Le thon rouge des madragues ancestrales d’Espagne, régal des gourmets japonais

Le silence est tombé sur les pêcheurs qui s’interpellaient à grands cris entre la demi-douzaine de bateaux orange et bleu. Moteurs à l’arrêt, ils scrutent la surface de l’eau. Quatre hommes-grenouilles plongent.

Leur mission: donner l’alerte à l’arrivée des thons rouges d’environ 200 kilos dans la madrague, un dispositif de pêche spécial pour la capture des thons, installé à un kilomètre de la longue plage de sable fin de Zahara de los Atunes, à la pointe sud de l’Espagne.

La petite station balnéaire doit son nom à cette très ancienne tradition de pêche du thon rouge qui emprunte chaque année le détroit de Gibraltar pour quitter l’Atlantique et frayer dans les eaux plus chaudes de la Méditerranée.

Composée d’immenses filets, la madrague ou « almadraba », nom venant de l’arabe, forme un système sous-marin de chambres dont le maillage n’emprisonne que les plus grands de ces thons migrateurs.

– Tradition sanglante mais ‘durable’ –

Un plongeur donne finalement un coup sec sur une corde, puis pousse un grand cri: « Hissez, hissez ! »

Les pêcheurs lèvent alors rapidement un filet pour capturer les poissons. Mètre après mètre, aidés de poulies, ils soulèvent ensuite une nasse au maillage serré tendue au sol, faisant émerger des dizaines de nageoires rougeâtres presque translucides puis les corps argentés des gigantesques thons qui font bouillonner la surface de la mer.

Puis des hommes sautent avec eux dans la nasse. D’un coup de couteau, ils achèvent les poissons. L’eau devient rouge sang.

« Nous saignons les thons pour leur éviter d’agoniser et pour obtenir une qualité maximale car s’il sont effrayés, ils dégagent une substance » qui « endommage leur chair », explique Rafael Marquez, « almadrabero » de 45 ans.

L’image de ce sacrifice choque et a suscité bien des critiques. Mais, rétorquent les responsables de l’organisation des producteurs et pêcheurs d’almadraba (OPP51), qui regroupe trois des cinq dernières madragues espagnoles, leur tradition fortement dépendante des vents et marées respecte l’environnement.

« C’est d’ailleurs nous qui avions donné l’alerte avec les écologistes » au début des années 2000 lorsque les « almadraberos » avaient constaté une baisse brutale des stocks entraînée par la pêche industrielle, assure Marta Crespo, numéro deux de l’OPP51. Selon l’organisation écologiste World Wild Fund (WWF), environ 50.000 tonnes de thon par an auraient été capturées dans la zone Atlantique Nord et Méditerranée dans les années 1990.

Le recours à la madrague est un exemple de « pêche durable », confirment à l’AFP les responsables d’Hombre y Territorio, une association espagnole de biologistes et conservateurs.

La méthode, en voie de disparition, remonte à la civilisation des Phéniciens ayant colonisé la Méditerranée à partir de 1.200 avant J.C.

Quant au plan de sauvetage du thon rouge lancé en 2006 au niveau international, il a fonctionné, note Marta Crespo, si bien que les pays pêcheurs de cette espèce en Méditerranée et Atlantique Est (CICTA) ont été autorisés à rehausser cette année pour la première fois depuis 2007 leur quota de prises annuelles, jusqu’à 16.142 tonnes.

Sur ce total, les madragues de l’OPP51 ont droit à environ 700 tonnes, dont 60 ont été pêchées en cette matinée ensoleillée de mai.

– ‘Numéro un’ pour les Japonais –

Armés de crochets et de couteaux, une dizaine d’employés chargés du dépeçage et de la congélation du thon rouge à -60 degrés attendent le bateau devant l’usine Frialba, sur le quai du port de Barbate.

A toute allure, ils décapitent ensuite les têtes, coupent les queues, prélèvent quatre gigantesques filets d’un rouge profond. Courant d’un poisson à l’autre, des acheteurs japonais sélectionnent les pièces à expédier dans leur pays.

Le thon rouge sauvage pêché dans les madragues espagnoles est « numéro un mondial en qualité », s’enthousiasme Hori Mi-Zu Yosuke, directeur général de la société japonaise Sirius Ocean, expliquant qu’après son séjour dans les eaux froides de l’Atlantique, sa chair est grasse à souhait.

Le marché espagnol en est lui aussi de plus en plus friand, absorbant 30% de la production de l’OPP51 alors que dans les années 1980, les pêcheurs de l’organisation vendaient plus de 90% de leur pêche au Japon.

Le jeune marque espagnole Gadira parie sur cet essor. « C’est le +pata negra+ de la mer », affirme, en hommage au meilleur jambon ibérique, Andres Jordan, directeur de cette entreprise qui applique une technique de congélation extrême importée du Japon permettant de conserver intacte la qualité de ce poisson prisé.

Les thons pêchés grâce aux madragues espagnoles se vendent en gros de 12 à 14 euros le kilo, mais les prix grimpent au détail: 45 euros par kilo pour la ventrèche (partie ventrale très prisée) et plus de 100 euros pour la mojama, ou thon rouge séché.

L’activité génère « beaucoup d’emplois » dans la province de Cadix, la plus touchée par le chômage en Espagne (42%), explique Andres Jordan, chaque madrague employant une centaine de personnes. Gadira comme Frialba recrutent jusqu’à 120 employés pendant la saison de pêche (avril-juin).

Elle attire aussi les touristes. Près de 100.000 tapas à base de thon ont été vendues en une semaine de mai à Zahara de los Atunes (1.300 habitants), selon ses commerçants.

Employé de Frialba, Jesus Cota, 38 ans, est loin d’être écoeuré après sa journée de travail. Avec son fort accent « gaditano » (de Cadix), il commande du thon cru à la mode japonaise, avant de s’exclamer: « C’est de l’or rouge! »

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