L’accord post-Brexit signé fin décembre entre Londres et Bruxelles prévoit que les pêcheurs européens puissent travailler au large des eaux britanniques et anglo-normandes, mais doivent prouver qu’ils le faisaient déjà dans le passé. Neuf mois après l’accord, Jersey a accordé 64 licences définitives à des bateaux français (contre 169 demandées par Paris) et rejeté 75 dossiers.
. Jean-Marie Lallemand, 52 ans, patron du « Héra », un chalutier de 17,5 mètres, pêche depuis toujours dans la baie, mais « jusqu’à quand? ».
« J’ai obtenu une licence pour 16 jours par an alors que je suis dans les eaux de Jersey au moins 90 jours. C’est incompréhensible: j’ai une balise et il est très facile de vérifier mes positions », dit-il.
Depuis janvier, il n’a pêché que côté français, « avec une perte de 10 à 25% de mon chiffre d’affaires selon les mois ».
. Sur le pont du « Yann-Frédéric », un 15 mètres, Yann Grosse, 52 ans, hausse les épaules. « On est en colère mais on ne peut rien faire, c’est Bruxelles qui décide ». Il vient de livrer sa dernière marée de praires, le seul coquillage pour lequel il ait obtenu une autorisation, avec la Saint-Jacques.
« Tout le monde est pris à la gorge. Le pire c’est de ne pas savoir, dit-il. Est-ce qu’on aura mieux? Combien de temps on va encore devoir attendre? ».
« Tous les pêcheurs sont perdants », estime-t-il. Il a croisé un confrère de Jersey venu livrer ses praires à Granville dans une ambiance de veillée d’armes: « Y’a pas d’avenir. Il m’a dit qu’il arrêtait tout et repartait en Ecosse ».
. Romain Marie, 28 ans, est son propre patron depuis un an et demi sur un moins de 12 mètres et se demande déjà s’il va tenir le coup. « Si je n’obtiens pas de licence, j’arrête la pêche dans deux ans. Si on ne peut pas aller sur Jersey, tout le monde va se rabattre sur Chausey (les îles rattachées à Granville), on ne saura plus où mettre nos casiers (à bulots) ».
Lui s’interroge sur « la bonne foi des Anglais »: « Les premières licences ont toutes été accordées à des patrons à deux ans de la retraite. Qu’est-ce qu’il se passera ensuite? Est-ce que la licence va suivre les bateaux? On n’a aucune certitude ».
. Il n’y a en effet « aucune certitude ». Eric Leguelinel, vice-président du comité régional des pêches et l’homme de toutes les négociations entre acteurs de la baie de Granville, a lui-même eu la surprise de ne pas figurer dans la première liste de Jersey. « Je pêche le homard depuis plus longtemps que la plupart des gars de l’île. J’ai un bateau de plus 12 mètres avec système de géolocalisation. Ce refus de mon dossier était une pure provocation ».
« On peut parfaitement accuser Jersey de ne pas négocier de bonne foi mais il faut faire attention, met-il en garde, parce qu’on ne parle là que de l’attribution des licences, pas encore des droits de pêche ».
En cas de mesures françaises de rétorsion trop violentes, craint-il, « on le paiera dans cinq ans » au sortir de la période actuelle de transition, quand les pêcheurs européens devront renoncer à 25% de leurs prises dans les eaux britanniques.
. Pour Pascal Delacour, premier marin français à avoir obtenu une licence de Jersey, la France a « mal joué son coup ». Paris a demandé au départ « trop de licences » – « il y avait même un bateau de Bayonne qui n’avait jamais mis les pieds ici » – et été « incapable de défendre des pêcheurs qui eux y vont tous les jours ».
« Rien n’est clair et le gouvernement n’a même pas été capable de détacher un administratif pour nous traduire les documents en anglais incompréhensibles que nous envoie Jersey. Parce que moi, grogne-t-il, je suis pêcheur, je suis pas diplomé d’Oxford ».