Les événements récents en mer Noire et en mer Rouge ont montré comment des forces asymétriques pouvaient infliger des coûts matériels ou financiers importants à des forces mieux établies. Des enseignements en ont été tirés concernant notamment l’avenir du combat naval face aux drones ou à d’autres capacités similaires.
Toutefois, la véritable question que ces événements ont pu occulter aux yeux des analystes est celle de la vulnérabilité des ports, largement sous-évaluée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale lorsque les filets anti-sous-marins et anti-torpilles clôturaient l’entrée des principaux ports militaires et que les batteries anti-aériennes en protégeaient le ciel.
Aujourd’hui, une menace asymétrique prenant pour cible les infrastructures portuaires d’un pays serait très efficace avec des conséquences potentielles non seulement matérielles et financières, mais aussi et surtout stratégiques car impactant directement les capacités de communication maritimes de ce pays et partant, sa sécurité nationale.
Dans le monde interconnecté d’aujourd’hui, la sûreté de nos ports n’est pas seulement une question de stabilité nationale et économique. C’est aussi un impératif stratégique pour le maintien d’une capacité de contrôle maritime. Le conflit en mer Noire a mis en évidence les vulnérabilités des infrastructures portuaires, et a eu des répercussions sur les opérations militaires et les activités commerciales. Il a montré que les ports ne sont pas seulement des plaques tournantes pour l’entretien et la réparation des navires de guerre mais les lignes de vie des capacités maritimes d’une nation. Leur dégradation peut limiter considérablement l’efficacité opérationnelle d’une marine, un risque qui ne peut être ignoré. Réfléchissons simplement pour prendre la mesure de l’enjeu. Combien de grands navires de combat de surface l’OTAN possède-t-elle ? Dans combien de bases navales se trouvent-ils ? Combien de ces bases navales ont la capacité d’entretenir, de réparer et de régénérer ces navires au cours d’un conflit ?
Il ne s’agit pas tant d’envisager une nouvelle attaque du type Tarente (1) ou Pearl Harbor (2) dont l’objectif était de détruire dans les ports une partie importante des marines italienne et américaine, mais de réfléchir à ce qui protège les ports en eux-mêmes d’une attaque. Les implications stratégiques des vulnérabilités portuaires sont en effet profondes. La capacité d’une marine à contrôler les mers ne dépend pas seulement du nombre de navires qu’elle est capable d’aligner mais aussi de sa capacité à les réparer et à les entretenir.
Les forces ukrainiennes ont efficacement ciblé les infrastructures portuaires russes à Sébastopol limitant ainsi les opérations navales de la Russie en mer Noire et montrant à quel point les dommages causés aux infrastructures portuaires pouvaient modifier l’équilibre des forces dans un conflit.
Dans les limites étroites de la mer Noire, cet effet sur la marine russe est probablement quelque peu amplifié par le manque de profondeur stratégique qui rend les unités de la flotte de la mer Noire plus vulnérables qu’elles ne le seraient en haute mer. Ceci est combiné avec des ports se trouvant plus facilement à la portée de l’adversaire. On ne saurait trop insister sur la gravité de ce problème qui a une incidence directe sur la capacité d’un pays à maintenir sa puissance maritime et sa sécurité nationale.
Des espaces vulnérables
Les ports sont confrontés à toute une série de menaces, tant physiques qu’hybrides. L’attaque, en octobre 2000, contre l’USS Cole à Aden, au Yémen, a généré une prise de conscience brutale des risques encourus par les navires de guerre incitant à renforcer leur protection notamment contre les actions terroristes. Cela a cependant conduit à donner la priorité à la sûreté des navires plutôt qu’à celle des infrastructures portuaires alors que celles-ci restent souvent des cibles facilement accessibles et à forte valeur ajoutée.
Les outils en ligne tels que l’imagerie satellite permettent de facilement planifier des attaques. Les cyber-attaques peuvent, sans confrontation directe, fortement perturber les opérations portuaires. Des attaques physiques telles que des frappes de drones, ou des accidents plus ou moins calculés pour bloquer les accès d’un port, peuvent générer de fortes perturbations dans la circulation des navires. Le cas de l’Ever Given échoué dans le canal de Suez en mars 2021 qui avait bloqué le commerce mondial pendant des jours, illustre clairement les conséquences considérables que peut avoir un simple incident de ce type. Ces exemples soulignent l’impact économique et stratégique potentiel de ces vulnérabilités portuaires, et l’urgence d’y répondre par des mesures de sûreté efficaces.
Dans un futur conflit maritime, prendre l’avantage ne se fera peut-être pas dans le cadre d’un combat d’égal à égal en haute mer. Il est probable que cela soit déterminé bien en amont, en veillant à ce que l’autre partie ressente les avaries de ses navires de manière beaucoup plus aiguë : en supprimant sa capacité à effectuer des réparations et des entretiens efficaces dans ses ports, en faisant durer les dommages causés à ses navires et en diminuant progressivement les capacités de ces derniers jusqu’à ce qu’ils ne représentent plus une menace significative. La masse devient ainsi moins préoccupante si les ports ne peuvent pas fonctionner.
Cela fait des ports une vulnérabilité critique pour la conduite des opérations, et ce, pour les deux camps : il ne s’agit pas, en effet, de se limiter à une approche défensive mais aussi de prendre conscience de l’opportunité qu’offre la vulnérabilité des infrastructures portuaires de l’adversaire pour réduire l’efficacité de ses forces. Ainsi, outre un effort conséquent à faire pour protéger nos propres infrastructures, il convient d’investir de manière adéquate dans des capacités permettant efficacement d’empêcher l’adversaire d’utiliser les siennes.
Des exemples historiques illustrent la vulnérabilité récurrente des ports. Au XVIIe siècle, on y détruisait les navires ennemis avec des brûlots, provoquant le chaos et des dégâts considérables. En 1942, les forces britanniques ont lancé l’opération Chariot contre le port de Saint-Nazaire, lourdement fortifié par les Allemands, démontrant avec succès l’impact stratégique des attaques ciblées sur les infrastructures portuaires. Le raid de Saint-Nazaire a en effet empêché les Allemands d’accéder à la seule cale sèche de la côte Atlantique d’une taille suffisante pour accueillir le Tirpitz. En privant les Allemands de la possibilité de réparer le puissant cuirassé en France, l’opération a complexifié son utilisation dans l’Atlantique, réduisant la menace sur les convois de navires marchands.
Si les tactiques et les technologies ont évolué, l’efficacité d’attaques contre les infrastructures portuaires reste inchangée. Et celles-ci peuvent prendre des formes diverses. Aux actions cinétiques contre les infrastructures vulnérables d’un port ou d’un chantier naval peuvent en effet également s’ajouter des actions hybrides — beaucoup plus difficiles, elles, à contrôler —, menées contre des individus et des groupes pour influencer leur productivité. L’analyse de la main-d’œuvre civile qualifiée d’un port révèle rapidement l’existence de petits groupes spécialisés essentiels à son fonctionnement et ce dans de nombreux domaines : des opérations portuaires aux soudures spécialisées sur les sous-marins nucléaires en passant par le personnel chargé du contrôle des accès.
Ces actions peuvent consister à simplement semer le mécontentement au sein de ces groupes, concernant notamment les conditions de travail ou de salaires, afin de créer des tensions avec la direction du port, générer des grèves, et finalement gravement perturber l’activité portuaire. Il est peu probable que la plupart des marines modernes disposent d’un personnel suffisant pour remplir toutes les fonctions aujourd’hui assurées par des entreprises civiles dans les arsenaux. A l’approche ou au cours d’un conflit, une telle dépendance rendrait des mouvements sociaux dans les ports particulièrement efficaces et pénalisants.
Stratégies préventives
La création, en 1984, par la marine américaine, d’une red cell, composée d’anciens Navy SEALs, destinée à démontrer les vulnérabilités des bases militaires en amont de véritables attaques, illustre la valeur des stratégies préventives. Évaluer objectivement l’état de la menace potentielle et prendre des décisions éclairées sur la base d’exercices proactifs et de wargames peuvent considérablement améliorer la sécurité des ports. En prenant l’initiative et en mettant en œuvre les avancées technologiques, notamment les systèmes de surveillance autonomes et les cyberdéfenses renforcées, il est possible de protéger efficacement les ports et ce faisant
Depuis le sabotage de Nordstream 2, les gouvernements des pays riverains de la mer du Nord ont considérablement investi dans la protection des infrastructures des fonds marins. Il reste à voir ce que sera le « moment Nordstream » pour les bases navales et les ports. Avec une vision claire de l’importance des infrastructures portuaires pour le maintien de la puissance maritime et de la stabilité économique d’un pays, en particulier en période de conflit, il convient d’en faire une priorité.
Assurer la sûreté des ports est essentiel pour maintenir la puissance maritime et la stabilité économique d’une nation. L’avenir de la puissance navale réside dans la force des flottes mais aussi dans la résilience et la sûreté des ports qui les soutiennent. Reconnaître leur rôle essentiel est la première étape vers l’établissement de stratégies de sûreté plus efficaces permettant de garantir l’avenir.
Alexander Westley est officier de la Royal Navy. Il a effectué une partie de sa carrière dans les forces sous-marines et a occupé des fonctions d’état-major dans les domaines de la formation et du renseignement. Après avoir suivi la 30e promotion de l’École de Guerre en France, il est désormais l’officier d’échange britannique au sein de l’Office STRATPOL du cabinet du chef d’état-major de la Marine.
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- Raid des chasseurs de l’aéronavale britannique contre la flotte italienne dans le port de Tarente dans le sud de l’Italie, le 11 novembre 1940
- Attaque surprise des chasseurs de l’aéronavale japonaise contre la base navale américaine de Pearl Harbor (Hawaï), le 7 décembre 1941.