Le sentiment de relégation stratégique perçu par la France à la suite du pacte AUKUS récemment signé par l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, devrait l’inciter à faire preuve d’un nouveau réalisme sur les rapports de forces à l’œuvre dans l’Indo-Pacifique. A ce stade, il lui faudrait pouvoir analyser où elle se situe afin de réajuster l’ensemble de ses moyens à des ambitions qui demeurent intactes. Trois options sont susceptibles de faciliter un aggiornamento, une mise à jour, de la stratégie de la France dans le Pacifique ouest. Il s’agirait pour elle de densifier ses relations politico-militaires avec des acteurs régionaux significatifs dont l’Association des nations de l’Asie du sud-est (ASEAN) et certains de ses membres ; de s’appuyer sur l’Europe et ses capacités d’actions et d’influence croissantes dans la zone ; enfin de s’impliquer davantage dans son identité insulaire et océanienne par le biais de la sécurité maritime.
S’ancrer durablement en Asie du Sud-Est
Jean-Yves Le Drian alors ministre de la défense avait annoncé dès 2012 le « nouvel engagement français » en Asie, lors du forum annuel du Shangri La (1) sur la sécurité dans cette zone. En 2016, soulignant l’importance du respect du droit de la mer dans les mers de Chine et les transits réguliers des bâtiments de la Marine nationale dans la région, il évoquait l’idée de patrouilles coordonnées des marines européennes afin d’y défendre la liberté de navigation.
Ces réflexions résultaient du durcissement des revendications maritimes chinoises face à l’ASEAN en mer de Chine méridionale et face au Japon autour des îles Senkaku. A cet égard, l’année 2016 avait marqué un tournant avec le rejet par la Chine de la sentence arbitrale du tribunal de la Haye déclarant ses prétentions sur l’ensemble de la mer de Chine méridionale sans fondement légal.
Lors de l’édition 2019 du Shangri La, dévoilant la stratégie indo-pacifique française, Florence Parly ministre de la défense en exercice, se positionnait clairement aux cotés de démocraties maritimes majeures se réclamant de ce concept comme l’Australie, l’Inde, le Japon, les États-Unis. Elle affichait ainsi l’engagement français à défendre ses intérêts de puissance riveraine et à participer à la sécurité régionale.
La France entretient des relations anciennes avec l’ASEAN dont elle partage les préoccupations liées à la défense du multilatéralisme maritime. L’intensification de la coopération de défense avec l’association et certains de ses membres dont l’Indonésie et le Vietnam, est une de ces priorités. Au-delà d’une relation militaire et industrielle classique, la plus-value française pourrait résider dans le développement d’une coopération multidimensionnelle au profit de partenaires préoccupés par la sécurisation de leurs frontières maritimes, de leurs ressources halieutiques et de la biodiversité de leurs eaux menacées par les travaux de poldérisation massive de la Chine et la pêche intensive de ses flottes.
A ce titre, La France pourrait contribuer à renforcer l’expertise des garde-côtes d’Indonésie, du Vietnam, des Philippines et de Malaisie. Son action pourrait s’appuyer sur des programmes de formation, de partage de l’information maritime et de transfert d’équipement en se coordonnant avec des initiatives similaires du Japon et l’Union européenne.
Rééquilibrer avec l’Europe un déficit de moyens
Nation souveraine de l’espace indo-pacifique avec deux millions de concitoyens et une zone économique exclusive de plus de 10 millions de km2, la France et ses capacités politico-militaires n’apparaissent pas convaincantes face aux menaces régionales et à l’expansionnisme chinois. Ce que mettent en lumière l’AUKUS et la logique de rapport de force qu’il implique, c’est la faiblesse des moyens militaires français déployés dans la zone. Sur les 7000 militaires présents, moins de la moitié est localisée en Nouvelle Calédonie et en Polynésie française. Leurs équipements sont modestes comparés à la zone à couvrir, aux trafics multiples à combattre et à l’aide d’urgence à apporter aux populations victimes du dérèglement climatique. L’ordre de bataille français se limite à sept bâtiments, cinq avions de patrouilles maritimes et sept hélicoptères. Pour autant, la marine se montre très active, montrant le pavillon en mer de Chine méridionale et participant aux exercices d’entrainement régionaux. Des moyens sont également envoyés de métropole comme le Charles de Gaulle ou le groupe Ecole Jeanne d’Arc. Sans doute y a-t-il une réflexion capacitaire à conduire comme l’explique l’amiral Vandier, chef d’état-major de la marine, pour qui il faut « remilitariser la présence française en indo-pacifique » dont les capacités de détection et les systèmes d’armes ne sont pas aux mêmes niveaux technologiques que ses partenaires.
La France pourrait utilement s’appuyer sur les moyens diplomatiques, financiers et militaires mis en œuvre par l’Union européenne dans la zone. On connait la part de l’influence française et allemande dans l’élaboration de la stratégie indo-pacifique de l’Union publiée en septembre 2021. L’Europe s’intéresse aux enjeux maritimes asiatiques et entend s’impliquer dans la défense de la liberté de navigation, du droit de la mer mais aussi dans la protection de l’économie bleue régionale et dans la sécurité environnementale. Elle adopte à cet égard une approche coopérative, en ligne avec la démarche française, à travers de nombreuses initiatives de renforcement des capacités maritimes. S’ajoute à cela le concept de « présence maritime coordonnée » qui lui permettrait d’accroitre sa visibilité à travers le détachement d’unités navales d’Etat membres dans la zone, ce dont la France pourrait également tirer avantage.
Miser sur l’identité océanienne de la France
L’Indo-Pacifique est pensé à partir de Paris, selon une vision métropolitaine peut être coupée des réalités locales, notamment des vulnérabilités nouvelles du Pacifique Sud pour qui ce concept est peu lisible, mais qui s’inquiète de la protection de son économie maritime. Or le Pacifique Sud fait face à une offensive de charme de la part de la Chine dont les modalités sont mal analysées, sauf par les cercles décisionnels et les think tanks australiens. Pour autant, un grand nombre de collaborations constructives sont menées par la France dans la région à partir de la Nouvelle Calédonie et de la Polynésie française mais aussi du Forum des îles du Pacifique, principale organisation de coopération régionale de la zone où la France peut travailler avec le Japon, l’Inde et l’Europe.
L’action de France pourrait se coordonner davantage avec celle de l’Union européenne qui est un investisseur de premier plan dans le développement océanien, en particulier dans les transports et la connectivité digitale, secteurs également soutenus par le Japon. En matière de gouvernance maritime, la France pourrait davantage relayer les préoccupations des états insulaires face aux dommages environnementaux qui les frappent. Lors du 5 ème Forum France-Océanie tenu en juillet 2021, des décisions ont été annoncées concernant la protection de la biodiversité et la résilience au changement climatique. De la même façon, la France entend s’impliquer dans la formation de garde-côtes régionaux.
En conclusion, l’affaire de l’AUKUS devrait permettre à la France de se détacher d’une vision américaine trop en confrontation par rapport à la Chine, en procédant à un redéploiement de sa diplomatie politico-militaire. Toutefois elle ne peut s’aliéner les Etats-Unis qui demeurent un allié important ni créer des dissensions qui ne profiteraient qu’à Pékin.
- Le Shangri-La Dialogue est une conférence internationale organisée chaque année depuis 2002, à l’hôtel Shangri-La de Singapour, par l’International Institute for Strategic Studies, sur la défense et la sécurité dans la zone Asie-Pacifique