En 2024, la société Actemium Marine1 aura achevé de convertir à la propulsion 100 % électrique quatre des cinq bateaux de la compagnie Vedettes de Paris qui opèrent sur la Seine. Entretien avec Stanislas de Leissègues, en charge du projet chez Actemium Marine, et Marie Bozzoni, directrice générale de Vedettes de Paris. Propos recueillis par Hélène Dupuis.
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Quand et pourquoi avoir fait ce choix de l’électrification d’une part et du « tout-électrique » d’autre part ?
Marie Bozzoni : En septembre 2021, lors de la Convention des entreprises pour le climat, je prends non seulement conscience des enjeux, mais surtout de l’impact et du rôle qu’on peut avoir. Nous décidons immédiatement un rétrofit 100 % électrique des bateaux. Pourquoi 100 % électrique ? En réalité, je ne me suis même pas posé la question à l’époque. Selon des pré-pré-études, c’était possible, donc on s’est dit « faisons ça ! ». Notre exigence était d’avoir des bateaux zéro émission et la solution, c’était le tout-électrique.
Comment s’amorce et se met en œuvre un projet de ce type ?
Marie Bozzoni : Une fois la décision prise, nous lançons de vraies études qui permettent d’établir le cahier des charges, puis un appel d’offres. On distingue alors deux lots : le lot énergie (batterie et moteur) et le chantier pur (révision de la coque, changement des hélices…).
Stanislas de Leissègues : Actemium Marine est un énergéticien, nous fournissons l’usine électrique du bateau et l’installons à bord. Nous avons conçu le projet à partir de l’exigence très claire de Vedettes de Paris : continuer d’opérer son bateau sur le même rythme, mais en zéro émission. Cette ambition rebat totalement les cartes du point de vue de l’autonomie du bateau : alors qu’au gasoil, elle allait de quelques jours à quelques semaines, elle chute à quelques heures seulement en batterie. Notre première phase d’étude s’est donc concentrée sur le profil opérationnel du bateau, afin de trouver une solution électrique viable.
Quels étaient de fait les enjeux techniques les plus importants et comment y avez-vous répondu ?
Marie Bozzoni : Le premier enjeu et non des moindres : que le bateau ne coule pas ! Il est exploité de manière assez intensive, puisqu’il est en service 15 heures par jour, à raison d’une dizaine de tours d’une heure entrecoupés d’escales de 20 à 25 minutes.
Stanislas de Leissègues : Du point de vue technique, l’autonomie était l’enjeu majeur. Après refit, le bateau dispose de 1,1 MWh de batterie, soit la puissance d’une vingtaine de voitures électriques citadines. C’est inédit sur la Seine ! Cela représente une dizaine de tonnes de batteries sur un bateau de 30 mètres de long. Aujourd’hui, Vedettes de Paris a donc deux moyens de charge à quai : un classique, au courant alternatif pour les charges longues la nuit, et une solution beaucoup plus innovante, en courant continu, pour une charge rapide en escale (biberonnage). C’est cette super charge qui permet de limiter le parc batteries tout en garantissant le respect des conditions d’exploitation.
Quelles sont les contraintes en matière d’utilisation ?
Marie Bozzoni : Jusqu’à présent, le bateau débarquait et embarquait les passagers en deux points distincts, or le biberonnage implique de tout réaliser au même endroit. Cela peut paraître anodin, mais ce changement a entraîné une réflexion autour de la gestion de nos flux. Une autre contrainte dont on ne pourra prendre la mesure qu’avec le temps, c’est la réaction de la batterie aux écarts de température. Enfin, cela implique également des réflexions sur l’usage de certains appareils ou la régulation thermique de la zone passagers.
Stanislas de Leissègues : D’un point de vue technique, tout est toujours possible. En revanche, sur ce type de projet, chaque choix – climatiser ou non par exemple – aura des impacts : il faudra soit embarquer plus d’énergie, donc plus de batteries, soit modifier le profil opérationnel. Concernant l’autonomie justement, les technologies viennent encore beaucoup du milieu automobile, la difficulté était donc de réussir à faire communiquer le bateau avec la borne de charge rapide. La deuxième contrainte concernait l’intégration. Il s’agit d’un refit, donc d’un bateau existant. Il fallait réussir à intégrer tous les équipements dans des espaces et volumes prédéfinis. Il y a 80 batteries sur le bateau divisées en 10 branches ; chacune de ces branches a 8 batteries qui doivent être reliées entre elles par de l’inter-câblage. En optant pour une solution modulaire, nous avons pu faciliter l’intégration dont l’étude a été réalisée par le bureau d’études Ship-ST. C’était vraiment du sur-mesure. Hormis ces points d’attention, pour nous, il n’y a pas d’impossibilité technique. Les pilotes en revanche devront peut-être se réapproprier leur outil de travail. Avant le refit, le bateau vibrait de tous les côtés, faisait du bruit. Un pilote fait de l’acquisition sensorielle, il se repère grâce à tout cela concernant la vitesse, le taux de giration… Désormais, le bateau vibre beaucoup moins, le silence est total… Il y a un confort d’exploitation énorme !
Marie Bozzoni : Effectivement, c’est une expérience complètement différente. À l’issue de la première journée d’exploitation commerciale, mes équipes avaient la sensation que les clients avaient vécu une expérience de calme et de sérénité… Autant dire qu’on ne s’attend pas à ça quand on prend un bateau sur la Seine !
Quel est le coût d’une telle opération et comment l’absorbe-t-on ?
Marie Bozzoni : L’opération complète s’élève à 8 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 12 millions cette année. C’est énorme ! Nous avons la chance d’être en France et de pouvoir bénéficier d’un certain nombre de subventions publiques, parapubliques ou privées. Néanmoins, ça ne suffit pas, on pioche donc dans notre trésorerie, on fait appel à des concours bancaires. Le COVID a accru notre endettement, ce sont donc des coûts difficiles à absorber. Mais on n’hésite pas pour autant à y aller, on se bat. Il ne faut pas attendre que les astres soient alignés !
Vedettes de Paris est-elle définitivement pionnière sur la Seine sur ce sujet ? Quelle est la tendance pour toutes les sociétés – même hors croisière – qui travaillent sur le fleuve ?
Marie Bozzoni : D’une certaine manière, oui, nous sommes pionniers. Nous avons cette politique extrêmement volontariste de passer en tout électrique 4 bateaux sur 5 d’ici fin 2024. À ma connaissance, aucune autre compagnie sur la Seine n’a une stratégie aussi affirmée et massive. Chacune fait ce qu’elle peut en fonction de ses bateaux, de ses moyens et de son mode d’exploitation. Quelque part, être pionnier, ça veut dire que les autres vont suivre. J’espère que ceux qui pourront passer en 100 % électrique le feront. De manière générale, il y a quand même une prise de conscience et une volonté sur la Seine, y compris chez les non-croisiéristes, de verdir la flotte. Des groupes de travail ont été constitués avec la Communauté portuaire de Paris et des armateurs se lancent.
La société Actemium Marine a-t-elle d’autres projets de ce type pour des navires fluviaux ou maritimes ?
Stanislas de Leissègues : Il y a beaucoup de projets ! En premier lieu, Vedettes de Paris nous fait l’honneur de nous confier ses deux prochains bateaux en tout électrique. Nous avons aussi d’autres projets sur la Seine, notamment avec Bateaux Parisiens en hybride. Nous voyons également arriver des projets dans le maritime, en hybride toujours, sur des navires de travail et des yachts. Il y a aussi plusieurs projets en hydrogène. Ce n’est pas encore le cas dans le fluvial, en tout cas pas sur la Seine, pour cause de contraintes règlementaires et financières. En revanche, les solutions batteries qui sont implantées aujourd’hui permettront de venir placer une pile à combustible hydrogène sans modifier tout le bateau le jour où cela sera possible.
- Barillec Marine a changé de nom début 2024 pour devenir Actemium Marine. À la date de bouclage de ce numéro (mi-décembre 2023), l’adresse du site Internet de l’entreprise était toujours www.barillec-marine.com
En savoir + :
www.vedettesdeparis.fr
www.barillec-marine.com
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Marie Bozzoni et Stanislas de Leissègues