Audition du Chef d’état-major de la Marine (Assemblée nationale, 27 juillet 2022)

M. Loïc Kervran, président. Je vous prie de bien vouloir excuser l’absence du président Gassilloud, qui accompagne le Président de la République en Afrique.

Amiral Vandier, vous concluez notre cycle d’audition des chefs d’état-major. Vous êtes à la tête de la marine nationale depuis le 1er septembre 2020, après avoir été le chef du cabinet militaire de la ministre des Armées et auparavant, de 2013 à 2015, commandant du groupe aéronaval (GAN) Charles-de-Gaulle. Le monde parlementaire ne vous est pas étranger, votre arrière-grand-père Benjamin Vandier, lui aussi officier de marine, ayant été député puis sénateur de la Vendée. Vous êtes l’auteur d’un excellent livre sur le fait nucléaire comme déterminant majeur des équilibres stratégiques, dont je recommande particulièrement la lecture à l’aune de ce qui se passe en Ukraine, et dont le titre est « La dissuasion au troisième âge nucléaire ».

Dans un discours remarqué à l’École navale, vous avez rappelé aux nouveaux élèves qu’ils entraient « dans une marine qui va probablement connaître le feu à la mer », et qu’ils devaient s’y préparer. Alors que, dans les dernières décennies, la mer a principalement été perçue comme un espace de circulation et d’échanges, elle est clairement redevenue un espace de compétition et de confrontation entre puissances, où la guerre n’est plus exclue. S’y jouent des luttes pour l’exploitation des ressources naturelles, tel le gaz en Méditerranée, ou des stratégies de conquête territoriale, comme en mer de Chine. Dans la guerre en Ukraine, elle représente un front essentiel de la lutte pour le contrôle de la mer Noire. Partout dans le monde, la mer aiguise les appétits et redevient un lieu de conflit. L’effort de réarmement naval est massif, notamment de la part de la Chine, du Royaume-Uni, où il est prioritaire, et de l’Australie.

Dans ce contexte, et à la lumière des premiers retours d’expérience de la guerre en Ukraine, notre première interrogation est de savoir où en est la marine nationale. Elle a bénéficié, au cours des dernières années, d’un effort important en matière de capacités, grâce au lancement et à l’aboutissement de programmes majeurs — sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), frégates de défense et d’intervention (FDI), patrouilleurs outre-mer (POM) — ainsi qu’à la mise à l’étude du sous-marin nucléaire lanceur d’engins de troisième génération (SNLE 3G) et du prochain porte-avions.

Si la France détient le deuxième espace maritime mondial, elle dispose de la septième marine en tonnage. Vous nous direz dans quelles conditions le format de la marine nationale est adapté aux enjeux stratégiques, à l’heure où est esquissée une nouvelle loi de programmation militaire (LPM) et où nous devons garantir la cohérence globale de notre outil de défense et des fonctions opérationnelles dont la France a besoin.

L’évolution du contexte stratégique a d’ores et déjà induit des inflexions dans la conduite de notre politique de défense maritime, au premier rang desquelles la définition récente d’une stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins, qui permettra à la France de se doter de nouvelles capacités militaires exploratoires ainsi que d’un commandement dédié. Bien d’autres domaines sont affectés par l’évolution du contexte stratégique, invitant à des inflexions dans la répartition des missions de la marine. Citons notamment la sécurisation des routes énergétiques, la lutte contre le pillage halieutique, la protection de la biodiversité, l’usage de l’espace extra-atmosphérique pour surveiller le trafic maritime, l’utilisation des données maritimes et la contribution de la marine aux politiques de cohésion nationale. Outre les moyens, nous serons attentifs à ce que vous direz de l’évolution et de la redéfinition des missions de la marine.

Enfin, il est un aspect de la marine qui a une importance majeure dans l’issue des combats qu’elle devra mener : les hommes et les femmes qui la composent ainsi que le caractère, la mentalité, la culture et le cadre conceptuel dans lequel s’exerce la force. Je sais que vous attachez une attention particulière à la formation des marins et à leur force morale, évoquée par le Président de la République dans son discours du 13 juillet, ainsi qu’à leur préparation intellectuelle. Vous nous direz le regard que vous portez sur cette culture et sur ses conditions d’évolution.

Amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la marine. Permettez-moi de vous dire mon plaisir et mon honneur d’intervenir devant la commission de la Défense nationale et des forces armées. Je souhaite une très belle législature à cette commission largement renouvelée.

Il y a beaucoup à faire dans le monde tel qu’il se dessine devant nous et vous êtes à un moment vraiment historique. Je tâcherai de vous démontrer la nécessité de faire de grandes choses, et de les faire rapidement.

Au cours des derniers mois, nous avons vu changer le monde de façon radicale par rapport aux trois dernières décennies. Les feux de l’actualité donnent à l’horizon militaire une coloration très continentale, ce qui est bien normal. Le drame que vivent les Ukrainiens depuis le 24 février inquiète. Il rappelle les heures sombres vécues par nos concitoyens lors des dernières guerres mondiales. Il signe le retour de la guerre en Europe. Toutefois, il me semble essentiel, dans les temps chahutés que nous connaissons, de bien adapter la focale de nos objectifs à l’ampleur de ce qui est en train de se produire.

Les problèmes que nous rencontrons sont globaux. Notre commerce est mondial. Notre énergie devra durablement être importée depuis l’extérieur du continent, ce qui constitue un fait nouveau. Notre prospérité dépend de facteurs économiques mondiaux. Par conséquent, notre sécurité est mondiale. Les espaces maritimes, les espaces spatiaux et le cyber ne connaissent pas de frontières. Ce sont des espaces communs.

Les problèmes que nous rencontrons sont profonds et durables. Il ne s’agit plus de crises, comme nous en avons connu dans les trente dernières années, mais de ruptures profondes, d’ordre géopolitique, militaire et environnemental, dans un contexte de délitement accéléré de l’ordre international. Nul besoin de dresser la liste des traités qui se sont effondrés depuis 2015 : en mer, la marine le mesure chaque jour, avec la fragilisation du respect du droit de la mer et de la liberté de navigation.

La marine est aux premières loges de ces ruptures. Le défi consiste à apporter une réponse adaptée à ces enjeux. Les bases jetées par la précédente LPM sont bonnes. Les efforts passés portent d’ores et déjà leurs fruits, et continueront à en porter. Il faut maintenir le cap et s’adapter, notamment à la vitesse désormais effrénée à laquelle notre monde change. Il faut réussir à retrouver un temps d’avance et anticiper, alors même que nos processus ont été mis au ralenti pendant des décennies.

Nos moyens sont comptés. Notre temps l’est aussi. L’outil militaire, particulièrement l’outil naval, se forge dans la durée. Il faut vingt ans pour former un commandant de sous-marin, et autant de temps pour construire son bateau. C’est la génération de nos parents qui a dessiné et construit le Charles de Gaulle. C’est à la nôtre qu’il revient de construire les outils militaires qui défendront la génération de nos enfants et petits-enfants dans les quarante prochaines années. Il s’agit d’une lourde responsabilité. Au soir de l’engagement, outre la bravoure des combattants, ce sont les choix du temps long qui font la différence et permettent d’affronter l’imprévisible. C’est ce qu’on a en stock au soir de la guerre qui permet de la gagner.

Dans un tel contexte, nous n’avons pas beaucoup de coups à jouer sur l’échiquier. La situation nous impose par conséquent que chaque coup soit gagnant. Tel est l’angle sous lequel je vous présenterai les grands enjeux de la marine.

La première responsabilité du quotidien confiée à la marine est de protéger les Français, en métropole et dans les outre-mer. Une partie de cette mission ne se voit pas : il s’agit de la dissuasion nucléaire, qui, depuis 1972, repose sur la posture de permanence à la mer. Nous avons en permanence au moins un SNLE à la mer, relevé tous les soixante-dix jours par un autre. Plus de 500 patrouilles ont ainsi été accomplies depuis cinquante ans, sans discontinuité, grâce à l’engagement de toute la marine, puisque cette mission ne repose pas uniquement sur les « bateaux noirs », mais aussi sur le dispositif qui permet d’entraîner leurs équipages et de les diluer dans l’océan.

La partie qui se voit, c’est la protection de nos côtes et de nos espaces maritimes, qui, chaque jour un peu plus, sont menacés par une compétition sans merci. Cet espace immense, de 11 millions de kilomètres carrés, soit vingt fois la superficie de la France, est à 90 % situé dans l’océan Indien et dans l’océan Pacifique. Il est peuplé de 2,7 millions de Français d’outre-mer qui, comme ceux de métropole, aspirent à être protégés des effets de la compétition mondiale.

Cet espace doit absolument être surveillé, car tout ce qui n’est pas surveillé est pillé, et tout ce qui est pillé finit par être contesté. Ceux d’entre vous qui viennent d’outre-mer le savent. Je vous conseille la lecture du remarquable article publié dans Le Monde le 10 juillet dernier, intitulé « Razzia chinoise sur le calamar en mer d’Arabie ». Édifiant, il devrait convaincre les sceptiques : l’océan est littéralement en train d’être vidé de ses ressources halieutiques. Le même constat vaut pour les fonds marins, zone immense, très convoitée et mal connue, où passent 97 % des échanges numériques par des câbles sous-marins.

Cette contestation se manifeste également par des trafics, notamment d’armes et de stupéfiants, qui ont explosé ces dernières années. La marine est en première ligne. La dernière opération date du 3 juillet, et est le fait du bâtiment de soutien et d’assistance outre-mer (BSAOM) Dumont d’Urville qui a intercepté en mer des Antilles un voilier transportant 430 kilogrammes de cocaïne. En 2021, près de 45 tonnes de stupéfiants ont été saisies, soit cinq fois plus qu’en 2020 – non pas que nous soyons devenus meilleurs, mais il y en a bien plus, partout. Cela représente 2 milliards d’euros qui ne financeront pas les flux criminels et terroristes, et autant de substances qui ne termineront pas sur notre territoire.

L’espace maritime est fondamentalement concerné par les questions environnementales, qui prennent de plus en plus d’ampleur. La capacité alimentaire des océans sera profondément altérée par le réchauffement climatique, alors que le poisson est la nourriture de base d’un tiers de la population mondiale. Le dessin des côtes, compte tenu de la montée des eaux, sera profondément modifié. Sur Terre, 680 millions de personnes vivent à moins de dix mètres d’altitude ; une grande partie d’entre elles devra se déplacer dans le prochain demi-siècle. Par ailleurs, le réchauffement climatique provoque l’accroissement de la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes, qui exigent des moyens d’entraide croissants entre pays côtiers.

La marine est engagée sur ce front environnemental. Pour prévoir, il faut connaître, donc observer. Tous nos bateaux à la mer collectent des données, chaque jour. Nos navires océanographiques — le Beautemps-Beaupré, le La Pérouse, le Borda et le Laplace —, qui seront remplacés dans le cadre de la LPM en vigueur, effectuent chaque année l’équivalent de 700 jours de levées hydrographiques et des campagnes océanographiques sur tous les océans. Nous avons également lancé un partenariat avec l’université Paris IV-Sorbonne pour industrialiser la mesure de la microbiodiversité dans les océans. Si nous connaissons les espèces, nous ne savons pas mesurer leur densité. Or, la densité du plancton permet de localiser les ressources halieutiques.

Lors de catastrophes naturelles, la marine porte régulièrement assistance aux populations. Tel a été le cas à plusieurs reprises aux Antilles, après des épisodes cycloniques violents, et en janvier dernier aux Tonga, où les patrouilleurs Arago, depuis Tahiti, et La Glorieuse, depuis Nouméa, ainsi qu’un Falcon 200, sont intervenus en soutien de cette population.

Notre présence sert aussi à protéger nos approches et à assurer la sécurité du trafic. Ce rôle est dévolu à nos cinquante-huit sémaphores, qui assurent une veille permanente le long de nos côtes. Le dispositif d’action de l’État en mer repose sur des bâtiments affrétés en métropole, des bâtiments de soutien déployés outre-mer, des détachements d’hélicoptères et des aéronefs de surveillance, qui sauvent en moyenne plus de 200 personnes par an en haute mer, là où les autres ne peuvent pas intervenir.

Je vous invite maintenant à regarder les défis à venir dans leur globalité, avec la bonne focale. Le conflit en Ukraine montre le caractère global des crises. Ses effets sont ressentis bien au-delà des terres meurtries du Donbass. Si les destructions se concentrent sur l’Ukraine, le blocus naval russe a des effets sur la sécurité alimentaire de millions d’êtres humains sur plusieurs continents.

Sur le plan naval, le dispositif russe est aussi déployé en Méditerranée, dans l’océan Atlantique et dans l’océan Pacifique. Le potentiel militaire naval russe est quasiment intact, à l’exception du Moskva. La force sous-marine russe n’a quasiment pas été utilisée depuis le début du conflit.

Le conflit en Ukraine est d’abord terrestre, mais il a révélé l’effet direct de la compétition pour les flux sur nos économies. Le blocus imposé à l’Ukraine a contraint à une reconfiguration majeure des flux d’exportation de ce pays et fait peser à terme une grave hypothèque sur son avenir, récemment illustrée par les discussions autour de l’exportation du blé ukrainien.

La dépendance européenne aux flux maritimes est aussi considérable pour les biens de consommation et, depuis peu, pour l’énergie. La mer n’est pas vide, de très nombreux bateaux de plus de quarante mètres participent à un trafic qui bouge en permanence. Chaque jour, quinze super porte-conteneurs, transportant 20 000 « boîtes » chacun, franchissent le canal de Suez en direction des ports européens. Débarqués, ces 300 000 containers représentent une file de camions ininterrompue de Brest à Berlin ! La voilà, notre dépendance. Ce que vous avez sur vos bureaux, dans votre frigidaire, vos costumes, tout cela transite en partie par le canal de Suez, qui voit passer chaque jour l’équivalent d’un Rungis annuel.

La marine et les marines alliées sont les acteurs de la sécurisation de ces flux. Tel est notamment le cas dans le détroit d’Ormuz, depuis que nous avons déployé la mission AGÉNOR en 2019, à la suite de vives tensions entre Américains et Iraniens, ces derniers menaçant le trafic commercial dans la zone. Le Surcouf, qui y participait, vient de rentrer de patrouille. Coordonnés par un état-major aux Émirats arabes unis, les Européens se relèvent pour assurer cette mission.

La route qui nous sépare des gisements de gaz du Golfe n’est pas simple. Les navires doivent franchir trois points resserrés, dont la maîtrise à moyen terme n’est pas garantie : le détroit d’Ormuz, sécurisé par la mission AGÉNOR ; le détroit de Bab-el-Mandeb, sur lequel donne Djibouti et où une base chinoise prend un essor assez inquiétant ; le canal de Suez, qui, dans l’histoire, n’a pas toujours été simple à utiliser et à la sortie duquel se trouve aujourd’hui la base russe de Tartous qui déploie une activité militaire loin d’être négligeable. Il suffit d’une montée en tension pour que les choses se compliquent et que ces flux soient rapidement menacés.

Nul ne peut nier les effets de ces ruptures sur le quotidien des Français, sur leur niveau de vie, sur la continuité de nos approvisionnements et sur notre économie, aujourd’hui et demain plus encore. Nous le constaterons probablement cet hiver lorsque nous devrons rationner l’énergie.

Pour la marine, obéir au mot d’ordre du chef d’état-major des armées (CEMA), « gagner la guerre avant la guerre », c’est surveiller, comme nous le faisons depuis des mois, les flottes de surface et sous-marines russe et chinoise, en assurant le maintien de notre liberté de manœuvre et de la liberté de navigation. C’est aussi dynamiser, comme nous le faisons depuis deux ans, notre entraînement, pour le rendre plus réaliste, plus démonstratif et plus crédible, ce qui a aussi permis d’entraîner nos alliés européens, car la crédibilité de notre entraînement est un facteur de leur adhésion. Ils sont venus avec nous dans plusieurs missions, en Méditerranée, dans le Golfe arabo-persique et dans le golfe de Guinée.

C’est enfin atteindre le niveau d’agilité voulue par le CEMA dans l’emploi des forces. C’est ainsi qu’en quarante-huit heures, nous avons fait basculer la mission du GAN, qui était engagé en soutien de l’Irak, pour participer à la réassurance aérienne du flanc oriental de l’OTAN. Des patrouilles aériennes de combat (Combat Air Patrol, CAP) sont parties du porte-avions pour voler au-dessus de la Roumanie, de la Croatie et de la Bosnie, où des tensions émergeaient, en appui de nos alliés, notamment un GAN américain. Pendant toute cette période, nous étions au contact permanent de la flotte russe.

Tout cela demande un engagement quotidien des moyens de la marine. Pour ce faire, celle-ci doit être en mer, ce qui signifie que son niveau d’activité doit être maintenu. Il s’agit, pour nous, d’un enjeu majeur, et pour le CEMA d’une priorité.

En bon marin, je vous invite maintenant à jeter un coup d’œil au radar pour regarder au-delà de l’horizon. La future LPM devra traiter de grands enjeux, au premier rang desquels la perspective d’une confrontation globale, qu’il faut désormais regarder avec lucidité.

La mer est globale. On peut y transiter de façon continue et sans entrave, de Mourmansk à Brest, de Shanghai à Nouméa, d’Izmir à Toulon, en quelques jours. Cette fluidité s’accentuera dans les années à venir. On pense avec raison que la Chine est loin, mais l’ouverture de la route maritime du Nord, en Arctique, va réduire cette distance de 30 %. Le réchauffement climatique, qui en libérera l’accès, permettra à la Chine de s’affranchir du contrôle des détroits.

Pour aller de Chine en Atlantique, il faut soit franchir les nombreux détroits précédemment cités, soit emprunter la route maritime du Nord. À l’heure actuelle, les Chinois construisent une flotte de cinq brise-glace pour s’offrir la possibilité de basculer leurs forces du Pacifique vers l’Atlantique, avec l’amitié des Russes. Mon homologue norvégien, que j’ai rencontré en Norvège au mois de mars, ne m’a pas parlé de la flotte russe du Nord, basée juste à côté, à Mourmansk, mais de l’arrivée prochaine de la marine chinoise dans l’océan Atlantique. Bientôt, il ne sera pas nécessaire d’aller en mer de Chine pour trouver des forces militaires chinoises.

J’ai passé les deux dernières années à expliquer un peu partout que nous assistons à un mouvement de réarmement naval sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. En 2030, le tonnage de la marine chinoise sera 2,5 fois supérieur à celui de la marine américaine qui, en dépit de ses efforts, restera stable, voire continuera à se réduire, tandis que la flotte chinoise croît de façon géométrique. En Méditerranée aussi, certaines marines affichent des croissances de leurs tonnages à trois chiffres de 2008 à 2030. Il aura fallu que les Turcs achètent aux Russes des missiles S-400 pour que les Américains renoncent à leur donner les F-35 qui devaient équiper leurs deux porte-avions !

La question qui se pose, et que vous devez vous poser dans cette commission, est la suivante : pourquoi tout ce monde réarme-t-il ? Pourquoi consacrer tant d’argent et d’énergie à l’équipement des marines, alors même que certains des pays concernés, notamment la Chine et la Turquie, sont d’abord des puissances continentales ?

Quelles que soient les intentions des uns et des autres, cette évolution est très rapide. Lancée à la fin des années 2000, tandis que le monde continuait à étrenner les dividendes de la paix, elle signe un changement brutal du rapport de force, qui était en notre faveur depuis des décennies.

La mer est un lieu où, chaque jour, les puissances adverses sont au contact les unes des autres. Elles peuvent se regarder les yeux dans les yeux, sans bruits de bottes, sans franchir aucune frontière, sans signaux faibles, sans indice précurseur. En mer, les Russes sont régulièrement à moins de 2 000 mètres de nos navires ; leurs systèmes d’armes sont actifs, comme ils nous le font régulièrement savoir en illuminant nos bâtiments avec leurs radars de conduite de tir. Il faut avoir à l’esprit que, pour un navire de combat, la différence entre basse et haute intensité ne tient qu’aux ordres reçus. Dès qu’il quitte sa base, un navire de guerre est apte à toutes les missions pour lesquelles il est qualifié par son commandement organique. Les munitions sont à bord, le stock de combat est à bord, les marins sont entraînés et qualifiés : il n’y a plus qu’à donner un ordre, ce qui est une question de minutes et de transmissions.

Ce réarmement massif et ces comportements désinhibés font de la mer un lieu de démonstration de force aujourd’hui, et en feront un lieu d’affrontement demain. J’en suis convaincu. Je l’ai dit aux élèves de l’École navale dès ma prise de fonctions. Ainsi s’expliquent mes efforts pour faire de la marine nationale une marine de combat.

Dans ce contexte, il faut être en mesure de garantir notre liberté d’action et de défendre notre souveraineté ainsi que nos intérêts, dans un monde marqué par l’accélération du désordre. À court terme, ma première exigence est d’être capable de combattre avec les moyens dont nous disposons et d’en tirer les meilleurs bénéfices.

Le premier axe d’effort est interne. Il s’agit du durcissement de l’entraînement, auquel nous procédons depuis deux ans, en menant des exercices plus exigeants et plus complexes. L’exercice Polaris 21 est le premier qui a consisté à opérer, pendant deux semaines, avec les règles d’entrainement beaucoup plus dures et proches du combat: un bateau détruit quitte l’exercice, et quand il n’y a plus de missiles, on ne tire plus. Les bateaux ont joué avec leur vrai stock de missiles : impossible de « ressusciter » ou de recharger. Nous avons tiré des enseignements incroyables de cet exercice, qui au demeurant a été immédiatement très profitable. Lorsque nous avons dû, quelques mois plus tard, envoyer le GAN au contact des Russes, nous savions ce qu’il fallait faire et ce qu’il ne fallait pas faire.

Il s’agit également de développer la force morale des marins, qui détermine, comme l’a rappelé le Président de la République dans son discours à l’hôtel de Brienne le 13 juillet, leur courage et leur ingéniosité, ainsi que leur capacité à tirer le meilleur de leurs systèmes d’armes. Elle est décisive dans les actions de combat, comme celle menée au Sahel il y a deux ans par nos commandos marine, qui sont morts pour sauver nos concitoyens. Elle l’est aussi au quotidien, par exemple dans la bravoure démontrée lors d’opérations de sauvetage. Le 5 juillet 2021, il ne faisait pas beau en Atlantique. Dans des creux de sept mètres, nous avons envoyé un équipage de sept personnes chercher un voilier à 150 nautiques, soit 300 kilomètres, de Brest. Pendant l’opération de treuillage, le câble de l’hélicoptère a cassé. Notre plongeur était dans la mer démontée, de nuit. L’hélicoptère a largué un deuxième canot, où notre plongeur a ramené tout le monde pour attendre l’arrivée d’un autre hélicoptère quatre heures après. Voilà comment s’incarne la force morale de nos marins au quotidien.

Le deuxième axe d’effort est externe. Nous devons aller chercher, dans la coopération avec nos alliés, ce qui nous manque, pour parvenir à la masse critique. Pour ce faire, il faut continuer à développer l’interopérabilité de nos systèmes, d’autant que l’accélération technologique la rend plus complexe. Il faut que les systèmes se parlent et que les armes soient compatibles. Nous devons préparer la capacité à combattre ensemble. Contre la marine chinoise, nous gagnerons si nous nous battons ensemble, en coalition. Les exemples offerts par l’Histoire sont clairs : depuis 1870, la France n’a jamais combattu seule un adversaire de rang supérieur ou égal. Foch a d’ailleurs déclaré : « J’ai beaucoup moins d’admiration pour Napoléon depuis que j’ai dirigé une coalition ».

Le temps capacitaire impose une vision à long terme. Les cinq dernières années ont permis d’avancer : grâce à la constance des budgets et à la continuité de la volonté politique, l’indispensable réparation a commencé. Mais la remontée est longue, si bien que, malgré tout ce qui a été fait — et dont je suis profondément reconnaissant —, la marine va continuer de voir sa taille diminuer pendant les deux prochaines années. Depuis 1945, la marine n’a jamais été aussi petite qu’aujourd’hui.

Néanmoins, l’année 2022 a été riche de belles réussites, et elle a montré la qualité de notre industrie, de notre direction générale de l’armement (DGA) et de nos armées. Le Suffren, qui vient d’être admis au service actif en présence du ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Il est l’outil de combat par excellence face à un ennemi symétrique. Il possède deux capacités différentielles essentielles que n’avaient pas les sous-marins précédents : il peut frapper loin et discrètement, avec des missiles de croisière — c’est une première en France — et conduire une opération spéciale en plongée, grâce au hangar de pont qui peut héberger des commandos ou des drones. Ce bateau a un panel d’actions bien plus important que ses prédécesseurs.

Nous avons également reçu cette année la sixième frégate multimissions (FREMM), la Normandie, qui a été admise au service actif. En novembre 2021, le patrouilleur Auguste Benebig — du nom d’un compagnon de la Libération —, qui est destiné à servir outre-mer, a été mis à l’eau. Il est parti pour ses essais cette semaine et il arrivera en Nouvelle-Calédonie début 2023. Enfin, le Jacques Chevallier, le premier bâtiment ravitailleur de forces (BRF), a été mis à l’eau le 29 avril 2022 et il commencera ses essais en novembre.

Comment gagner le match qui s’annonce ? Tout d’abord, il faut maintenir le cap et tenir la ligne : les choix structurants et ceux des grandes capacités de la marine sont les bons. Il faut être persévérant et savoir attendre. Il reste des capacités que nous devons impérativement lancer pour garantir la cohérence de nos contrats opérationnels — ce sera votre travail : les bâtiments de guerre des mines, qui pourraient présenter un intérêt en mer Noire ; les patrouilleurs océaniques, qui vont remplacer nos A69 ; le successeur de l’Atlantique 2 (ATL 2), qui est en discussion ; le futur porte-avions, qui devra succéder au Charles de Gaulle en 2037 ; ou encore les SNLE 3G, dont les premières pièces seront usinées cet automne.

En l’état de la menace, il faut épaissir et accélérer. Épaissir, d’abord, là où il est intelligent et possible de le faire. La priorité, pour toutes les armées, c’est de faire un effort sur les munitions. Les stocks doivent être adaptés à un contexte international plus exigeant et plus incertain. Accélérer, ensuite, par l’innovation. Nos plateformes doivent évoluer au rythme de la technologie, et pas seulement tous les vingt ans, comme c’est le cas actuellement, avec des rénovations à mi vie. Pour la marine, l’économie de guerre, c’est la capacité de l’industrie à booster la performance des systèmes d’armes actuels et à répondre à des besoins opérationnels nouveaux dans un temps court : les drones ; le traitement de masse des données, avec les jumeaux numériques embarqués ; le maintien en condition opérationnelle (MCO) prédictif ; les armes à énergie dirigée. Pour détruire un drone, je préfère utiliser un laser de puissance à 50 000 euros que tirer un Aster 15 à 1 million. C’est cela, le principe de réalité.

Enfin, la solution vient aussi de nos marins. La marine recrute et forme chaque année 4 000 marins. Il est vital pour l’avenir, et c’est une rude bataille, de créer un état d’esprit et de former à des métiers en cohérence avec la technicité très élevée de nos systèmes. Un marin qui rentre dans la marine avec un bac professionnel en électricité peut devenir, en quelques années, un opérateur de réacteur nucléaire. On ne voit pas souvent ce genre de parcours dans la société civile. Dans un contexte économique très demandeur de nos talents, il faut aussi fidéliser les compétences rares que nous générons. C’est un enjeu crucial pour nous, dans une logique de compétition avec le secteur privé.

Je vois régulièrement cette jeunesse dans nos écoles, que je visite plusieurs fois par an. Ces 4 000 jeunes nouveaux marins sont pleins d’allant et ils savent pourquoi ils viennent chez nous. Je suis vraiment admiratif de leur énergie et j’ai œuvré personnellement pour que 80 des 3 000 jeunes en préparation militaire marine défilent cette année sur les Champs-Élysées, en plus de l’école des mousses. Le ferment de la conscience nationale, évoqué par le Président de la République, se trouve là : c’est ce que nous pouvons offrir à notre jeunesse. Soyez assurés de notre engagement pour développer nos dispositifs et participer ainsi, au-delà de notre recrutement, à l’ambition nationale pour la jeunesse.

Pour reprendre les mots du Président de la République, « la guerre resurgissant à nos portes, à nos frontières, a tout changé. Et elle va nous impliquer de changer encore davantage. ». Cela demande un esprit combatif, d’avoir une ambition lucide et réaliste, d’avoir du courage et de la persévérance, de savoir inventer et imaginer. Il ne faut jamais désespérer de notre talent, dirait Marc Bloch. Lorsqu’on dit d’une chose qu’elle est impossible, qu’il y a des objections insurmontables, alors il est temps, disait l’amiral Fisher, First Sea Lord de la marine britannique pendant la Première Guerre mondiale, de se battre comme un diable.

Les temps qui sont devant nous vont être durs. Notre responsabilité vis-à-vis des générations futures est historique. Il est donc temps de se battre comme des diables.

M. Yannick Chenevard. Richelieu, un terrien qui avait une vision maritime tout à fait intéressante, aurait dit, quant à lui, que les larmes ont un goût salé pour rappeler aux souverains déchus la mer qu’ils ont négligée.

Vous l’avez dit, le réarmement naval est général. Il faut certes du temps pour construire une marine, mais le mouvement est lancé. Quand on réfléchit à la question du format, il faut envisager la possibilité d’être engagés sur plusieurs zones en même temps, qu’il s’agisse de la Méditerranée, de l’Indopacifique ou des passages du Nord.

Pensez-vous que nous aurions besoin d’une flotte auxiliaire, rattachée à notre marine ? Pouvez-vous nous dire un mot du ou des porte-avions de demain ? Quel est, selon vous, le format idéal, compte tenu de nos capacités budgétaires, de nos capacités de formation et de l’analyse des risques et des menaces ?

Comment préserver notre souveraineté dans notre zone économique exclusive (ZEE), notamment en Asie-Pacifique ? Comment assurer une permanence de notre marine dans cette zone, par exemple à partir de la Nouvelle-Calédonie ? De quel type de bâtiments, d’avions et de drones avons-nous besoin ?

Enfin, vous l’avez dit, il n’y a pas de marine sans marins engagés et bien formés. Comment les garder et les fidéliser ? Comment faire en sorte que les marins quittent le port sereinement, en sachant que les choses se passeront bien à la maison ?

M. Frank Giletti. Vos propos sont tout à fait éclairants mais pas forcément rassurants.

La mer Noire est une zone stratégique, un véritable carrefour énergétique pour l’Europe, avec les détroits de Kertch et du Bosphore, et les millions de barils qui y circulent. Depuis 1853, la France s’y implique continuellement, dans une perspective de stabilité, mais également pour promouvoir et protéger le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Au fil du temps, elle a su nouer des liens et des alliances avec certains pays riverains, comme la Roumanie, la Bulgarie, l’Ukraine ou encore la Géorgie.

Depuis 2014, les conflits en Méditerranée orientale, liés à l’expansion de la Russie, bloquent les flux maritimes et interfèrent avec la présence française en mer Noire, si bien que le déploiement de nos capacités en Méditerranée orientale est régulièrement source d’interactions avec les forces russes, qui comptent bien réinvestir la zone. Dans certaines zones particulièrement contestées, seul le déploiement d’un sous-marin permet à la France d’être présente et, depuis le 24 février 2022, notre marine n’est plus présente en mer Noire, car la convention de Montreux, régissant le passage du détroit du Bosphore, permet à la Turquie d’en bloquer l’accès en cas de conflit.

La France a-t-elle encore la volonté, et surtout les moyens, de s’impliquer en Méditerranée orientale pour maîtriser l’escalade de la violence, contrer l’hégémonie russe dans ces territoires hautement stratégiques et, à terme, regagner la mer Noire, afin de protéger les flux maritimes commerciaux et énergétiques qui l’empruntent ?

La volonté de la Russie de revenir en Méditerranée orientale et ses relations privilégiées avec la Turquie, l’Algérie et l’Égypte, qui sont des acteurs régionaux majeurs, ne doivent-elles pas nous faire craindre une éventuelle implantation de la marine russe dans la partie occidentale de la Méditerranée ?

M. Aurélien Saintoul. La France insoumise accorde à la mer et aux forces que nous y déployons pour en être les gardiens beaucoup d’importance. Nous avions bien noté que le format de notre marine n’est pas encore adéquat à ses besoins. Vous-même n’avez jamais caché à la représentation nationale les trous capacitaires que nous devons compenser et avec lesquels nous devrons composer.

La situation n’est pas rose. Le programme de remplacement des ATL 2 est ensablé et le partenaire allemand est pour le moins incertain. Les bâtiments ravitailleurs de forces commencent à arriver, mais ce programme s’étend, en théorie, jusqu’en 2029. En matière de guerre des mines, les capacités sont également en vue, mais les besoins sont importants et les premiers drones ne devraient être opérationnels qu’en 2024. S’agissant des munitions, vous avez évoqué les arbitrages à faire en comparant le prix d’un Aster à celui d’un laser de puissance. Le rapport budgétaire de 2021 soulignait justement le manque d’Aster, de missiles de croisière navals (MdCN) et de MM40. Il posait également la question des Alouette III, qui doivent finir leur service et qui seront bientôt remplacées par une flotte intérimaire.

Comment se fait-il qu’un aussi grand nombre de trous capacitaires affecte ainsi notre sécurité ? Comment pouvons-nous tenter de les pallier ? La prochaine loi de programmation militaire pourrait-elle apporter une réponse ?

Quel regard portez-vous sur le projet esquissé par Naval Group de développer une filière d’excellence de sous-marins et de drones ? Répond-il, selon vous, à un besoin de nos armées ? Et si oui, lequel ?

M. Jean-Louis Thiériot. Quelles leçons tirez-vous du conflit ukrainien en matière de stratégie navale ? La convention de Montreux nous interdit de faire passer des sous-marins en mer Noire, et il nous est donc difficile d’envoyer certains capteurs, mais peut-on dire que ce serait bien un missile Neptune tiré depuis la terre qui a coulé le croiseur Moskva ?

Face aux menaces, le Président de la République a fort justement employé l’expression d’« économie de guerre ». Que peut attendre la marine de cette économie de guerre ? Où se trouve le juste équilibre entre la masse et la technologie ? Le soutien apporté aux nouvelles technologies est une excellente chose, mais il ne faudrait pas qu’il aboutisse à réduire le nombre de coques permettant de tenir le contrat opérationnel.

On a vu, au cours de l’exercice Polaris, que certains bateaux allaient en mer sans avoir nécessairement un stock de munitions complet. Comment remettre à niveau nos bateaux pour qu’ils soient prêts à faire face à des conflits de haute intensité, susceptibles de se déclencher en dix minutes, en mer ?

M. Vincent Bru. La mer est devenue objet de souveraineté et l’on assiste à ce que vous avez appelé la dernière territorialisation de la planète. Dans ce nouveau champ de conflictualité, la marine a une responsabilité particulière à assumer, que le législateur doit accompagner.

Le groupe Démocrate salue votre détermination à faire confiance aux jeunes au sein de notre marine. Ils sont nos talents d’aujourd’hui comme de demain, et nous devons nous appuyer sur eux.

Le porte-avions Charles de Gaulle, que vous avez commandé, est le seul dont la France dispose. Il est mobilisé dans de nombreuses missions et opérations. Or le maintien en condition de ce bâtiment essentiel le rend régulièrement indisponible, alors même que les menaces s’accroissent en Méditerranée et dans la zone indopacifique. Entre un deuxième porte-avions et l’affectation du budget équivalent à la construction de frégates, de drones ou de patrouilleurs, quel choix vous paraîtrait le plus pertinent ?

Mme Mélanie Thomin. Au fil des auditions, nous prenons conscience du caractère global de la crise et de notre vulnérabilité. La guerre en Ukraine marque un tournant dans la période de paix à laquelle nous étions accoutumés. Selon la DGA, nos installations militaires sont potentiellement scrutées par des forces étrangères, en particulier avec des drones qui connaissent une montée en puissance. Dans le Finistère, la base sous-marine de l’île Longue, qui abrite les quatre sous-marins lanceurs d’engins français, aurait fait l’objet de survols. Six navires militaires russes auraient transité par la mer du Nord et la Manche, en direction de l’océan Atlantique et de la mer d’Iroise, pour un exercice militaire ; la préfecture maritime a confirmé le passage, de nuit, dans le détroit du Pas-de-Calais, d’un bâtiment russe dont on pense qu’il collectait des renseignements. On parle aussi de sous-marins nucléaires russes transitant à quelques kilomètres des côtes françaises.

Comment la marine nationale s’adapte-t-elle pour assurer la sécurité de la base de l’île Longue et, plus globalement, la protection de nos côtes ? Face à d’éventuelles intrusions de drones, comment nous assurons-nous de la sécurité de nos sites stratégiques, devenue particulièrement cruciale depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine ? 

M. Jean-Charles Larsonneur. Quelles conclusions tirer du retour d’expérience de la guerre en Ukraine au regard des besoins capacitaires, de la doctrine, voire d’inflexion de la LPM ? Que signifie, pour la marine, l’économie de guerre ?

La marine américaine investit massivement dans les drones océaniques, qui sont l’équivalent de SNA ou de SNLE dronisés — un bâtiment de 48 mètres vient d’être lancé et testé. La France a-t-elle vocation à développer ces drones océaniques ? À quel rythme ? Selon quelle doctrine ? Pourraient-ils être un tournant pour la marine de demain ? Nous avons raté le tournant des drones aériens dans les années 2000. Nous aurons bientôt un eurodrone MALE (Medium Altitude Long Endurance), dont la pertinence peut être questionnée. Il ne faudrait pas que la marine nationale rate ce tournant-là.

Amiral Pierre Vandier. Les travaux de la LPM vont commencer. Nous allons recevoir les premiers cadrages financiers. Le CEMA est en train de fixer les priorités pour répondre aux demandes que le Président lui a adressées.

Depuis 1990, le format de la marine a été réduit de moitié, mais tout l’art de mes prédécesseurs a consisté à en maintenir l’ensemble des capacités clés sous une forme un peu plus fine. Deux capacités tiennent toute la marine : la force océanique stratégique, qui ne peut souffrir aucune impasse car c’est la dimension non discrétionnaire du format de la marine ; le GAN et tout ce qu’il emporte en termes de puissance, de ravitaillement et de crédibilité, en particulier vis-à-vis de nos alliés. Le lancement du successeur du Charles de Gaulle devrait notamment intervenir au cours de ce quinquennat.

Le Livre blanc de 2013 a fixé le format de la marine pour 2030, qui reste la référence : 15 frégates — 8 FREMM, 2 frégates de défense antiaérienne (FDA) et 5 FDI —, la capacité d’opérer sur deux à trois théâtres simultanés et une mission-cadre. Savoir s’il est suffisant est une question qui n’est pas de mon ressort et à laquelle les travaux de la future LPM devront répondre. La question d’un éventuel deuxième porte-avions doit s’inscrire dans ce cadre pour un horizon post-2040. 

Les porte-avions suscitent beaucoup de fantasmes. Ceux qui pensent que c’est de l’argent gaspillé devraient commencer par convaincre ceux qui en construisent actuellement, notamment les Chinois et les Turcs, de s’en passer ! En Europe, les Britanniques et les Italiens en ont chacun deux ; en Asie, les Coréens en construisent un, les Japonais transforment leur porte-hélicoptères amphibies (PHA) en porte-F35, et les Indiens viennent de faire les essais à la mer de leur deuxième porte-avions.

Pourquoi les porte-avions ? Simplement parce que, dans ce retour du combat naval, comme c’est le cas à terre, on ne gagne pas une bataille sans supériorité aérienne. Dans les années 1990-2000, les porte-avions étaient des outils de projection de puissance vers la terre, dans des espaces peu militarisés, comme l’Afghanistan, le Mali ou l’Irak. Aujourd’hui, on se retrouve face à une densité de missiles et à une puissance de feu considérables, et pour pouvoir envisager de remporter un combat naval, il faut avoir la supériorité aérienne. Dans l’océan Indien, entre Djibouti et Bombay, celle-ci n’est possible qu’avec les porte-avions – tout le monde l’a compris.

Le principal frein à l’extension du format de la marine est budgétaire, pas industriel. Compte tenu des contraintes financières, le principal levier d’accélération est l’innovation et la valorisation des plateformes. On ne peut plus attendre vingt ans pour changer le logiciel de combat d’un bateau — on espère bientôt remettre à niveau celui du Chevalier Paul Aujourd’hui, pour la Marine, avoir une industrie en mode guerre, c’est être capable de cadencer de manière beaucoup plus rapide, comme cela a été très bien fait dans l’aéronautique, les évolutions des systèmes d’armes de nos navires. Ceux-ci doivent disposer de capacités évolutives, se voir ajouter des optionnels de mission — comme on le fait pour le Rafale.

En matière de drones, la marine n’est pas en reste. Nous avons mené la première opération de lutte contre la drogue, en Atlantique, avec le Mistral et un drone Schiebel, qui est resté quatre heures en vol, en alternance avec l’hélicoptère. Le potentiel de ce dernier est démultiplié par le drone. Nous allons désormais employer des drones pour toutes les missions qui n’impliquent pas d’emport d’armes. Nous disposerons de six drones Schiebel, qui sont en cours de certification. Dès cet été, nous déployons le système de mini-drone marine (SMDM), qui équipera les petits patrouilleurs, les avisos, les patrouilleurs outre-mer et leur permettra d’étendre jusqu’à une vingtaine de nautiques leur bulle de connaissances, en communication directe.

Pour le futur, dans le cadre du programme « avion de surveillance et d’intervention maritime » (AVSIMAR), nous travaillons sur une combinaison du drone et de l’avion. Nous avons déjà acheté sept Falcon 2000. Les suivants pourront être renforcés ou complétés par des drones, qui opéreront depuis la côte, pour la surveillance, à l’instar des avions de patrouille maritime.

Nous avons également beaucoup avancé sur les drones sous-marins. L’ensemble de la force de guerre des mines sera entièrement dronisé dans les vingt prochaines années. Nous soumettons actuellement à des essais le système de lutte antimines marines futur (SLAMF). Nous opérons les drones depuis Brest. S’agissant des gros drones sous-marins, Naval Group a lancé des études en vue d’élaborer un prototype. Nous étudions les concepts avec eux.

Les drones se heurtent à deux problèmes principaux. Le premier tient à l’armement : peut-on franchir la limite que constitue l’emploi d’un système d’armes létales autonome (SALA) ? C’est un sujet sur lequel s’est penché le comité d’éthique de la défense, institué à l’initiative de Mme Parly. Confier des armes puissantes, voire, comme les Russes le prétendent, des armes nucléaires, à des systèmes automatiques est pour le moins problématique. Je rappelle que la France avait souhaité débrancher les systèmes d’armement des premiers drones Predator qu’elle avait acquis afin qu’ils ne puissent être armés.

Le second problème est le système de communication, qui est le point faible du drone. Pour un drone avion, cela passe par le satellite ; si on brouille la liaison, on perd le contrôle du drone. Sous la mer, les ondes radio ne passent pas : une fois largué, le drone sous-marin doit avoir une forte part d’automatisme et il peut être perdu. Nous portons notre réflexion sur la coopération entre le sous-marin et le drone sous-marin. Outre les nageurs de combat, on peut placer de nombreux matériels dans la valise de pont d’un sous-marin, ce qui ouvre des perspectives.

J’ai beaucoup discuté, récemment, avec mon homologue américain sur la dronisation des flottes. Les États-Unis n’ont pas le potentiel pour accélérer leurs chantiers navals. Leur flotte de bateaux dronisés est confrontée à deux difficultés : la perte du contact avec le drone et le risque qu’une autre armée s’en empare. Les concepts ne sont pas encore complètement mûrs. Les drones de surface pourraient, à mon sens, jouer un rôle d’accompagnateur des forces. Ils pourraient être dotés de systèmes de guerre électronique et, éventuellement, de quelques armes, et aller 40, 50, 100 nautiques en avant, pour éclairer et défendre au loin une force aéronavale.

Le développement de ce système dépendra toutefois des crédits disponibles. On constate de très fortes réductions temporaires de capacités ; tous les segments de la marine sont concernés. On va descendre à quatre SNA pour les deux prochaines années, compte tenu du rythme de réparation des cinq sous-marins que nous détenons et des livraisons des suivants. S’agissant des patrouilleurs, la cible va descendre à 50 % de ce qui est prévu pour 2030. Pour les patrouilleurs outre-mer, on remontera à 100 % en 2025. Par ailleurs, nous n’aurons que deux bâtiments ravitailleurs de force (BRF) d’ici à 2029, au lieu de quatre. Dès lors, la question se pose : faut-il encore décaler la mise en service des BRF et employer provisoirement des drones ? Ce sont des choix cornéliens, qu’il conviendra de trancher cet automne.

La convention de Montreux interdit à un navire de plus de 20 000 tonnes d’entrer en mer Noire et autorise, pour une durée maximale de vingt et un jours, la présence d’un bateau allié, qui est soumise à déclaration. La France est le dernier pays occidental à avoir envoyé un bateau de guerre en mer Noire. Nous en sommes sortis et nous n’y revenons actuellement plus, les Turcs ayant déclaré, en application de la convention, le non-renforcement des belligérants — ce que nous ne sommes pourtant pas. Plus aucun pays de l’OTAN n’a depuis franchi le détroit du Bosphore.

Le renforcement militaire général a pour effet d’accroître la coercition potentielle. À titre d’exemple, nous avons escorté un navire spécialisé, qui avait obtenu un accord de prospection de forages pétroliers au sud-ouest de Chypre. Les Turcs considérant que ces secteurs relèvent de leur souveraineté, notre frégate s’est vue entourée par cinq frégates turques, ce qui in fine a dissuadés l’opérateur de poursuivre ses activités dans ce secteur. Compte tenu de l’importance et de l’évolution du rapport de force, la coalition est essentielle. On dénombre autant de frégates en Europe que dans toute la marine américaine : nous ne sommes donc pas seuls. Il est fondamental que nous coopérions avec les pays européens. Je déploie beaucoup d’énergie pour emmener mes camarades européens dans le golfe de Guinée ou en missions de surveillance dans l’océan Indien — opérations AGÉNOR et ATALANTA — afin que la marine française ne s’épuise pas à assurer seule la sécurité de tous. Nous cherchons par conséquent à renforcer la coopération en Atlantique, en Méditerranée, dans le golfe de Guinée et dans l’Indopacifique.

Dans la perspective des Jeux olympiques, l’État a accompli un travail de fond pour faire face à la menace des drones. Compte tenu de la généralisation des drones commerciaux, n’importe qui peut faire voler un drone quadri pales au-dessus des sites les plus sensibles. Des dispositifs ont été mis en place. À l’île Longue, des brouilleurs de communications sont activés et des compagnies de gendarmes sont présentes sur toute la zone pour rechercher et verbaliser les contrevenants. Par ailleurs, on commence à développer des armes létales antidrones. Cilas, à Orléans, développe les premières tourelles antidrones, qui permettent leur destruction à 2 kilomètres de distance. Nous serons progressivement à la hauteur de ces menaces, que nous prenons très au sérieux, y compris en mer.

On a perdu de vue la flotte auxiliaire qui existait dans les années 80 mais on en aura sans doute bientôt besoin à nouveau. La flotte de commerce a considérablement fondu depuis cette époque. Il faudra partir de ce qu’il reste de la flotte sous pavillon français. Peut-être faudra-t-il envisager d’affréter des navires pour assurer l’assistance aux populations outre-mer. Nous aurons sans nul doute, dans une perspective de crise importante, besoin de pétroliers, de navires de transport civils.

En Ukraine, la partie navale du conflit a été peu évoquée alors qu’elle a couvert peu ou prou tous les champs d’emploi d’une marine moderne. Au cinquième jour de la guerre, M. Poutine avait menacé de conséquences effroyables quiconque se mêlerait de son opération spéciale et, pour donner corps à son propos, avait fait appareiller six SNLE, deux dans le Pacifique et quatre depuis Mourmansk, ce qui a permis de prendre conscience de l’intérêt de disposer d’une force nucléaire indépendante.

Puis la Russie a instauré un blocus en mer Noire, coulant deux bateaux ukrainiens et pas moins de onze navires de commerce. Elle a utilisé des plateformes navales pour tirer des missiles de croisière. Face aux difficultés qu’elle rencontre en matière de stocks de munitions, elle utilise largement les stocks des bateaux et des sous-marins, comme en témoignent les frappes actuelles sur Odessa.

On a également eu un exemple de lutte antinavire avec les frappes de missiles qui ont occasionné la perte du Moskva, vitrine de la marine russe. Il a coulé en quelques heures, preuve de la létalité et de la violence du combat naval. À cet égard, on peut rappeler que la marine anglaise a perdu 14 navires en 72 jours de conflit lors de la guerre des Malouines en 1982. Nous nous sommes préparés à ce type de conflit au cours de l’exercice Polaris 21 et nous continuons à nous y préparer.

La marine recrute chaque année près de 4 000 marins. Nous atteignons nos objectifs de recrutement chez les quartiers-maîtres, les officiers mariniers et, dans des proportions beaucoup plus larges encore, chez les officiers, pour lesquels le taux de sélection est excellent. Les écoles tournent à plein régime. Mon prédécesseur avait fait ouvrir une deuxième école de maistrance à Toulon. L’enjeu RH actuel consiste surtout à garder les compétences que nous avons créées. Un maître, opérateur de réacteur de sous-marin âgé de 31 ans est payé comme un technicien alors qu’il trouvera un emploi d’ingénieur chez EDF du jour au lendemain. Du fait du tassement des grilles indiciaires, la progression salariale est aujourd’hui extrêmement faible : entre un maître et un maître principal, il n’y a que 600 euros d’écart de leur solde de base. Les talents de la marine, comme les officiers de système d’armes, les nucléaristes, les personnels spécialisés en chimie, se voient offrir des ponts d’or dans le civil. La rémunération et les outils de fidélisation sont donc fondamentaux.

Le Président de la République a affirmé une ambition extrêmement forte pour la jeunesse. La manière la plus réaliste et la plus rapide de répondre dans un premier temps à cette ambition est renforcer les dispositifs actuels : service militaire volontaire (SMV), préparations militaires marine, classes de défense… Nous pensons faisable de doubler rapidement le nombre de préparations militaires et d’ouvrir une deuxième école de mousses, sur la façade méditerranéenne. Une ambition beaucoup plus importante, de niveau ministériel, est portée dans le cadre du service national universel (SNU) et fait l’objet de travaux au niveau de l’EMA.

M. Mikaele Seo. Vous avez évoqué la zone indopacifique — la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie — mais vous avez oublié Wallis-et-Futuna. Quels sont les moyens de surveillance déployés sur cette zone économique de 250 000 kilomètres carrés ? Une surveillance s’exerce depuis la Nouvelle-Calédonie, tous les trois mois, mais j’appelle votre attention sur la nécessité d’une plus grande régularité et visibilité pour les autorités locales. La Nouvelle-Calédonie n’est pas Wallis-et-Futuna !

M. Frédéric Boccaletti. Comment la haute intensité en mer pourrait-elle se traduire ? Assistera-t-on au retour de la bataille navale du type Jutland ? Quelles conséquences pour notre flotte ? Nos bateaux sont-ils bien protégés ? Sont-ils capables de prendre des coups et de les rendre ? Je pense en particulier à ceux qui répondent à des normes civiles, comme les PHA et les frégates de surveillance.

Plus globalement, quelles orientations devrions-nous prendre pour la marine ? L’accroissement du nombre de frégates de premier rang suffira-t-il ou n’est-ce qu’un premier pas ?

M. Jean-Marie Fiévet. Les océans couvrent 70 % de la planète et la France dispose du deuxième espace maritime mondial avec 24 900 kilomètres de littoral et 11 millions de kilomètres carrés d’espace maritime que contrôle et protège la marine nationale dans ses trois dimensions — sous, sur et au-dessus de la mer.

Compte tenu de cette géographie et d’un spectre aussi large des opérations, depuis la police des pêches jusqu’au Rafale marine, comment se structure le commandement des opérations ? Comment parvenez-vous à l’adapter pour préserver la paix et défendre les intérêts français ?

M. Yannick Favennec-Bécot. Je souhaitais vous interroger sur les drones sous-marins, en particulier sur le démonstrateur que Naval Group a développé et qui pourrait être utilisé pour patrouiller au large d’une base navale afin d’identifier d’éventuelles menaces ou de servir d’éclaireur pour un GAN, mais vous avez répondu en grande partie à mes interrogations.

Mme Nathalie Serre. Vous avez également répondu à mes interrogations suite aux questions de M. Larsonneur et M. Saintoul mais je tiens à vous remercier pour la clarté de vos propos et l’absence, salutaire, de langue de bois.

Amiral Pierre Vandier. Wallis-et-Futuna représente 371 096 kilomètres carrés de zone économique exclusive (ZEE) et participe donc aux 95 % de ZEE en indopacifique. Les territoires qui sont dans cette zone sont immenses puisque la carte de la Polynésie française est superposable sur celle de l’Europe. Les moyens de surveillance dont nous disposons se bornent, quant à eux, à deux avions de patrouille maritime et quatre bateaux de surface : c’est indéniablement limité.

Pour cette raison, depuis des années, nous développons notre renseignement spatial. Un bateau de pêche est pourvu d’un radar et d’un Automatic Identification System (AIS) permettant de l’identifier par satellite. Nous travaillons avec une start-up capable de nous dire lorsqu’il a été coupé, ce qui permet d’envoyer nos unités au bon endroit au bon moment. Le défi à venir est d’être en mesure de faire face à une pression prédatrice qui augmente au cours du temps.  

La France n’ayant pas les moyens de multiplier les patrouilleurs, nous devons nous montrer dissuasifs, être capables de tomber sur les bons clients et d’aller jusqu’au bout, notamment, jusqu’à la mise en œuvre des sanctions judiciaires. Le Président de la République a d’ailleurs souligné l’importance du développement des juridictions en haute mer (Biodiversity Beyond National Jurisdiction, BBNJ).   

La surveillance des espaces maritimes relève donc de plusieurs outils : les satellites, les drones, les moyens aériens et maritimes. Il est certain, toutefois, que vous ne voyez pas souvent passer nos unités à Wallis-et-Futuna. J’imagine à regret que certains Polynésiens n’ont pas vu passer de bateaux depuis plusieurs années compte-tenu de l’étendue de la zone. 

S’agissant de la haute intensité, je rappelle qu’en 39-45, les ponts blindés de dix centimètres d’acier Krupp n’ont pas empêché des croiseurs de combat d’être coulés. Le Bismarck gît à 4 000 mètres de fond au large de Brest ; le croiseur le plus imposant de la flotte japonaise, le Yamato, a quant à lui été coulé par l’aéronavale américaine. 

La supériorité aérienne est essentielle car il est toujours plus facile de risquer un avion qu’un croiseur. Elle est effective lorsque l’on est capable d’envoyer un Rafale à 1 000 nautiques — 2 000 kilomètres — d’un porte-avions pour menacer une flotte adverse, avec un risque mesuré. Les combats de frégates avec des missiles relèvent, quant à eux, du combat d’escrime : c’est le plus agile, le plus rapide et le mieux défendu qui l’emporte, mais il y a des coups à prendre. La résistance de nos dispositifs repose donc sur la profondeur de notre action et sur la qualité de nos systèmes d’armes. Les forces navales sont des bulles de déni d’accès et d’interdiction de zone (Anti-Access/Area Denial, A2/AD) les plus denses jamais mises en œuvre. Un GAN français peut ainsi avoir en stock plusieurs dizaines, voire centaines, de missiles antiaériens au sein de la force. La question n’est donc pas celle de l’épaisseur du blindage mais de la capacité à frapper et à neutraliser des missiles adverses. Plus personne ne défend un bateau avec de la tôle blindée ! Souvenez-vous de l’USS Stark, qui a été frappé par un Exocet pendant la guerre du Golfe, ou des bateaux anglais qui ont brûlé lors de la guerre des Malouines ! C’est en tapant loin et fort, en neutralisant les missiles, que l’on peut se défendre. 

Dans le high-low mix entre bateaux sophistiqués et plus simples, les exigences du combat sont claires : il faut pour cela des bateaux « haut de spectre », bien défendus et susceptibles d’agir loin. En revanche, la surveillance de la ZEE nécessite de disposer de navires plus petits, qui puissent aller loin et qui soient les moins chers possible. 

Lorsque j’ai pris mes fonctions, il y a deux ans, j’ai réfléchi avec l’état-major de la Marine pour déterminer si une réorganisation était nécessaire. En effet, les grandes lignes de l’organisation actuelle de la marine reposent toujours sur le plan « Optimar 95 » de l’amiral Coatanea. Nous avons conclu de cette réflexion que, compte tenu de notre taille limitée, nous n’avions actuellement pas de meilleure organisation que celle de quatre forces organiques : les sous-marins, la force d’action navale, les fusiliers-commandos et l’aéronautique navale. 

Après les opérations de maîtrise des fonds marins (OMFM), nous nous sommes interrogés sur la nécessité de recréer une force d’intervention sous la mer distincte de la force d’action navale, mais nous avons conclu que ce n’était pas souhaitable compte tenu des fortes contraintes de personnels et d’infrastructures. Un changement de structure supposerait en effet un vaste changement de taille de la Marine. Les problèmes auxquels je suis confronté ne sont pas les mêmes que ceux de mes prédécesseurs, dans les années 1970. Aujourd’hui, les personnels sont employés de façon beaucoup plus matricielle. Diviser à nouveau les organisations actuelles nécessiterait de retrouver des marges de manœuvre RH que je n’ai pas. 

La partie opérationnelle, quant à elle, relève du CEMA et de sa chaîne de commandement : sous-chef d’état-major Opérations, Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), contrôleurs opérationnels (OPCONERS). Le CEMA a notamment lancé un certain nombre de réflexions autour de l’adaptation de ces chaînes de commandement aux nouvelles conflictualités. Pour ce qui relève de « l’Action de l’État en Mer », notre organisation repose sur nos préfets maritimes de Brest, Toulon et Cherbourg, puis, en outremer, les commissaires du Gouvernement assistés des commandants de zone maritime. Cette structure a été assez récemment évaluée par un rapport de la Cour des comptes de juin 2019. Je suis convaincu que notre organisation est bonne, adaptée, et qu’il n’y a pas lieu de la remettre en cause.

M. Aurélien Saintoul. Lors d’une visite sur le théâtre de l’opération AGÉNOR, j’ai entendu dire que la mobilisation de la coalition était très difficile. Il en est de même s’agissant de la coopération industrielle, en l’occurrence avec l’Allemagne, dans le cadre du programme Maritime Airborne Warfare System (MAWS).

Quel bilan tirez-vous en matière de coopération opérationnelle et industrielle ? S’agissant d’AGÉNOR, le peu d’allant des Pays-Bas a été évoqué, quoiqu’ils aient été les premiers bénéficiaires de cette mission. A-t-on affaire à des partenaires un peu réticents ?

Amiral Pierre Vandier. L’opération AGÉNOR a été lancée alors que nous craignions une dégradation sécuritaire importante dans le détroit d’Ormuz : un drone américain MQ-4 avait été abattu par un missile iranien Buk et des incidents se sont produits sur plusieurs navires de commerce. La France a pris l’initiative de lancer cette opération. L’état-major était aux Émirats arabes unis et la « génération de forces » a été plutôt satisfaisante, avec une bonne implication des Européens, notamment les Belges, les Danois et les Italiens.

L’Union Européenne a engagé le chantier des Coordinated Maritime Presences (CMP), dont l’objectif est de coordonner l’activité des marines européennes dans l’océan Indien. À Brest, nous assurons avec beaucoup de succès la partie renseignement de la mission ATALANTA. J’espère que, dans un proche avenir, l’ensemble des missions dans cette zone — ATALANTA, dans le golfe d’Aden, contre les actes de piraterie, et AGÉNOR — seront fusionnées au sein d’une même structure de commandement sous la supervision de l’état-major opératif, qui est aujourd’hui en Espagne.

Avec la fin de l’approvisionnement en gaz russe, nous assistons à la décontinentalisation de notre approvisionnement en énergie. Je constate plus d’appétit de mes partenaires européens pour sécuriser les approches : ils ont tout intérêt à être présents sur les routes maritimes d’approvisionnement, en Méditerranée orientale (MÉDOR), en mer Rouge, à Bab-el-Mandeb, dans le golfe d’Aden et, surtout, au détroit d’Ormuz.

Avec l’Allemagne, j’ai pu constater une réelle motivation du nouveau chef d’état-major allemand qui m’a confié qu’il est prêt à réfléchir aux voies et moyens de nous rejoindre dans ces missions. Mes échanges avec la marine italienne sont également encourageants.

En étant plus nombreux, nous pourrons songer à des redéploiements de moyens pour être présents sur d’autres missions ou durcir notre présence dans des zones sensibles sans devoir abandonner le contrôle de certains espaces.

Toujours avec la marine allemande, d’autres coopérations sont en cours, notamment autour de l’hélicoptère NH90. Nous étudions également un projet de développement d’un avion de patrouille maritime commun. L’avenir de ce projet est toutefois rendu incertain du fait de leur décision unilatérale d’acheter cinq avions américains, des P-8 Poséidon, et du projet d’en acquérir trois autres. Leur volonté de s’équiper dans le cadre d’un programme commun mérite donc d’être confirmée. Pour la France, nous sommes au « money-time », où tout se joue, puisque la durée de vie de l’ATL 2 est limitée par celle de ses moteurs, les turbines Tyne, les mêmes que celles des Transall, qui viennent de prendre leur retraite. Nous devrons donc remplacer cet avion afin d’assurer la continuité des missions de soutien de la dissuasion.

Avec la Royal Navy, nous coopérons dans le cadre du projet « Futur missile antinavire/Futur missile de croisière » (FMAN/FMC) conduit par One MBDA. Nous espérons une issue positive pour ce successeur du missile « système de croisière conventionnel autonome à longue portée » (SCALP) et de l’Exocet.

La coopération est également importante dans le cadre du système de combat aérien du futur (SCAF), dont la version navale est destinée au futur porte-avions. Je ne développerai pas les questions relatives aux progrès de cette coopération.

Enfin, Naval Group travaille à l’European Patrol Corvette, programme espagnol, italien et français qui pourrait permettre de fournir un successeur aux frégates de surveillance outre-mer, aujourd’hui faiblement armées, à partir de la fin de la décennie. Compte tenu du réarmement naval en cours en océan Indien et Pacifique, nous aurons effectivement besoin de bateaux militairement plus crédibles.

M. Loïc Kervran, président. Nous sommes ravis, amiral, par cette première rencontre de la législature avec vous et nous vous remercions pour la qualité et la franchise de vos propos.

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La revue trimestrielle MARINE & OCÉANS est éditée par la "Société Nouvelle des Éditions Marine et Océans". Elle a pour objectif de sensibiliser le grand public aux principaux enjeux géopolitiques, économiques et environnementaux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d’un milieu fragile.   Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu'aux échanges. Les ressources qu'ils recèlent sont à l'origine de nouvelles ambitions et, peut-être demain, de nouvelles confrontations.

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Marine & Océans vous offre exceptionnellement le numéro 282 consacré à la mission Jeanne d’Arc 2024 :
  • Une immersion dans la phase opérationnelle de la formation des officiers-élèves de l’École navale,
  • La découverte des principales escales du PHA Tonnerre et de la frégate Guépratte aux Amériques… et de leurs enjeux.
Accédez gratuitement à la version augmentée du numéro 282 réalisé en partenariat avec le Centre d’études stratégiques de la Marine et lÉcole navale

OCÉAN D'HISTOIRES

« Océan d’histoires », la nouvelle web série coanimée avec Bertrand de Lesquen, directeur du magazine Marine & Océans, à voir sur parismatch.com et sur le site de Marine & Océans en partenariat avec GTT, donne la parole à des témoins, experts ou personnalités qui confient leurs regards, leurs observations, leurs anecdotes sur ce « monde du silence » qui n’en est pas un.