La jacinthe d’eau, fléau vert qui ronge le coeur bleu de l’Afrique

Pour la énième fois en cette saison, un épais tapis vert de jacinthes d’eau se déplaçant au gré du vent et des courants recouvre entièrement la baie de Kisumu, dans l’ouest du Kenya.

Les petits échassiers sont ravis, prenant appui sur cette végétation pour scruter la surface de l’eau, à peine visible, à la recherche de nourriture. Mais les pêcheurs bloqués à terre sont dépités.

« Si nous allons pêcher maintenant, nous serons bloqués dans les jacinthes », peste Maurice Omondi, président de l’Association des pêcheurs de Kichinjio, une des plages de Kisumu. « On doit simplement attendre que le vent tourne et emmène avec lui les jacinthes ».

« Par le passé, on a déjà essayé de se frayer un passage à travers les jacinthes, mais c’est très très dur et le risque est trop grand. Une fois, il a fallu aller chercher en hélicoptère des pêcheurs bloqués dans les jacinthes », raconte-t-il.

Cette plante aquatique originaire d’Amérique du Sud mais qui s’est propagée accidentellement dans de nombreuses zones tropicales à travers le monde est un fléau. Elle est arrivée au début des années 90 dans le lac Victoria, via la rivière Kagera à l’ouest, dans des circonstances peu claires, et complique depuis sérieusement les déplacements de nombreux bateaux de pêche et autres embarcations sur ce lac que se partagent la Tanzanie, l’Ouganda et le Kenya.

« Parfois, on part pêcher et on ne peut pas rentrer car les jacinthes bloquent l’accès à la plage. A d’autres moments, les jacinthes emmènent nos filets », se plaint Thomas Ouma, un grand gaillard de 40 ans portant un maillot de football noir et blanc.

– « Impossible à éradiquer » –

Du côté kényan du lac, cette plante se reproduisant très rapidement recouvre quelque 17.000 hectares, une superficie qui a varié au gré des tentatives de lutte contre cet envahisseur (introduction d’insectes mangeurs, machine récoltant les plantes, récoltes manuelles, etc).

Jusqu’à 5% de la surface du lac Victoria côté kényan peut ainsi être recouverte.

« Le problème, c’est qu’il est impossible d’éradiquer la jacinthe d’eau, on peut juste essayer de la contrôler », souligne Christopher Aura, de l’Institut de recherche kényan sur la pêche.

« Les graines peuvent hiberner pendant 15 à 21 ans dans le fond du lac avant de réapparaître », explique-t-il, ajoutant que la jacinthe d’eau raffole notamment du phosphore, un élément chimique se trouvant en quantités élevées dans l’eau en raison des activités agricoles menées dans le bassin hydrographique du lac.

M. Aura note également que la présence de jacinthe réduit le taux d’oxygène dans l’eau, pour le plus grand bonheur d’espèces comme le poisson-chat et pour le malheur d’autres très prisées des pêcheurs, tel le tilapia.

« Si seulement les jacinthes étaient notre seul problème… », soupire toutefois George Otieno, un pêcheur de 34 ans portant une chemise à carreaux. « La pêche n’est plus aussi bonne qu’avant ».

Pollution en raison des activités agricoles dans le bassin du lac Victoria, pêche illégale dans des zones de reproduction, réchauffement climatique affectant la reproduction des poissons: les pêcheurs voient leurs prises fondre comme neige au soleil.

En 2013, la pêche kényane dans le lac Victoria s’élevait à 140.000 tonnes métriques de poisson, principalement des perches du Nil, omenas et tilapias. En 2016, ce chiffre n’était plus que de 98.000 tonnes.

– Poisson chinois –

Sur le marché aux poissons de Kisumu, la présence de tilapias surgelés venus de Chine afin de satisfaire la demande fait grincer les dents.

« C’est absurde d’acheter du poisson chinois lorsqu’on est à côté du lac Victoria », vitupère Dickson Oduor en enchaînant les découpes. « Mais il y a des gens plus pauvres qui préfèrent acheter du tilapia chinois, qui est moins cher ».

Face à la grogne de certains, le président kényan Uhuru Kenyatta a annoncé fin 2018 son intention d’interdire les importations de tilapia chinois surgelé.

Mais pour M. Aura, les choses ne sont pas aussi simples. « Le Kenya produit environ 140.000 tonnes de poisson par an, alors que la demande s’élève à 500.000 tonnes, voilà pourquoi le Kenya importe du poisson depuis les pays voisins et la Chine ». « Si on veut se passer du poisson chinois, il faut absolument trouver d’autres solutions, comme par exemple changer nos habitudes alimentaires. ».

Sur la plage de Kichinjio, Dismas Odhiambo, 34 ans, exhibe quelques poissons. Il est le seul à s’être frayé un chemin à travers l’épaisse végétation ce jour-là. « Je suis content, le vent a tourné pendant la nuit et aux alentours de 03h30 du matin, nous avons pu aller pêcher ».

Il ramène toutefois du menu fretin et ne peut cacher sa déception. « J’ai du poisson, mais pour être honnête, la pêche n’a vraiment pas été bonne. Je ne pense pas que je vais rentrer dans mes frais. »

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