Suivez l’expéditions scientifique d’Yvan Griboval à bord de l’OcéanoScientific Explorer


Souvenirs de Course avant une escale à Capetown

par Yvan Griboval 

à bord de l’OceanoScientific Explorer

                                                                                                    www.oceanoscientific.org

 

Ma défunte grand-mère maternelle, partie lorsque j’avais cinq ans, me disait que j’avais « les yeux plus gros que le ventre » lorsqu’elle m’observait au pied de son cerisier à dévorer du regard toutes les bonnes cerises bien rouges qu’il me tardait d’engloutir avec gourmandise. J’avais également les yeux plus gros que le ventre, en souhaitant inclure cette première expédition de la Campagne OceanoScientific dans le Courant Circumpolaire Antarctique dans le cadre d’un tour du monde sans escale. Car, à l’origine du concept, il était question et il est toujours question d’ailleurs à l’avenir, de réaliser des expéditions de Cape Town à Cape Town, ce qui représente un parfait tour de l’Antarctique.

Même si le Yacht Club de Monaco demeurera toujours notre point de départ/arrivée. Or, je suis contraint de faire preuve de bon sens : l’OSC System qui collecte les données océanographiques air – mer toutes les six secondes a besoin, après 40 jours de mer, d’une maintenance complète avant d’entrer dans le vif du sujet, ne serait-ce que parce que les eaux chaudes tropicales ont introduit bon nombres de bactéries, de morceaux d’algues (sargasses) dans le circuit d’eau. Ce bouillon de culture nuirait à la qualité des données scientifiques qui seront collectées. Tant pis pour mes velléités de tour du monde sans escale. Alors que l’OceanoScientific Explorer « Boogaloo », ni le marin n’ont un quelconque besoin, ni envie, de faire escale, nous devrions atteindre Cape Town au cours du week-end du 7-8 janvier et y demeurer une petite semaine. Cela me rappelle quelques souvenirs…

C’est évident, si Lionel Péan ne m’avait pas embarqué sur L’Esprit d’Équipe dans la Whitbread 1985-86, la mythique course autour du monde en équipage créée en 1973, devenue Volvo Ocean Race, je n’aurais sûrement jamais découvert le sud de l’Océan Indien. Par conséquent, cette inextinguible envie d’y retourner n’aurait jamais occupé mon esprit de façon aussi prégnante trente ans durant. Le fait, consécutivement, d’avoir été associé à cette première victoire française dans l’épreuve océanique internationale de référence – compétition tant convoitée par Eric Tabarly, qui se refusera donc à lui une nouvelle fois en 85-86 alors qu’il menait le maxi-yacht Côte d’Or – est accessoire par rapport à celui d’être allé naviguer là où peu de marins vont et dans des conditions où nous faisions office de pionniers. J’y reviendrai lorsque j’y serai. Cette étape de ma vie fût un sommet. Une des plus belles séquences vécues à ce jour. Je ne remercierai jamais assez Lionel du fantastique bonheur qu’il m’a ainsi offert.
 

Nous sommes donc en octobre 1985, la flotte de la Whitbread est au milieu de l’Atlantique, à batailler entre anticyclones des Açores et de Sainte-Hélène, face au Pot au Noir et aux autres obstacles traditionnels d’une première étape de Portsmouth (Angleterre) à Cape Town (Afrique du Sud). Tous les regards français sont alors tournés vers Eric Tabarly et son maxi-yacht Côte d’Or, sous pavillon belge, qui sent encore le polyester frais sur la ligne de départ. Peu d’observateurs s’intéressent à L’Esprit d’Équipe. Pour deux raisons. La première est que le sponsor, la société informatique française Bull, ne s’est pas engagé dans une opération de communication externe, mais interne, dans le but de fédérer les 26 000 collaborateurs du groupe que forment désormais le petit poucet tricolore et le géant Honeywell, qui vient d’être absorbé par l’entreprise à capitaux d’état français. Cocorico, nous sommes en An 5 de la Mitterrandie.

L’autre raison est que Côte d’Or et les autres maxi-yachts, dont le Suisse Merit sur lequel Dominique Wavre est chef de quart, jouent les premiers rôles en tête de la flotte du fait de leurs presque 25 mètres de longueur. Or, L’Esprit d’Équipe, petit voilier en alu dessiné par Philippe Briand, n’en fait que 17,60. Il caracole donc sur le plan d’eau loin des géants. Cependant, ce que journalistes et, par conséquent, grand public ont du mal à intégrer, c’est que la victoire de la Whitbread se joue en temps compensé. Une règle anglo-saxonne bien absconse s’il en est. Mais c’est la règle. Chaque bateau est doté d’un coefficient mathématique, calculé par eux, les Anglais, au gré de formules incompréhensibles sous la dénomination de « rating ». Plus le navire est long, voilé et puissant plus son rating est élevé. Plus il est petit, moins son rating est lourd. Départ commun, chacun fait sa course et, à l’arrivée, on multiplie le temps de course réel (Temps Réel) par le rating. Cela donne le temps de course officiel (Temps Compensé) et le classement. Une part de la victoire est à créditer à l’énorme travail réalisé par Philippe Briand et Lionel Péan, en amont de la partie nautique du projet, pour obtenir le meilleur rapport entre le rating et les qualités intrinsèques du canote. Mais, il est vrai, Eric Tabarly est loin devant, en retrait des leaders certes, mais loin devant Lionel Péan. Et puis c’est Tabarly. Même s’il a gagné La Solitaire du Figaro 1983, deux ans avant de prendre le départ de la Whitbread, Lionel est un jeune à faible notoriété, de surcroît entouré d’équipiers qui ne brillent pas par leurs palmarès, à l’exception de Stéphane Poughon, déjà vainqueur de la Mini Transat et champion du monde par ailleurs. Et de Daniel Gilard, qui me remplacera pour courir l’étape du Horn. D’ailleurs, Bull voulait Tabarly. Mais Patrick Dubourg, que je vous présente plus loin, avait dit : « Non, ce sera Péan, ou on ne fait pas ! ». Toujours diplomate, ce Dubourg…
 


En octobre 1985, nous sommes surtout en plein Apartheid. Ça chauffe entre l’Afrique du Sud et la communauté internationale. Ce pays du bout de l’Afrique est à l’index des grandes nations, de l’Europe et, surtout, de la France, patrie des Droits de l’Homme. Alors que des émeutes sanglantes, réprimées avec une extrême violence, agitent les faubourgs de Johannesburg, la capitale, et que des foyers de cet affrontement racial se propagent dans tout le pays, jusqu’aux portes du paisible port de Cape Town, je commence à mettre en évidence dans les colonnes de L’Équipe, où j’officie depuis six ans alors, que Lionel et sa bande sont en train de commettre un hold-up. Tout laisse à penser en effet, en simulant des dates d’arrivée et en calculant les temps compensés avec les fameux rating, que L’Esprit d’Équipe va rafler la mise de cette première étape, notamment grâce à une belle option de navigation de Lionel en Atlantique Sud. C’est é-nor-me !
 
Or, Jean Glavany, Directeur de Cabinet du Président de la République est un fou de rugby. L’Équipe est chaque matin sur son bureau, au-dessus de la pile. Il suit aussi la voile avec intérêt dans la rubrique « Auto-Moto-Bateaux » que dirige Patrick Chapuis. Notamment en ce mois d’octobre 1985, car les aventures sportives des deux équipages français de cœur le passionnent. Jean Glavany a d’ailleurs parfois l’occasion de goûter aux joies de la voile avec son ami Jean-François Fountaine et avec Lionel Jospin, à La Rochelle. Il apprécie ce sport et ses acteurs.
 
Prise de conscience un peu tardive au Château : un voilier sous pavillon français, représentant le fleuron de l’industrie informatique nationale, va remporter, à Cape Town, la première étape de la course au large la plus médiatisée dans le monde entier. Plus simple : en plein Apartheid, en total embargo, la France va s’afficher urbi et orbi en Afrique du Sud – où, évidemment, le Premier Ministre sud-africain s’apprête à en faire ses choux gras dans le bras de fer engagé avec le reste du Monde. Sale temps pour L’Esprit d’Équipe, dont personne à bord ne sait ce qui se passe à Paris… 

L’écoute à la main, les sept hommes cinglent vers la ligne d’arrivée.
Inutile de dire que chez Bull, avenue Malakoff, entre Trocadéro, Foch et Porte Maillot, du deuxième au quatrième étage où André de Marco, assisté de Sylvie de Jourdan et de Patricia Bernard, dirige la Communication, comme au sixième où Francis Lorentz préside, il y a une sorte de vent de panique. En un mot comme en cent, il n’est pas question que L’Esprit d’Équipe pénètre dans le domaine maritime d’Afrique du Sud. L’ordre vient d’En-Haut. Au-dessus du sixième. Point. C’est clair, c’est net, pas question ! C’est ce message que nos amis de Bull viennent rapidement transmettre à la cellule réunie au 9 de la rue Goethe, dans le huitième arrondissement de Paris, près du showroom Agnès B et du Musée Galliera, dans un petit bureau en rez-de-chaussée avec vitrine. Une plaque signale qu’on est au siège de l’ACPN. En fait, ici œuvre l’armateur de L’Esprit d’Équipe, publicitaire-concepteur de ce nom fédérateur où le naming du sponsor n’apparaît pas, une première en marketing. J’ai nommé : Patrick Dubourg. Alors entouré du gérant de l’ACPN, Gérard Henry ; de son fidèle homme à tout faire, Olivier Durand et de moi-même. Ainsi que d’une secrétaire qui se demande fréquemment si elle n’est pas tombée chez les fous et qu’on voit de temps à autre s’échapper de son poste de travail à l’arrivée d’un grain. Parfois, c’est plus prudent, en effet.
 


A la fois équipier en attente de rejoindre le bord, journaliste et auteur du livre interne L’Esprit d’Équipe pour Bull, je participe aux réflexions générales et stratégiques, toujours euphoriques, parfois dramatiques. Je fais part à notre armateur de ce qui serait utile, voire essentiel à l’équipage et à notre monture. Patrick est le patron. Ça tonne, ça gesticule, ça invective et ça déménage. Patrick est aux manettes, ouragan d’un bon mètre quatre-vingt au quintal dynamique. Lorsque l’émissaire de Bull, au look d’expert-comptable de province proche de la retraite, venu sur la pointe des pieds et le regard fuyant, d’une petite voix mal assurée, expliquer que L’Esprit d’Équipe ne doit pas franchir la ligne d’arrivée – où il devrait triompher sous peu – Patrick l’Armateur explose : « Nan, mais vous rigolez ?… ». Souvent il le disait et le redira ensuite, d’ailleurs. Car Patrick Dubourg fût, avec son style incomparable, ses coups de génie et ses coups tordus, son honnêteté de cœur et ses actes à l’envers, un acteur à part entière de la victoire de L’Esprit d’Équipe et de la bande à Péan.
 


S’engage alors une négociation incroyable – secrète évidemment – entre l’Élysée et nous, en ligne directe avec Jean Glavany, prenant évidemment la défense de l’équipage (merci Jean !), grâce à la complicité de mon ami Pierre Gardère, alors Directeur général de la Fédération Française de Voile. Il fallait faire vite, car Lionel et ses six équipiers cravachaient fort, sentant la coupe à portée d’étrave. A Paris, toutes sortes de solutions plus saugrenues les unes que les autres sont envisagées, comme envoyer un bâtiment de la Marine Nationale intercepter le voilier et le gruter sur son pont. On a même parlé de détourner la Jeanne d’Arc de sa mission dans l’Indien. Nous étions dans le No Limit, dans la Raison d’Etat.
 A force de ténacité, avec un armateur déchaîné qui n’a rien lâché, grâce à la bienveillance de Jean Glavany et, on l’apprendra six mois plus tard à l’Élysée, la volonté de François Mitterrand, Lionel Péan a coupé la ligne d’arrivée de Cape Town en levant le bras au ciel. La première étape était gagnée. Champagne ! A cette époque, c’était du Taittinger.
 Il ne me restait plus qu’à rejoindre la joyeuse bande à Cape Town pour courir la deuxième : Cape Town – Auckland. Voilà pourquoi, je serai sûrement ému dans une semaine, de revenir pour la première fois depuis novembre-décembre 1985 dans ce port d’Afrique du Sud où nous fîmes aussi quelques pitreries dans l’atmosphère étonnante de l’Apartheid. Mais c’est là une autre histoire et il n’y a pas encore prescription…

En savoir + : www.oceanoscientific.org

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