Les magistrats Renaud van Ruymbeke et Roger Le Loire ont aussi estimé que les éléments recueillis dans leur enquête rendaient nécessaire une audition comme témoin assisté de Nicolas Sarkozy par la CJR, seule instance habilitée à juger des membres du gouvernement pour des faits commis dans l’exercice de leurs fonctions, selon Me Olivier Morice.
Les deux magistrats enquêtent depuis trois ans sur un éventuel financement occulte de la campagne présidentielle de M. Balladur en 1995, au moyen de rétrocommissions versées en marge de contrats d’armement signés par son gouvernement ou d’une utilisation frauduleuse des fonds secrets de Matignon lorsqu’il était Premier ministre.
Dans un communiqué à l’AFP transmis par son avocat, Me François Martineau, M. Balladur a réaffirmé que sa campagne avait été financée « dans le respect de la législation en vigueur » et que le Conseil constitutionnel en avait validé les comptes en 1995.
Les juges ont d’ores et déjà mis en examen plusieurs personnes, dont des proches de l’ancien chef du gouvernement (1993-95) et de son ministre de la Défense François Léotard. Mais ils ne sont juridiquement pas compétents pour enquêter directement sur ces deux derniers.
Une limite rappelée début janvier par le parquet, qui avait noté que « la poursuite des investigations aux fins de déterminer les faits qui pourraient aboutir à la mise en cause pénale d’Édouard Balladur et François Léotard », relevait de la CJR.
Les deux magistrats ont donc signé jeudi une ordonnance de 168 pages justifiant leur dessaisissement, a indiqué Me Morice. « C’est une grande satisfaction car nous sommes à l’origine de cette plainte qui, pour les juges, nécessite la saisine de la CJR en ce qui concerne l’ancien Premier ministre et l’ancien ministre de la Défense, dans une ordonnance qui est accablante à leur égard », a-t-il dit.
Dans une seconde ordonnance, signée le même jour, les juges ont refusé d’entendre M. Sarkozy, a précisé Me Morice. Pour autant, ils « soulignent que des témoignages et des éléments recueillis dans l’information judiciaire nécessitent que la CJR puisse l’entendre comme témoin assisté », a-t-il ajouté. « Cela démontre à l’évidence que Nicolas Sarkozy n’est nullement mis hors de cause dans le volet financier de l’attentat de Karachi. »
Affaire tentaculaire
Il reviendra au parquet de transmettre, via le parquet général, le dossier au procureur général près la Cour de cassation, Jean-Claude Marin. Ce dernier devra alors décider s’il faut transmettre le dossier à la commission des requêtes de la CJR, qui décidera d’une éventuelle enquête sur MM. Balladur et Léotard. Le cas échéant, la CJR pourra décider de convoquer M. Sarkozy.
Dans son communiqué, M. Balladur a estimé que l’ordonnance des juges « ne saurait, en aucun cas, préjuger de sa responsabilité ». Si la CJR ouvre une enquête, il « sera en mesure de faire valoir son témoignage (et) démontrera que sa responsabilité ne saurait être engagée ».
Le volet non-ministériel de l’enquête continue d’être instruit par les juges van Ruymbeke et Le Loire, qui peuvent décider de renvoyer en correctionnelle les mis en examen, indépendamment de ce que fera la CJR. La clôture de ce volet pourrait être rapide, selon une source proche du dossier.
Cette tentaculaire affaire trouve son origine dans l’attentat de Karachi du 8 mai 2002 qui avait fait 15 morts, dont 11 employés français de la direction des constructions navales (DCN). Une enquête est toujours en cours au pôle antiterroriste pour déterminer les auteurs de cette attaque.
La thèse d’un attentat islamiste avait longtemps été privilégiée, avant que la justice ne réoriente l’enquête en 2009 vers l’hypothèse de représailles à l’arrêt du versement de commissions liées à un contrat d’armement signé avec le Pakistan.
Cela avait entraîné fin 2010 le lancement d’investigations sur d’éventuels abus de biens sociaux en marge de plusieurs contrats conclus par le gouvernement Balladur, dont celui avec Islamabad.
Dans le cadre de cette enquête, François Léotard a été visé par plusieurs perquisitions, les juges s’intéressant notamment à des travaux réalisés dans sa villa de Fréjus. Les juges se sont par ailleurs intéressés au financement de l’acquisition par M. Balladur de sa villa de Deauville (Calvados).