Le shipping est une activité cyclique et volatile. Les armateurs de porte-conteneurs ont l’habitude de naviguer au gré des courants, parfois contraires, des échanges mondiaux et des aléas géopolitiques. L’armateur marseillais CMA CGM est bien placé pour le savoir. Après avoir frôlé la faillite en 2009, puis traversé une décennie difficile, celui qui est aujourd’hui le champion français du transport maritime a su se montrer résilient et profiter d’une conjoncture exceptionnelle en 2021-2022 pour renforcer son modèle, investir et créer un groupe mondial diversifié.
Par Erwan Sterenn
Fin septembre 2024, l’armateur CMA-CGM annonçait avoir fait l’acquisition d’environ 48 % de Santos Brasil, principal opérateur d’infrastructures portuaires au Brésil et propriétaire du plus grand terminal à conteneurs d’Amérique du Sud. Pour cet investissement, le groupe marseillais aurait déboursé environ 1,8 milliard d’euros, ce qui fait de Santos Brasil l’un des plus gros investissements du groupe dirigé par Rodolphe Saadé. Mais il fait pâle figure après une autre grosse opération : début 2024, CMA-CGM mettait en effet la main sur Bolloré Logistics et ses 14 000 salariés pour près de 5 milliards d’euros, faisant définitivement de 2024 une année d’investissement record.
Cette capacité d’investissements, CMA CGM la doit à des résultats exceptionnels en 2021 et 2022 dans le contexte de la reprise post-Covid. Mais ces résultats ont aussi remis sur le devant de la scène le sujet de l’imposition « au tonnage » (qui porte sur les capacités de la flotte plutôt que sur les bénéfices) auquel est soumis CMA CGM pour son activité de porte-conteneurs, tout comme ses concurrents européens, l’italo-suisse MSC, le danois Maersk et l’allemand Hapag-Lloyd. Un « privilège » qui lui permet de n’être taxé qu’à hauteur de 2 % de ses bénéfices. Octroyée par l’Europe pour contrer la montée en puissance des armateurs chinois et singapouriens et lutter contre les pays pratiquant le pavillon de complaisance, cette disposition a permis au Vieux Continent de se doter des plus grandes entreprises mondiales du secteur, grâce aux capacités d’investissement qu’elle procure. CMA CGM a ainsi réinvestit la quasi-totalité de ses profits dans l’outil industriel du groupe. En 2022, 12 milliards d’euros ont par exemple servi à développer l’activité, dont 2 milliards en France, et 12 autres milliards ont également été réinvestis en 2023. Au-delà de CMA CGM, cette disposition fiscale a aussi permis à la France de conserver sous pavillon français une soixantaine d’armateurs nationaux qui sans cela, aurait soit disparu soit délocalisé vers d’autres ports. Le secteur est en effet fragile et même des compagnies prestigieuses, comme le groupe Les Abeilles International, le spécialiste français du remorquage et sauvetage en haute-mer, ont changé plusieurs fois de propriétaires ces dernières années. Comme les autres, CMA-CGM n’a pas toujours connu des périodes aussi fastes, loin de là… Et les mauvaises années, même en cas de pertes, le groupe a toujours dû s’acquitter de sa taxe au tonnage.
Au bord de la faillite en 2009
Les années fastes ne furent pas la norme, loin de là. L’entreprise a même failli couler en 2009. Prise à revers par l’effondrement du marché suite à la crise financière de 2008-2009, alors qu’elle cumulait une dette de 5,6 milliards de dollars et des engagements financiers sur 49 navires en commande, elle a frôlé la faillite. A la fin de l’exercice 2009, le groupe fondé par Jacques Saadé affichait un chiffre d’affaires de 10,5 milliards de dollars, en baisse de 30 % par rapport à 2008, une perte de 1,4 milliard, et une trésorerie exsangue. En janvier 2010, CMA CGM fut ainsi incapable de payer la dernière traite d’un navire commandé à un chantier naval coréen.
Grâce à la reprise du marché et à des mesures drastiques d’économies, le groupe parvenait à redresser la barre et à engranger des bénéfices substantiels en 2010, aussitôt investis dans de nouveaux navires. Le groupe réussissait ensuite à refaire surface grâce à une restructuration de la dette, un programme de cession d’actifs, et une recapitalisation de 500 millions de dollars apportés par l’industriel turc Yildirim, en échange de 20 % du capital. Le spectre d’une mise sous tutelle de Bercy et du démantèlement du groupe était écarté. Le Fonds stratégique d’investissement (FSI, devenu depuis Bpifrance) entrait même au capital de CMA CGM à hauteur de 6 %, avec un apport de 118 millions d’euros.
Entre 2010 et 2019, au cours d’une décennie difficile, le groupe a alterné des périodes moyennes et des années de vaches maigres, avec des comptes oscillant du rouge (2016, 2019) au vert (2015, 2017, 2018). A l’international, l’année 2017 voit par exemple la disparition du sud-coréen Hanjin Shipping, alors 7ème transporteur mondial. Mais la résilience de CMA-CGM et ses investissements dans sa flotte lui ont ensuite permis de profiter à plein de la surchauffe du transport maritime entre l’été 2020 et le 3e trimestre 2022.
Disposant aujourd’hui d’une flotte de 620 navires, CMA CGM dessert 420 des 521 ports de commerce du monde, opère plus de 250 lignes maritimes, et transporte 22 millions de conteneurs par an. Le groupe est présent dans 160 pays et emploie 160.000 collaborateurs. Il peut mesurer le chemin parcouru depuis la fondation par Jacques Saadé de sa Compagnie maritime d’affrètement (CMA) sur le port de Marseille, après son départ du Liban en pleine guerre civile en 1978. Dans les années 1980, l’entreprise possédait juste un petit entrepôt non loin des docks dans le quartier de la Joliette, un bateau assurant la liaison Marseille-Beyrouth, et quatre salariés… Et en 1996, il reprenait à l’Etat la Compagnie générale maritime (CGM), une petite entreprise publique faisant la navette entre les Antilles et la métropole, pour constituer le groupe CMA CGM.
Multiplication des investissements et diversification
Ces dernières années, l’armateur a multiplié les investissements dans des bateaux et des terminaux portuaires (notamment à Los Angeles, New York et en Inde). Les bénéfices réalisés ont également permis au groupe de réduire fortement sa dette et de poursuivre sa transition énergétique. CMA CGM va ainsi dépenser 15 milliards de dollars sur la période 2020-2027 pour acquérir 120 navires propulsés au gaz naturel liquéfié ou au méthanol, moins émetteurs de CO2 et de particules fines que le fioul. Le groupe va ainsi investir 1,5 milliard d’euros sur cinq ans pour créer un fonds chargé d’accélérer la décarbonation des activités de transport, notamment en poussant les recherches sur les carburants et sur les modes de propulsion plus propres.
CMA CGM se prépare à de nouveaux soubresauts dans le fret maritime en se diversifiant, en particulier dans la logistique, une activité moins volatile et moins cyclique que le shipping. Le rachat de Bolloré Logistics pour 4,85 milliards d’euros, finalisé en février 2024, lui permet de consolider sa place dans le top 5 mondial du secteur de la logistique… Et de pouvoir proposer, conformément à sa stratégie, une gamme complète de services, du transport maritime et du stockage en entrepôts jusqu’à la livraison du dernier kilomètre. Développée depuis 2018 avec les acquisitions successives de CEVA Logistics, Ingram Micro, Gefco ou Colis Privé, la logistique, qui représente aujourd’hui 40 % de l’activité du groupe, lui permet de réduire son exposition aux aléas du transport maritime.
L’armateur est également entré en 2021 au capital d’Air France-KLM (9 %), quand la compagnie franco-néerlandaise était à court de capitaux. Il a commandé à Airbus six nouveaux avions-cargos pour doubler sa flotte dans les trois ans, afin de proposer « une offre complète de solutions maritimes, logistiques, aériennes et portuaires ». En 2022, CMA CGM est aussi entré au capital de l’exploitant de satellites Eutelsat (10,4 %), les satellites lui permettant d’optimiser le trajet des navires et la sécurité de leurs équipages. CMA CGM investit et se diversifie également dans les médias : déjà propriétaire de La Provence, de La Tribune et actionnaire de M6 et de Brut, le groupe a finalisé le 2 juillet 2024 l’acquisition d’Altice Média, propriétaire de BFM et RMC, au grand soulagement de Patrick Drahi dont le groupe est très endetté.
Le groupe a enfin aidé l’Etat à régler des dossiers difficiles, en apportant notamment 25 millions d’euros à la compagnie Brittany Ferries, en grande difficulté, en échange de 12 % du capital. Cet investissement dans des acteurs français traduit la fidélité de CMA CGM à la France, qui a su aider le groupe par le passé, consciente de l’importance stratégique pour la souveraineté nationale d’avoir un champion français du transport maritime et des chaînes logistiques… A l’heure où 90 % des marchandises (dont les plus essentielles) passent par la mer, comme l’a mis en lumière la crise du Covid, le sujet n’est pas anodin.
« Renvoyer l’ascenseur »
CMA CGM ne se contente pas de venir à la rescousse d’entreprises en difficultés. Alors que la France connait un déficit record, Rodolphe Saadé a récemment déclaré que son groupe était prêt à participer au redressement de finances publiques, sous la forme de ce qu’il a appelé une « contribution exceptionnelle de solidarité » : « Nous sommes une entreprise familiale, nous misons sur le temps long. Je comprends qu’il y ait des difficultés politiques en France. S’il y a une contribution exceptionnelle de solidarité qui s’applique à des entreprises qui ont généré des profits, le groupe CMA CGM prendra sa part », a-t-il ainsi annoncé en marges de sa conférence de presse sur les investissements du groupe au Brésil.
Après deux années exceptionnelles, le secteur maritime est aujourd’hui entré dans une séquence plus morose, l’année 2024 s’annonçant compliquée, sur fond d’incertitudes macroéconomiques et de tensions géopolitiques. CMA CGM compte sur sa branche logistique, ses investissements et sur la diversification de son activité pour traverser la tempête, et aborde ce nouveau cycle bien mieux armé qu’au cours de la décennie précédente.