Après plus de dix ans passés chez TotalEnergies, Christophe Brière* a fondé Velic Consulting, un collectif d’experts dédié à la décarbonation du secteur maritime. Aujourd’hui à la tête de la stratégie environnementale d’Orient Express Silenseas, armateur de yachts à voiles de luxe, il analyse le retour de la voile dans le commerce maritime….
Propos recueillis par Erwan Sterenn
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Quelles formes prend ce retour de la voile dans le commerce maritime ?
La voile est définitivement de retour dans le commerce maritime mais sous des formes variées. On distingue principalement deux approches. Il y a les projets 100% véliques comme TOWT, Grain de Sail, Vela, qui visent une décarbonation quasi totale, avec des émissions réduites de plus de 90% : ces navires fonctionnent entièrement grâce au vent, mais restent à ce jour des projets de niche, avec une capacité d’emport limitées, qui ne les rendent pas adaptés à toutes les routes ni à toutes les marchandises.
Il y a ensuite la grande majorité des projets actuels qui visent l’assistance vélique (projets WASP-Wind-Assisted Ship Propulsion) consistant à utiliser la voile comme levier complémentaire de décarbonation : le moteur principal reste en fonctionnement, mais l’énergie vélique vient réduire significativement la consommation de carburant. Cette approche s’intègre dans un bouquet de solutions comprenant la réduction de vitesse, l’optimisation opérationnelle, et le routage météo. Elle s’adresse à une part bien plus large de la flotte mondiale, avec un fort potentiel de diffusion dans la chaîne logistique conventionnelle.
La France est très active tant du côté des fabricants de gréements et de voiles que des armateurs. Pourquoi ? Et quels sont aujourd’hui les projets les plus solides ?
La France est à la fois précurseur et leader dans ce domaine grâce à une culture maritime profondément ancrée, notamment via la course au large, et à un écosystème industriel déjà structuré avec des bureaux d’architecture comme VPLP, initiateur d’Oceanwings, ou encore des chantiers comme Piriou et les Chantiers de l’Atlantique qui portent le projet SolidSail. Cet écosystème s’appuie sur des synergies solides entre la voile de compétition, l’industrie et le maritime au sens large. Nous disposons d’un tissu de PME, d’ETI et de grands groupes capables de concevoir, dimensionner et produire ces systèmes. Des projets français comme Oceanwings, SolidSail, Wisamo, CWS, ACC Wings, Beyond the Sea, ou encore le projet Cormoran avec Selar sont à des niveaux de maturité divers, mais plusieurs sont installés ou en cours de construction. Attention toutefois à ne pas reproduire nos travers français : nous excellons en innovation (Concorde, Rafale…), mais avons plus de mal à convertir cette avance en parts de marché. Or, l’industrialisation est aujourd’hui clé.
Quelles sont les initiatives les plus sérieuses à l’international ?
À l’échelle mondiale, la technologie la plus mature reste les rotors Flettner, notamment déployés par Norsepower et Anemoi. Leur TRL (Technology Readiness Level) est très élevé, avec des coûts d’installation modérés et un retour sur investissement souvent inférieur à cinq ans, ce qui est un critère décisif pour les armateurs et les financiers.
Les suction wings – comme celles développées par Econowind ou Bound4Blue – connaissent également une croissance rapide. Leur simplicité, leur efficacité et leur coût contenu en font une solution prometteuse, particulièrement pour le rétrofit de navires existants.
Sur un plan purement technique, comment fonctionnent ces ailes d’un nouveau type comme les Oceanwings qui équipent un navire comme Canopée ?
Les OceanWings sont un système vélique à deux éléments symétriques, conçu pour reproduire les performances aérodynamiques d’un profil asymétrique. Cette configuration permet de générer une portance nettement supérieure à celle d’un profil symétrique simple. L’angle d’attaque ainsi que la cambrure de l’aile sont ajustables et peuvent être programmés selon les besoins opérationnels du navire. La version installée sur Canopée est dite semi-rigide. Un système entièrement rigide et rabattable est en cours de développement. L’objectif est de réduire les coûts, de limiter les besoins en maintenance, d’améliorer la durabilité de l’équipement et, in fine, d’accroître la compétitivité de cette technologie.
Quels sont les atouts et les limites de la voile dans le commerce maritime ?
La propulsion vélique ne s’appliquera pas à l’intégralité de la flotte mondiale. Un porte-conteneurs de 24 000 EVP reliant l’Asie à l’Europe reste imbattable en termes d’efficacité énergétique. Comme le rappelait Pierre Marty1, cela équivaut à une Twingo tractant 12 conteneurs. Cela dit, la décarbonation nécessite d’actionner tous les leviers disponibles : réduction de vitesse, excellence opérationnelle, routage météo… Et le vent, ressource gratuite et disponible en mer, doit être l’un des premiers leviers à mobiliser.
Certes la voile impose des contraintes – elle occupe de l’espace sur le pont, augmente le tirant d’air, joue sur la stabilité, etc. – mais avoir des défauts est le cas de toutes les technologies de décarbonation : les carburants alternatifs nécessitent de plus gros réservoirs, avec une supply chain encore peu structuré, les batteries prennent de la place… Le vélique ne présente ni plus ni moins d’inconvénients que les autres solutions.
Quelles sont les perspectives pour les projets de transport « tout à la voile » ? Trouveront-ils leur modèle économique et quelle place peuvent-ils prendre dans le commerce maritime mondial ?
Les projets 100% véliques jouent un rôle symbolique essentiel. Ce sont des démonstrateurs, des pionniers qui montrent que transporter des marchandises sans énergies fossiles est possible, et économiquement viable dans certains cas. Ce n’est pas de la philanthropie : ces modèles peuvent fonctionner. Leur pertinence est maximale pour le transport de produits à forte valeur ajoutée où le consommateur est prêt à payer un léger surcoût pour un transport décarboné : vins, spiritueux, cacao, café, objets de luxe… En revanche, il est peu probable que l’on transporte du vrac, comme du sable ou du ciment, uniquement à la voile. Ce sera donc une niche, mais une niche utile, viable et inspirante.
Les projets hybrides mêlant moteur et voile vont-ils investir tous les secteurs du transport maritime, des porte-conteneurs aux navires de croisière ? Avec quelles perspectives ?
Oui, sans aucun doute. Tous les segments du transport maritime vont être concernés. L’incitatif n’est plus suffisant et le législatif est indispensable. La pression réglementaire devient de plus en plus forte : FuelEU Maritime, ETS, CII, etc. vont rendre l’utilisation exclusive de carburant conventionnel de moins en moins viable économiquement.
Il y a cinq ans, la propulsion vélique était encore perçue comme marginale, voire utopique. Aujourd’hui, elle est sérieusement envisagée par les plus grands armateurs. Non par militantisme écologique, mais parce qu’il y a désormais un réel intérêt économique. Le défi, c’est de traduire les exigences environnementales en langage financier, de bâtir des business plans solides, et d’apporter des réponses concrètes aux décideurs économiques.
Vous avez récemment rejoint le projet Orient Express Silenseas. Pourquoi, et quelle est votre mission ?
J’ai rejoint Orient Express Silenseas en tant que responsable environnement et développement durable. Ma mission repose sur quatre grands axes : Assurer la conformité réglementaire environnementale, actuelle et à venir, au niveau européen, national, et du pavillon ; Évaluer l’empreinte carbone du projet, identifier les points critiques et proposer des mesures de réduction concrètes ; Valoriser l’excellence environnementale du projet, en communiquant de manière rigoureuse, sans céder au greenwashing ni à la langue de bois ; Enfin, rechercher des financements verts, pour soutenir les investissements liés à la transition énergétique et à la performance environnementale du navire. Orient Express Silenseas est un projet unique, qui combine excellence française, technologie et innovation environnemental, et dont je suis fier de faire partie.
Notes :
- Chercheur au Laboratoire de recherche en hydrodynamique, énergétique et environnement atmosphérique de Nantes.
Christophe Brière a débuté sa carrière dans les designs teams de la course au large avant un passage à l’Institut polaire français. Navigateur aguerri, il compte plusieurs traversées de l’Atlantique à la voile, en course et hors course.