Six ans après Le crime en bleu, le colonel Florian Manet *, spécialiste reconnu du narcotrafic international, publie un nouvel ouvrage intitulé « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation ». Il y dresse un état des lieux sans concession du narcotrafic dans le monde et de la place de la mer dans son développement. Explications.
Propos recueillis par Erwan Sterenn
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Vous avez commandé la Section de Recherches de la Gendarmerie maritime. Pouvez-vous tout d’abord nous expliquer ses missions ?
J’ai effectivement commandé la Section de Recherches de la Gendarmerie maritime entre 2015 et 2018. Rattaché au Chef d’état-major de la Marine nationale, ce service national de police judiciaire des gens de mer conduit des enquêtes judiciaires sur des infractions à la loi pénale relatives, principalement, aux contentieux de la sûreté (ou atteinte volontaire aux activités en mer) mais aussi celui de la sécurité maritime (l’accidentologie). C’est donc sous l’autorité de magistrats que ces officiers de police judiciaire « à l’eau salée » contribuent à la manifestation de la vérité et partant, à sécuriser ces espaces maritimes et les intérêts nationaux. La lutte contre les trafics illicites empruntant la voie maritime était ainsi au cœur des enjeux.
Quelle est la situation du narcotrafic dans le monde et quelle est la tendance six ans après la publication de votre précédent ouvrage » Le crime en bleu » en 2018 ?
La situation a empiré du fait de nombreux facteurs. Tout d’abord, les surfaces cultivées, le rendement et les méthodes d’affinage en laboratoire se sont accrues et développées, parfois sous l’effet, aussi, de changements géopolitiques. Par ailleurs, la maritimisation de notre économie s’accélère avec une dépendance absolue au transport par voie maritime. Or, le narcotrafic est avant tout une affaire de logistique : les zones de production doivent acheminer coûte que coûte les produits aux consommateurs. Enfin, le trafic illicite de substances psychotropes s’insère dans un marché mondial des drogues qui n’a jamais été aussi dynamique qu’aujourd’hui. A tel point que l’Office européen des drogues et toxicomanie résume ainsi la situation : « Tout, partout, tout le monde ».
De quelle(s) drogue (s) parle-t-on ?
Les produits traditionnels fruits de la transformation de plantes sont le cannabis, la cocaïne et l’héroïne par ordre d’importance. En outre, les drogues de synthèse comme les méthamphétamines connaissent un développement sans précédent.
Quelle part de ce trafic mondial passe par la mer ?
Difficile à dire précisément. L’analyste est confronté à un chiffre noir, c’est-à-dire que les pouvoirs publics ne maitrisent que le volume des saisies. Pas les exportations. Néanmoins, toutes les drogues ont pris à un moment donné de leur parcours la mer. Les zones de production étant éloignées des marchés de consommation, le transport maritime offre alors aux trafiquants de nombreux atouts : souplesse du vecteur, massification du fret, faible coût de transport, régularité des liaisons, lacunes dans la sécurisation d’une chaîne logistique internationalisée, etc…
La mondialisation et de fait la maritimisation du monde — 90 % du commerce mondial passant par la mer —, ont selon vous favorisé l’explosion des trafics illicites et particulièrement du trafic de drogue… Pourquoi et comment le mesurez-vous ?
Les organisations criminelles sont composées, en réalité, d’entrepreneurs efficaces et inventifs. Leur agilité mais surtout l’appât du gain les rendent particulièrement opportunistes. Or, la logique économique contemporaine s’efforce de réduire les délais d’acheminement et les coûts de transport. Citons la mise à l’eau de vecteurs aux capacités d’emport accrues mais aussi de nouvelles routes maritimes fondées sur le principe du hub and spokes (1). De fait, cet écosystème moteur de la mondialisation leur procure une puissante ossature qui facilite les trafics illicites (drogues, armes, véhicules volées, contrefaçon de médicaments…). Du fait du gigantisme du commerce international, elles y trouvent l’anonymisation et l’obfuscation (Ndlr, obscurcissement) de leurs activités répréhensibles.
Quelles sont aujourd’hui les principales routes maritimes du narcotrafic ? Et celles en devenir ?
Les routes maritimes du narcotrafic sont tributaires du mode de transport choisi par les narco-organisations ainsi que des substances. La ligne droite est rarement l’option choisie. Ainsi, les circuits sont souvent tortueux, caractérisés par des ruptures de charge et des escales souvent inattendues.
Néanmoins, se dessine une thalassopolitique des drogues qui unit des zones de production à des marchés de consommation en passant par des escales. Ainsi, prenons l’exemple de la cocaïne produite dans trois pays (Colombie, Pérou et Bolivie, pays enclavé). Les ports pacifiques et atlantiques des pays producteurs sont les premiers quais de chargement de la cocaïne. Toutefois, sous l’effet, notamment, de mesures de sûreté, un phénomène de tache d’huile contamine désormais les États du cône sud (Brésil, Uruguay, Chili, …). Émergent aussi de nouveaux narco-comptoirs sur les rangées portuaires ouest-africaines qui constituent des zones de rebond vers l’Europe et les marchés de la zone Indopacifique.
Quels sont les moyens les plus utilisés en mer par les trafiquants pour transporter la drogue ?
Les organisations criminelles ont recours à des moyens propres dit « affrétés ». Il s’agit par exemple de puissantes embarcations hors-bord comme dans la zone Caraïbe ou à Gibraltar ou de navires de haute mer achetés sur le marché de l’occasion à l’image des remorqueurs employés sur des transatlantiques. Citons enfin les voiliers, mono ou multicoques. De plus, ces syndicats du crime « contaminent » régulièrement les vecteurs maritimes mais aussi le fret transporté. Ils disposent leurs colis illicites, bien souvent à l’insu des chargeurs et de l’armateur dans les conteneurs, les « équivalent vingt pieds », sur la coque en soudant des torpilles immergées ou dans les superstructures des navires.
Quels sont les moyens maritimes (et autres) les plus inattendus mis en œuvre par les narcotrafiquants ?
A mes yeux, le symbole de la détermination et des capacités illimitées des narco-organisations sont les flottilles de « narco-submarine » qui traversent l’Atlantique pour livrer une tonne de cocaïne. Elles suggèrent des chantiers navals dédiés implantés dans les estuaires de la forêt équatoriale. Elles disent surtout la détresse de marins qui risquent leur vie dans ces expéditions à bord de navires aux conditions de navigation et de vie des plus précaires.
Les porte-conteneurs, les ports, les agents portuaires… toute la chaîne semble vulnérable et particulièrement perméable au trafic de drogue. Des sociétés ont mis au point des systèmes de suivi et de contrôle des conteneurs. Est-ce suffisant ? Quelles peuvent être les parades réellement efficaces pour sécuriser le milieu portuaire en France et en Europe ?
La lutte contre le narcotrafic ne peut se résumer à des mesures technologiques. Bien sûr, l’ensemble des multiples maillons de la supply chain internationale est interrogé. Qui, cependant, a conscience que l’équivalent ferroviaire des 20 000 boites transportés par un porte-conteneurs est la distance séparant Paris d’Orléans ? Quel défi porté à nos politiques publiques de contrôle des flux ! Les points de criticité concernent l’ensemble des étapes du circuit logistique des marchandises. Néanmoins, sous la présidence belge, l’Union européenne a initié, le 24 janvier 2024, une prise de conscience au travers de l’Alliance portuaire européenne qui vise à renforcer les capacités des plateformes logistiques portuaires face à la criminalité organisée.
Vous consacrez un chapitre de votre livre aux « nouvelles tendances du narcotrafic international ». Quelles sont les plus inquiétantes et a-t-on les moyens de les contrer ?
L’enjeu premier demeure celui de la détection des substances chimiques composant les drogues qui désormais sont transportées sous des formats inédits à l’image de la cocaïne liquide. De même, le suivi de produits chimiques à usage dual (industrie pharmaceutique vs usage dévoyé par les narco-organisations) demeure un nouveau défi avec la diffusion élargie de drogues de synthèse. L’exemple du Captagon ou celui du Fentanyl le démontrent assurément.
La deuxième attention concerne « l’alliance du crime ». Affichant une irrésistible prospérité, les narco-organisations interrogent la numérisation croissante des opérations portuaires comme celle de la gestion des marchandises et des vecteurs. Des organisations cybercriminelles n’hésiteront pas à mettre en œuvre des cyberattaques ciblées sur les systèmes d’information portuaires au bénéfice de commanditaires spécialisés dans le narcotrafic.
La marine nationale française a saisi ces dernières années, spécialement aux Antilles, des sommes très importantes de drogue. Le trafic ne cesse pourtant pas. Est-ce le tonneau des danaïdes pour les moyens que l’on mobilise contre ce trafic ou le rocher de Sisyphe pour une tâche qui semble interminable ?
Au-delà du mérite évident de succès opérationnels à la mer qu’il convient de saluer, la lutte contre le narcotrafic international est finalement un enjeu de société. Elle concerne d’abord le sort de populations qui inscrivent la culture de la coca ou du pavot somnifère dans une tradition agraire ancestrale. Tout comme elle questionne sur les conditions d’emploi de gens de mer qui mettent à disposition leurs compétences au bénéfice de narco-organisations et, ce, bien souvent, pour pouvoir faire vivre leur famille. Ainsi, ces puissants chefs de cartel parviennent, au fil du temps, à pervertir l’ordre public socio-économique à l’échelle internationale et imposent un nouveau système de valeurs centré sur l’illicite, disqualifiant de fait la légalité et la liberté. Leur colossal chiffre d’affaires leur permet de rivaliser avec l’État : le recours quotidien à la corruption précipite les agents dans les rets jetés par le crime. Ainsi, la situation actuelle impose urgemment une mobilisation de tous afin de sécuriser la maritimisation du monde. Elle invite à une approche pluridisciplinaire fondé sur un meilleur dialogue entre la terre et la mer. C’est à ce prix qu’une réponse adaptée sera apportée à ce défi sociétal qu’est le narcotrafic.
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- Système de « réseau en étoile » selon lequel les planificateurs de trafic organisent les itinéraires comme une série de « rayons » qui relient les points périphériques à un « hub » central.
Colonel de la Gendarmerie nationale, essayiste, chercheur associé à la Chaire Mers, maritimités et maritimisation du monde de Sciences Po Rennes, Florian Manet s’exprime ici à titre personnel à l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation publié aux éditions EMS avec le soutien financier et scientifique de la Fondation de prospective maritime et portuaire SEFACIL et le partenariat opérationnel d’IRENA GROUP et de Global Initiative Against Transnational Organized Crime (GI-TOC). L’ouvrage peut être téléchargé gratuitement sur le site de SEFACIL : https://www.sefacil.com/literaturethird/