Quel est le troisième acteur d’un secteur vital de la mondialisation (90% du transport de marchandises se faisant par mer) ? Le premier employeur auto-proclamé du secteur privé à Marseille ? L’un des rares Français apparus en Une du Financial Times et du Wall Street Journal après une OPA de plus de deux milliards d’euros sur un concurrent (NOL) à Singapour en décembre dernier ?
La réponse se trouve au sommet de la tour CMA-CGM qui domine la Joliette à Marseille, tournée depuis les Phocéens vers les comptoirs de l’Afrique, du Maghreb et de l’Orient.
Aux commandes, le patriarche fondateur, Jacques Saadé, 79 ans, porte dans sa chair quelques éclats des blessures multiples du Proche Orient: entreprise installée en Syrie et nationalisée du jour au lendemain dans les années 60 par Hafez el-Assad, à l’époque des révolutions pan-arabes et socialisantes, et départ du Liban en 1978 pour protéger ses trois enfants des bombes qui pleuvaient sur Beyrouth.
Direction la France, mais pas Paris. « Marseille est belle et la mer ressemble un peu à celle de Beyrouth. Tous les jours, je disais aux enfants: +On repart bientôt+ », a raconté le patron au Point en 2013 dans un rare moment de confidences.
La famille de tradition chrétienne orthodoxe reste à Marseille et crée la Compagnie maritime d’affrètement (CMA), une PME qui poursuit les échanges avec le Liban malgré la guerre civile, avec la Syrie, l’Egypte, puis des pays au-delà du Canal de Suez et de la mer Rouge.
Après les soubresauts violents du Proche-Orient, Saadé père découvre la politique française, ses alternances, de nationalisations en « ni-ni », entre deux vagues de privatisations.
« Le gouvernement français a mis en vente la Compagnie générale maritime (CGM) (en 1996). J’ai été très séduit par l’idée de la racheter. C’était symbolique, j’étais Libanais, je me disais que je pouvais redresser cette entreprise française en l’associant à la CMA », a-t-il expliqué au Point.
« Le Premier ministre Alain Juppé a demandé à me voir et a commencé à me poser des questions assez sévères: +Est-ce que vous allez rester en France ?+ », a relaté M. Saadé, longtemps snobé par l’élite française. Comme le patron égyptien des magasins Harrods, Mohamed al-Fayed, par l’establishment anglais.
Sa croissance entraîne son lot inévitable de rumeurs: « On a dit aussi que Rafic Hariri avait servi d’intermédiaire. C’est archifaux! A ce moment-là, il vivait en Arabie saoudite et je ne le connaissais pas ».
– Une famille, un combat fratricide –
Pionnier des porte-conteneurs géants, précurseur du commerce avec la Chine, Saadé rachète Delmas à Bolloré dans les années 2000 pour conquérir l’Afrique, avant d’être frappé par la crise mondiale de 2008: « A l’automne 2009, des financiers m’ont mis une grosse pression. Nous avions une dette importante. Ils avaient peur, ils disaient : +Monsieur Saadé, il faut nous payer+. Je leur répondais: oui, d’accord, mais ce ne sera pas demain matin. Il faut être patient, le marché va rebondir ».
A cette époque, Jacques Saadé en personne négocie à Bercy avec les banques créancières, avec une seule obsession: que la famille garde le contrôle de l’entreprise. Pari réussi, au prix de quelques concessions. Le Fonds stratégique d’investissement (FSI) et un actionnaire turc entrent au capital.
Fin 2015, le clan Saadé entre en négociations exclusives pour le rachat de Neptune Orient Lines pour 2,2 milliards d’euros, afin de se hisser juste derrière les leaders mondiaux, le Danois Maersk et l’italo-suisse MSC.
Les analystes apprécient moyennement ce coup de poker, à l’image de Standard and Poor’s qui dégrade la perspective de la note du Marseillais expliquant que cette offre d’achat « réduit la trésorerie disponible de CMA CGM et va affaiblir ses capacités d’emprunt ».
En attendant, les honneurs pleuvent sur le « petit libanais de Marseille », qui reçoit la légion d’honneur et deux fois le président François Hollande, à Marseille en 2013 et au Havre en 2015, pour inaugurer des porte-conteneurs géants.
Entretemps, Jacques Saadé a promu son fils Rodolphe aux commandes du navire familial, dans lequel ses deux autres enfants et son beau-frère jouent un rôle-clé.
Cette saga a aussi sa brouille: avec Johnny le frère cadet. Elle remonte au rachat de CGM, et a écumé les prétoires, jusqu’en Syrie, où Johnny a obtenu en décembre 2014 près de 600 millions d’euros de dédommagements. Sans réussir à faire exécuter ce jugement.
st/cb/fka/eb
NEPTUNE ORIENT LINES
A.P. MOELLER-MAERSK
BOLLORE