La « mondialisation heureuse », celle des flux de personnes et de marchandises, selon la formule d’Alain Minc, définissait notre cadre de vie depuis plusieurs décennies. Nous ressemblions tous, sans le savoir, aux adeptes de la secte des Bieguny dans l’ancienne Russie. Ces pérégrins pensaient que le fait de rester au même endroit les rendaient plus vulnérables aux attaques du Mal et qu’un mouvement incessant les mettait sur la voie du Salut. C’était en quelque sorte, avec un temps d’avance, le salut du monde par le conteneur et la croisière de masse… Nous ne jurions alors que par les flux, seuls moteurs efficaces de l’économie de marché. Et chacun faisait sienne l’idée de Nicolas Baverez selon laquelle : « tous doivent comprendre que la mondialisation est le bien commun des hommes du XXIème siècle »(1). Au cœur de cette mondialisation, qu’Hubert Védrine définît à juste titre comme une « globalisation sino-américaine », la maritimisation exponentielle était parée de toutes les vertus, et les seuls objectifs avouables consistaient à vouloir doubler la part du PIB maritime d’ici 2030. Là dessus, le virus est arrivé, grain de sable de l’histoire. Et chacun de se retrouver projeté dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler « le monde d’après ».
Dans la brutalité du choc, l’une des leçons qui se profile est celle de la nécessité absolue de relocalisations intelligentes pour les industries et les services dits stratégiques. Encore faut-il savoir ce que l’on veut mettre derrière ces termes. Sur 14 millions de conteneurs qui arrivent chaque année en Europe, 10 viennent de Chine. Il est illusoire de vouloir remplacer cette Chine là en un instant. Surtout s’il s’agit d’y substituer l’Inde ou ses cousins, comme certains ont déjà commencé à le faire. Mais il serait également irresponsable de vouloir relocaliser sur nos territoires les seules activités à haute valeur ajoutée, en oubliant que certaines industries ou services ne présentant pas cette caractéristique ont néanmoins une importance stratégique. Notre rôle ne saurait être réduit à celui de gardien des intérêts économiques liés à la mondialisation des flux. Il faut, bien au contraire, cesser de faire une confiance totale et exclusive au marché. Et se fixer des objectifs plus ambitieux encore que ceux qu’avait adopté le maritime jusqu’ici : doubler la valeur ajoutée de l’industrie dans notre PIB, en passant de 17% aujourd’hui à 27% comme l’Allemagne ; et diminuer fortement les impôts pesant sur la production qui pèsent pour 4,9% en France contre 0,7% en Allemagne…
Mobiliser les trois formes maritimes de l’Etat
Cette relocalisation ne saurait se construire sans mobiliser les trois formes maritimes de l’Etat : Etat du pavillon, Etat côtier, Etat du port. La France doit d’abord réaffirmer son pavillon. Le critère du pavillon retrouve en effet toute sa pertinence pour qui veut prendre en compte la fragilité de nos flux stratégiques. Repavillonner de manière volontariste et renforcer encore le concept de « flotte stratégique », modernisé dans la loi dite « économie bleue », sont deux exigences désormais incontournables. Ne nous contentons pas d’être la 29e flotte marchande en terme de pavillon, et la 22e flotte contrôlée (pavillon France et tiers). Après cette crise, une flotte stratégique redéfinie est seule capable de nous redonner une véritable autonomie. Le tout doit, bien sûr, être accompagné de la revitalisation d’une marine nationale aux frégates et SNA devenus trop rares, sur laquelle plane la tentation permanente du rabot budgétaire. Il y a tellement de bonnes raisons pour se dispenser de renouveler le porte-avions nucléaire, ou s’abstenir de le dupliquer… Les leçons que le général François Lecointre, chef d’état-major des armées, tire de cette crise doivent plus que jamais être méditées : « Depuis des années, on privilégiait le management sur le commandement, l’efficience sur l’efficacité et la logique de flux sur la logique de stocks. Sans surprise, la crise a révélé que l’externalisation comme la délocalisation de fonctions vitales et le manque tant de réserves de ressources humaines militaires que d’épaisseur organique constituent autant d’entraves à notre efficacité »(2). Retrouver dans notre marine la redondance, l’épaisseur Ressources humaines (RH), la logique de stock. Cesser de faire une confiance excessive au marché. Revoir en ce sens la Loi de Programmation Militaire (2019-2025). Reprendre le contrôle des cessions qui peuvent placer les entreprises stratégiques (Défense, énergie) sous contrôle étranger. Beau programme pour l’Etat du pavillon. Le renforcement de l’Etat côtier est également un impératif sur lequel il convient de ne pas transiger, malgré les nombreuses sirènes qui nous susurrent que les vastes étendues maritimes de nos ZEE sont inexploitées et non surveillables, et qu’en conséquence leur gestion pourrait sans dommage être sous-traitée à la société civile et notamment aux ONG environnementales (ONGE), ou bien faire l’objet de cogestion avec des Etats qui les revendiquent. L’on sait que la France vient encore récemment d’augmenter son plateau continental de 151.000 kms2 au delà des 200 nautiques, à la Réunion et dans les TAAF. Elle réclame encore 500.000 kms2 supplémentaires. Ces extensions doivent nécessairement être accompagnées des moyens de surveillance et d’exploitation qu’elles méritent. L’Etat du port a également toute son importance. Il faut enfin nous doter de l’attractivité portuaire dont nous avons besoin pour rivaliser avec les grands ports du nord de l’Europe, et réhabiliter le « short sea shipping ». 40% du commerce extérieur français échappe aux ports de l’hexagone. « Il est temps de réarmer nos ports dans la compétition mondiale » (3)
Remettre le naval à son rang
Mais cette nécessaire quête de la relocalisation ne doit pas occulter le reste. Tout se passe comme si le virus masquait les avancées de la realpolitik. « Myopes et le nez contre, mes généraux dans leur solide stupidité… », écrivait déjà Saint-Exupéry. Nous faisons partie des Etats tacticiens enfermés dans nos problèmes de déconfinement et de comptabilité de masques, alors que les anciens empires, qui réarment depuis des années, continuent à dérouler leur vision à long terme. La vraie guerre qui se cache derrière la guérilla du virus est bien celle de la Chine, puissance montante, contre les Etats-Unis, selon l’application stricte de ce que certains experts appellent le piège de Thucydide. Chaque année la marine chinoise met à flot l’équivalent de notre marine. Les démonstrations de force de porte-avions se succèdent en mer de Chine. Plus près de nous, la Turquie agit comme si l’OTAN et l’UE n’existaient déjà plus. La Sublime Porte transforme Sainte-Sophie en mosquée, réoccupe la Libye, et « syrianise », selon l’expression de Jean-Yves Le Drian, la Méditerranée orientale. Le 10 juin dernier, au large de la Libye, le Courbet a été « illuminé » par un navire de guerre turc, sans que cela entraine de tir de riposte. Le virus permet d’inquiétants effets d’aubaine à ceux qui souhaitent profiter du moment.
Ainsi, par delà l’Etat du pavillon, l’Etat côtier et l’Etat du port, c’est bien le concept d’Etat, son rôle, la définition même de la souveraineté dont il a le monopole, que ce virus nous oblige à revisiter. Si nous voulons que le monde maritime d’après tire vraiment les leçons de la guérilla que nous mène le virus, il faut que le politique l’emporte à nouveau sur l’économie, qui doit repasser, comme le dit Keynes, « sur la banquette arrière au lieu de tenir le volant ». Cessons de voir le maritime comme strictement résumé par le conteneur et la croisière. Remettons le naval à son rang. Ce sont toujours les vainqueurs qui définissent les mondes d’après. Et cela ne se décrète pas en trois lois et quatre décrets. Il y faut une vision, un plan, une volonté sans faille. Ce virus survient à ce moment précis de notre histoire, tel l’esclave chargé de murmurer à l’oreille du général romain victorieux sur tout le long de son parcours : « memento mori. Souviens-toi que tu es mortel ».
NOTES :
- Le Point, 19 mai 2016
- Audition devant la Commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat, 22 avril 2020.
- Rapport du Sénat du 2 juillet 2020.