Les imposants gratte-ciel de la mégapole chinoise de Xiamen sont immanquables à moins de 5 kilomètres, mais sur l’autre rive du détroit le décor contraste: les pieds dans la boue, Li Kai-chen charge sur ses épaules un panier rempli de mollusques fraîchement cueillis.
Autour de lui des blocs de granite disposés en rangées s’étendent à perte de vue sur l’archipel de Kinmen, administré par Taïwan. C’est sur ces pierres apportées de Chine il y a plus de 400 ans que se reproduisent les huîtres, avant d’être ramassées à la pelle à marée basse.
Cette méthode d’élevage unique au monde se poursuit depuis, sur le site de la bataille de Guningtou, qui a vu s’affronter en 1949 et 1958 l’armée nationaliste de Tchang Kai-chek aux troupes communistes de Mao Tsé-toung pour le contrôle de Taïwan.
En s’emparant de Kinmen et d’autres îles le long du littoral chinois, les nationalistes s’offraient un cordon stratégique pour repousser toute invasion éventuelle de Taïwan, situé à 200 kilomètres plus à l’est.
« Pendant la guerre, les gens ont fui pour survivre et les parcs à huîtres ont été abandonnés », souligne Li Kai-chen, 66 ans, chef du village de Guningtou sur l’île de Kinmen.
De leur côté, « les militaires ont dû utiliser les pierres (des parcs à huîtres) pour se construire des abris », précise-t-il à l’AFP lors d’une rencontre survenue quelques jours avant de vastes exercices militaires chinois autour de Taïwan.
– Île forteresse –
La Chine considère Taïwan comme l’une de ses provinces qu’elle n’a pas encore réussi à réunifier avec le reste de son territoire depuis la fin de la guerre civile. Elle n’écarte pas la force pour ce faire.
Jusqu’en 1979, Kinmen était ainsi régulièrement bombardée par l’armée chinoise.
Les troupes nationalistes ont tenu bon et érigé l’île en forteresse. Pics anti-débarquement et bunkers abandonnés le long des plages témoignent de cette période turbulente.
Un haut-parleur de la taille d’un bâtiment, utilisé alors par l’armée pour démoraliser l’ennemi sur l’autre rive, fait aujourd’hui le bonheur des touristes.
Les navires des garde-côtes chinois ont renforcé les patrouilles dans les eaux proches de Kinmen, après l’investiture lundi dernier du nouveau président taïwanais Lai Ching-te, que Pékin qualifie de « dangereux séparatiste ».
« Kinmen est très sûre, la Chine ne fera rien », assure Mme Li, davantage préoccupée par le ramassage des huîtres.
« J’ai plus peur de la marée que de la Chine! », sourit cette femme de 64 ans, qui préfère ne pas dévoiler son nom complet compte tenu de la sensibilité du sujet.
Les habitants de Kinmen ont des liens culturels et familiaux étroits avec l’autre rive, où nombre d’entre eux se rendent régulièrement pour leurs emplettes. Des ferries font la navette au quotidien en 30 minutes.
– Histoire commune –
Les huîtres de Kinmen sont plus petites que celles élevées de façon industrielle en Chine. Mais elles se distinguent par leur texture fondante, du fait d’une exposition au vent et au soleil sur les blocs de granite à marée basse.
« Mais ce savoir-faire risque de disparaître car les jeunes ne s’y intéressent pas », déplore Mme Li, nettoyant dans une flaque d’eau un bac rempli de coquilles, le visage recouvert par un foulard pour se protéger du soleil.
L’omelette aux huîtres recouvertes d’une sauce rouge sucrée-épicée est une spécialité de Kinmen.
« Ces parcs à huîtres plusieurs fois centenaires ne produisent pas seulement de la nourriture, ils représentent une culture et une histoire » communes entre les deux rives, indique Li Kai-chen, le dos tourné aux bâtiments modernes de Xiamen.
La proximité géographique est telle que des déchets du continent, portés par la mer, s’échouent parfois le long des côtes de Kinmen. Des stations FM chinoises, qui fustigent « la soi-disant indépendance de Taïwan », y sont aussi captées.
Les touristes chinois ne viennent plus à Kinmen du fait d’une dégradation des relations entre les deux rives et de restrictions pour les visas, déplore M. Li.
Avec le nouveau gouvernement en place à Taipei, « j’espère que les touristes viendront en plus grand nombre pour qu’on puisse faire des affaires (…) et améliorer notre vie ».