L’invasion russe de l’Ukraine apparaît, au départ, comme un conflit terrestre. Les nombreuses images, relayées par la presse, de carcasses de chars et de véhicules détruits, en témoignent. Mais cette guerre se joue également en mer, non sans succès pour les Ukrainiens. Et ce volet est loin d’être négligeable. Explications.
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Tout commence le 24 février 2022 par l’offensive russe menée en Ukraine, autour de la capitale, Kiev, et le long de la côte pour le contrôle des villes portuaires. Officiellement, cette « opération militaire spéciale » vise à protéger les populations russophones. En réalité, elle vise à décapiter le gouvernement ukrainien, à réintégrer l’Ukraine dans la sphère d’influence russe et à affaiblir le système de sécurité européen. Mais un autre objectif stratégique se dessine rapidement : établir un pont vers la Crimée afin de réduire la vulnérabilité de la base navale de Sébastopol.
La stratégie navale en action
La maîtrise de la mer n’impose pas un contrôle global ou même régional. Elle peut, en effet, être locale, dans un secteur très précis et limité des opérations. Il y a ainsi deux manières de s’assurer cette maîtrise : battre son adversaire dans une bataille décisive ou l’empêcher de prendre la mer, soit par un blocus, soit en menant des attaques directes contre les bâtiments, ou en limitant leur liberté d’action.
Face aux forces russes basées à Sébastopol (corvettes, frégates, sous-marins classe Kilo, croiseur Moskva), la marine ukrainienne dispose d’une flotte très réduite[1]. Or, les forces russes sont renforcées par des navires amphibies de la Flotte de la Baltique et de la Flotte du Nord. Ces bâtiments neutralisent rapidement leurs opposants et s’assurent de la maîtrise de la mer en menant un blocus et des frappes contre les ports ukrainiens. D’autre part, les Russes ferment le détroit de Kertch, qui lie la mer d’Azov et la mer Noire et prennent le contrôle total de la mer d’Azov.
L’Ukraine est ainsi coupée de ses lignes d’approvisionnement et totalement dépendante des pays occidentaux. Armes et matériels sont dès lors expédiés par voie terrestre avant d’être redirigés vers les différentes lignes de front. Maîtres de la mer d’Azov, les Russes lancent leur premier assaut amphibie sur le secteur de Marioupol dès le 25 février, après un puissant bombardement de la ville. Marioupol est une cible doublement stratégique : son contrôle permettrait de transformer la mer d’Azov en un lac russe et d’établir un pont entre la Crimée et le territoire contrôlé par les Russes et les séparatistes à Donetsk.
A ce blocus et à ces opérations amphibies russes, s’ajoute une campagne de bombardements, menée à partir de la mer Noire, qui vise le territoire ukrainien et notamment Odessa, ainsi que des cibles côtières. Mais le 28 février, coup de théâtre : la Turquie, en vertu des accords de Montreux, ferme les détroits du Bosphore et des Dardanelles aux navires de guerre. La marine russe ne peut plus, dès lors, être ravitaillée par voie maritime. Cet événement s’impose comme un premier tournant à la fois politique, diplomatique et militaire, renforcé quelques semaines plus tard par la perte du croiseur Moskva touché par deux missiles antinavires ukrainiens P-360 « Neptune » tirés depuis une batterie côtière (Lire Marine & Océans n°275 / 2ème trimestre 2022 / P. 18)
Déni d’accès ukrainien
Malgré de réels succès, les Russes ne parviennent pas à mener à bien leur stratégie navale. Les réalités de la guerre, le poids des décisions humaines et les contextes changeants du conflit dans un environnement international en tension sont des facteurs clefs susceptibles de modifier le cours d’une stratégie navale. L’attitude de l’adversaire en est un autre. Mais, pour les Russes, le problème intrinsèque de la maîtrise de la mer est qu’elle ne peut jamais être totalement achevée. L’Américain Alfred Mahan et le Britannique Julian Corbett n’ont eu de cesse de le rappeler : la maîtrise complète de la mer est illusoire. À l’inverse, un Etat littoral agressé n’a pas besoin de maîtriser la mer. Il peut imposer à son adversaire un déni de son espace maritime (Ndlr, lui en interdire l’accès), contester la maîtrise adverse (« disputing command »).
C’est exactement ce que fait l’Ukraine. Pour cela, elle dispose de moyens, largement fournis par les Américains, les Polonais, les Britanniques et les pays Baltes incluant notamment des missiles antinavires Harpoon utilisés comme batterie de défense côtière. La meilleure version de ce missile peut neutraliser un navire à 300 kilomètres. D’autre part, Américains et Britanniques inondent littéralement les Ukrainiens de données et d’informations alors que les Russes, de leur côté, révèlent d’incroyables lacunes dans le domaine du renseignement. Les Ukrainiens peuvent compter sur les drones Switchblade américains et sur les mortiers à guidage laser, là encore très utiles comme système de défense côtier mais aussi sur de mystérieux « navires de défense côtière sans équipage ». Le 21 septembre, des photographies d’un drone naval de surface inconnu, échoué sur une plage de Crimée, près de Sébastopol, ont circulé sur les réseaux sociaux (Ndlr, notamment sur www.opex360.com). De couleur noire, ce drone est vraisemblablement équipé d’une caméra électro-optique, d’un télémètre laser et d’une antenne satellite. Autre détail, sur la proue, apparaissent ce qui semble être des détonateurs-contact. Il pourrait donc s’agir d’un « drone naval suicide », ce qui serait une Première dans ce conflit.
La marine ukrainienne utilise également de petites embarcations civiles équipées de drones. Kiev est aussi en mesure de mener des opérations en mer, notamment de déminage. Dans ce domaine, les Ukrainiens sont aidés et entraînés par des équipes de démineurs britanniques et la Royal Navy leur a fourni six drones sous-marins chasseurs de mines. Mais c’est bien l’attaque contre le Moskva, le 13 avril dernier, qui a obligé les bâtiments russes à se tenir éloignés des côtes pour éviter les tirs de missiles. Le blocus russe s’est alors desserré progressivement permettant aux petits navires ukrainiens d’opérer librement.
Le fluide et le solide
Cette stratégie ukrainienne de déni d’accès est entrée en résonnance avec la double offensive, menée début septembre, de l’armée ukrainienne dans la région de Kherson[2], au sud, et dans la région de Kharkiv, à l’est (Ndlr, cet article a été rédigé le 27 septembre). Si les Ukrainiens maintiennent le blocus de Kherson pour affaiblir le dispositif russe, ce serait pour mieux déborder leur adversaire dans l’est du pays[3]. Or, contrairement à Kherson, la région de Kharkiv voit une vraie dynamique ukrainienne depuis le 6 septembre. Kiev y a repris autour de 1 800 à 2 000 km2. Les Ukrainiens ont pris Koupiansk, progressé vers Lyman, au nord-ouest de Sloviansk, et, en bifurquant vers le nord et la rivière Oskil, pourraient progresser sur les arrières des forces russes dans le Donbass. Dans ce cas, Moscou serait confronté à un choix difficile : perdre la zone de Kharkiv ou le sud et Kherson. Rappelons que la priorité de la Russie a toujours été de garder la mer Noire ouverte pour un accès aux mers chaudes.
Dans ce contexte, l’incroyable attaque contre le Moskva a bien constitué un tournant. La mise en place par l’Ukraine d’une solide défense côtière, associée à des actions coup de poing, offre in fine une stratégie navale relativement claire qui limite les avantages que les Russes avaient acquis durant les premières phases de la guerre et donne aux forces navales ukrainiennes l’opportunité d’imposer à Moscou des dommages et des pertes de moins en moins acceptables.
Alors que la Russie semble marquer le pas à terre, l’Ukraine a fait preuve d’une pensée « agile » qui lui a permis de neutraliser la flotte russe de la mer Noire, pensée inspirée du grand théoricien naval Corbett. Kiev a pu imposer un déni d’accès de son espace maritime à son adversaire et pourrait même peut-être, grâce à une opération de diversion audacieuse, et avec l’aide de ses alliés, reprendre du terrain à l’est du pays. Ces opérations de déni d’accès posent in fine un problème concret aux États qui donnent un rôle important, sinon central, à la projection de la puissance navale dans leur approche des opérations militaires.
- L’ancienne force navale ukrainienne, qui était stationnée à Sébastopol, a pratiquement disparu avec l’annexion de la Crimée, en 2014. Elle ne dispose ainsi que d’un seul navire de guerre et d’une dizaine de patrouilleurs.
- Les Russes y sont isolés et peuvent difficilement être appuyés par la mer.
- C’est la thèse de Joseph Henrotin, rédacteur en chef de Défense et Sécurité Internationale et chargé de recherche au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux.