Un centre aux ruelles étroites, des façades et volets ocres, bleus ou roses, des palmiers: il est difficile d’imaginer que La Seyne-sur-Mer, ville de 62.000 habitants en bord de Méditerranée, fut un bastion de l’industrie française durant environ un siècle.
De ses chantiers navals sortirent 1.944 coques de navires qui sillonnèrent les mers du monde, paquebots, pétroliers, méthaniers… Des milliers de personnes travaillaient là.
A la grande époque, quand un géant des mers s’élance dans la Méditerranée, « partout flottent des drapeaux tricolores, retentissent des coups de piston, des fla de tambours, des chocs de cymbale, résonnent des flonflons à foison », écrit Christian Astolfi dans son roman « De notre monde emporté » qui paraîtra le 7 avril chez « Le Bruit du monde », nouvelle maison d’édition installée à Marseille.
En ce jour de printemps, 33 ans après la fermeture définitive de ce site terrassé par la concurrence asiatique et la libéralisation débridée de l’économie, Christian Astolfi revient devant la porte des chantiers, rare vestige toujours debout.
Chaque matin, sous cet arc de pierre blanche et de brique rose surmonté de l’inscription « Forges et chantiers de la Méditerranée », les ouvriers passaient vers la forge, la chaudronnerie, la tôlerie. De ces ateliers, il ne reste quasiment rien, à part la carcasse taguée de la « mécanique générale », à l’extrémité du site.
« Ca fait bizarre, à l’époque des chantiers, c’était tellement vivant ici. On aimait même le bruit des ateliers car c’était la vie! », raconte Annette Girolami, 80 ans, qui se promène avec son déambulateur. Derrière l’ancienne porte des chantiers s’étalent désormais un parc et un énorme cube de verre et de métal gris… Un casino, temple du jeu.
« Un casino, c’est loin des valeurs de ce que fut ce monde ouvrier », lâche Christian Astolfi.
Pour son quatrième roman, l’écrivain de 63 ans installé à Marseille conte cette histoire qui est aussi un peu la sienne. Jeune, il fut charpentier-tôlier à l’arsenal de Toulon, juste en face, pour réparer les navires de la marine, le même site sur lequel son père était mécanicien.
Et les scènes où le narrateur du livre, ouvrier à La Seyne, observe au vestiaire son paternel avare de paroles, amoureux de son travail, s’inspirent du vécu familial. Christian Astolfi a d’ailleurs dédié le livre à son père, Paul, et son oncle Dominique.
– « Bête désorientée » –
« Je voulais écrire sur le travail, qui nourrit les hommes et en même temps les détruit », explique-t-il, juste après avoir montré, à côté de la porte des chantiers, cette pièce discrète où se tient chaque semaine une « permanence amiante ».
Car le livre parle aussi de l’irruption de cette « dame blanche » dans les corps.
« On la respire, on l’ingère », souligne Christian Astolfi, dont l’oncle fut emporté par un mésothéliome, cancer dû à l’amiante, en évoquant cette substance, reconnue dangereuse dès 1977, qui sera pourtant utilisée jusqu’à la fin des chantiers. « Elle cheminait en nous comme une bête désorientée, tuait quand elle décidait », écrit le narrateur.
Certains sont fauchés rapidement, d’autres semblent épargnés mais vivent dans l’anxiété de la maladie.
Pourtant, si l’amiante « détruit » ces ouvriers licenciés, elle finit par les « reconnecter » car ils se retrouvent pour lutter et faire reconnaître le préjudice qui leur a été causé, remarque l’écrivain.
Si la désindustrialisation de la Seyne s’est jouée après l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, « dont on espérait tant et dont on a été si désenchanté », explique Christian Astolfi, elle résonne avec les détresses actuelles.
Dans l’Aveyron, à Decazeville, ce sont ainsi des salariés de l’équipementier automobile SAM qui occupent leur usine pour tenter de la sauver. Et à La Seyne-sur-Mer, toujours, c’est le groupe Cnim qui va être démembré pour éviter la faillite: si cette entreprise porte encore le nom des anciens chantiers – Constructions navales et industrielles de Méditerranée -, elle ne réalise plus des navires mais des ensembles industriels clés en main.
Le livre, avec ses phrases courtes et épurées, relate avec acuité le chagrin qui s’installe dans ces bastions ouvriers en déshérence. Mais il révèle aussi la profondeur des amitiés et les moments de grâce: « Ces souvenirs que personne ne peut nous enlever », lâche Christian Astolfi.
iw/ol/or