Trois jours après qu’une soixantaine de bateaux bretons ou normands ont protesté à l’entrée du port de Saint-Hélier, capitale de Jersey, Richard Lebrun, 69 ans, dont 40 de pêche, « n’ose imaginer ce qui serait arrivé à nos bateaux » si les Jersiais avaient mené un telle action.
« Soyons honnêtes, (les Français) sont connus pour frapper et lancer des cocktails molotovs », lance à l’AFP le pêcheur, néanmoins compréhensif envers ses homologues français, qui protestent contre les nouvelles exigences pour avoir une licence de pêche dans les eaux de Jersey.
Avant les bouleversements récents, les règles étaient fixées depuis 20 ans par le traité de la baie de Granville. Un texte qui « n’a jamais été juste parce qu’il permettait aux Français de donner aux Français la permission de pêcher dans les eaux de Jersey », selon Richard Lebrun, à cause des « faibles politiciens » de l’île.
Les Français « avaient carte blanche depuis cette époque, mais maintenant avec le Brexit ça a changé », poursuit-il, « on est censés avoir le droit de dire qui pêche et qui ne pêche pas dans nos eaux ».
L’accord post-Brexit signé fin décembre entre Londres et Bruxelles prévoit que les pêcheurs européens puissent travailler au large des eaux britanniques, très poissonneuses et plus calmes, mais doivent prouver qu’ils le faisaient déjà dans le passé. Il s’applique aux îles anglo-normandes, dépendances de la couronne britannique, même si ces territoires n’appartenaient pas à l’Union européenne et n’ont pas voté lors du référendum sur le Brexit.
Le « problème » vient selon Wayne Lowe, 60 ans, du fait de l’importance de la flotte française. « Ceux qui pêchent avec nous depuis des années, ça devrait être bon, mais il doit y avoir une limite quelque part », affirme-t-il.
– « Accord à part » –
Lors de leur action, les Français ont été rejoints par quelques locaux de Gouray, village à la pointe sud-est de l’île. Parmi eux, Chris Le Masurier, un ostréiculteur et propriétaire d’un bateau de fret, le Normandy Trader, qui achemine notamment la pêche de Jersey vers Saint-Malo, a joué un rôle de médiateur.
« Ce qui peut marcher entre la France et l’Angleterre ne peut pas marcher ici » tant la côte normande, à une vingtaine de kilomètres, est proche: « il faut absolument qu’il y ait un accord à part ».
« On a besoin de l’accès au marché européen pour vendre nos marchandises », souligne cette figure locale. En raison des tensions récentes, il était fortement déconseillé aux bateau de Jersey de venir décharger dans les ports normands, « depuis deux jours » c’est même devenu interdit en raison d’un arrêté.
« Sans le marché français, on n’a rien », souligne quant à lui Loïc Farnham, 30 ans.
Pour ce ce père de deux enfants, les Français sont tellement proches que dès qu' »ils sortent du port, ils sont chez nous », dans les eaux de Jersey: « Pour moi, ils ont autant le droit que nous d’y pêcher ».
– Sans Londres ni Bruxelles –
A son compte depuis un an avec un « petit côtier de 11,50m », il a déjà été frappé par la crise du coronavirus, et à présent par ces tensions. Depuis la mi-décembre, il n’a fait que « six marées, pour vendre aux particuliers » et doit travailler sur des chantiers.
Autre conséquence du Brexit: la pêche d’un bateaux de Jersey dans les eaux de l’île débarquée en France subit désormais des normes sanitaires plus contraignantes que celle d’un bateaux français.
« Ses coquilles sont pêchées dans des eaux parfaites, mais les miennes non », « c’est ridicule ! », peste Loïc Farnham.
Pour trouver l’issue, il plaide pour des discussions locales, « qu’ils nous laissent négocier notre accord avec la France ensemble, sans Londres, sans Bruxelles ».
« C’est un super métier, c’est magnifique la mer », assure-t-il mais prévient: « Si ça change pas dans les mois à venir, j’aurai pas le choix, il faudra vendre le bateau. »