Le projet, qui a nécessité 10 millions d’euros d’investissement privé, était en gestation depuis dix ans quand les Britanniques ont décidé par référendum le 23 juin 2016 de sortir de l’Union européenne, faisant peser la menace d’une restauration des contrôles douaniers entre le nord et le sud de l’île, abolis depuis les Accords de paix de 1998.
Malgré ce rebondissement sur lequel il n’avait pas compté, Frazer Ferries, l’exploitant de la ligne, n’a pas l’intention de baisser les bras. « On ne sait pas encore ce que le Brexit va donner », souligne Paul O’Sullivan, son directeur, qui se dit prêt à adapter sa stratégie et ses opérations en fonction du résultat final des négociations entre Londres et Bruxelles.
L’air est frais et l’eau est calme en ce matin de semaine au bord du lac de Carlingford où trois voitures s’apprêtent à embarquer sur le ferry qui peut accueillir une dizaine de véhicules au total pour une traversée toutes les 30 minutes.
Parmi les voyageurs, Barry Gardener et sa femme Rita ont fait le trajet depuis Drogheda, à 65 km au sud, pour aller faire du shopping à Newcastle, côté nord.
« J’avais envie de la sortir du pays », plaisante le septuagénaire tandis que sa femme rit à son bras. Car avec une frontière invisible, la plupart des habitants de l’île se déplacent d’un pays à l’autre en toute liberté depuis 20 ans.
L’endroit relativement préservé est réputé pour ses montagnes et ses panoramas mais reste isolé, coincé en bout de terre au bord de la mer d’Irlande, dans une zone rurale située à plus de 20 kilomètres de l’autoroute qui relie Dublin à Belfast.
« Beaucoup de gens ne savaient pas que cette partie du monde existait », dit Jeffrey Chestnutt, propriétaire d’un vaste terrain pour mobil-homes et caravanes sur la côte nord-irlandaise, affirmant voir davantage de passage grâce à la liaison maritime. Le quadragénaire estime que le ferry est « une bonne chose pour les deux côtés du lough ».
Le service a en effet ouvert quelques perspectives de développement économique, en plus des 17 emplois directs créés.
-Travail et tourisme-
Paul O’Sullivan affirme avoir été contacté par une pêcherie basée dans la ville côtière nord-irlandaise de Kilkeel pour avoir des informations en vue de livraisons vers le sud. « Le ferry leur permettrait de réduire leur trajet à quelques kilomètres contre cinquante », dit-il, soulignant que franchir le lough prend un quart d’heure quand faire le tour par la route prend plus d’une heure.
Emmitouflée dans son imperméable bleu au logo de la compagnie, Nora McKee, qui vend des tickets, évoque une clientèle de travailleurs « essentiellement d’Irlande du Nord qui se rendent à Dublin ». Pour eux, le retour d’une frontière physique pourrait vite refermer les opportunités de trajets raccourcis et d’emploi.
Les vacanciers, eux, ne se pressent pas encore dans le secteur malgré la douceur du mois de juin constate Brian Mac An Bhaird, moustache blanche et sourire jovial, pour qui la région manque d’investissements.
« C’est l’été, où sont les touristes? », soupire ce retraité de 71 ans originaire de Monaghan, côté République, venu faire du vélo avec son ami Patrick-Joseph Lambe, déplorant « ne pas même pouvoir acheter un sandwich ici ».
Un constat que partage Paddy Malone, de la chambre de commerce régionale, qui souligne que Carlingford, peu attractif pendant la période des Troubles, en raison des attentats frontaliers, a continué à être « négligé » depuis. Selon lui, la région possède un « potentiel incroyable si on arrive à gérer le Brexit ».
« Y aura-t-il des douanes? Est-ce qu’il y aura libre circulation des personnes? On ne sait pas comment ça va fonctionner », s’interroge M. Lambe, prêt à embarquer.
Plus optimiste, M. O’Sullivan juge que même si une frontière physique réapparaissait, « certaines voitures préféreront peut-être attendre les contrôles dans le confort du terminal avec vue sur le lough que sur l’autoroute ».