parler du domaine de l’hydrospatial : toute donnée marine et maritime doit être compilée. Peu importe que cela ne serve pas immédiatement les possibilités de projection de marins en mer, cela favorisera l’accès à une connaissance systémique, holistique, du milieu marin, de nos impacts, de son potentiel, de notre usage et de sa santé. La technologie autorise donc à la fois une évolution de la durée de validité de la donnée agrégée, dont l’actualisation est continue, et celle de son périmètre.

Si l’hydrospatial et les technologies de mesure et de calcul indiquent un changement dans la prise de pouls de l’océan, c’est aussi au service de nouvelles problématiques sociétales. Pour répondre à celle du partage des richesses maritimes, le traité BBNJ4 propose de mettre en place une gouvernance commune afin de gérer les ressources génétiques et la protection de la biodiversité en haute mer — soit en dehors des zones sous juridiction des États —. Un cadre juridique qui doit nécessairement se construire sur une géographie précise, en quatre dimensions : de la surface de l’océan aux abysses, prenant en compte les différents scénarios d’évolution du milieu dans le temps, en fonction de la politique communément choisie.


  1. Le stockage de données sur des tablettes – en argile – à des fins de comptabilité, est apparu il y a environ 5300 ans, mais des croquis rupestres plus anciens représentant des régions ont été découverts.
  2. Jusque dans le courant des années 2010, les technologies de l’information permettaient uniquement aux cartes marines d’être mises à jour de manière hebdomadaire, par l’envoi de bulletins spéciaux sous format texte par satellite. Charge à l’utilisateur de la carte de reporter les corrections.
  3. À titre d’exemple unique, au moins une respiration sur deux est permise par l’océan.
  4. BBNJ: marine Biodiversity of areas Beyond National Jurisdiction

Officier de marine marchande, Colomban Monnier est responsable du pôle d’innovation de la société Opsealog. Il est également enseignant en « écologie et développement durable » à l’École nationale supérieure maritime (ENSM) et Président du Conseil de gestion de la Fondation ENSM.

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